mardi 27 décembre 2022

Numéro deux de David Foenkinos

David Foenkinos, Numéro deux, éd. Gallimard, 2022, 240 p.

On le sait, Numéro deux raconte la trajectoire du petit garçon qui a failli jouer le personnage de Harry Potter au cinéma. On lui a préféré Daniel Radcliffe, parce qu’il avait « quelque chose en plus. » Je viens de lire ce roman, j’avais oublié qu’il était dans ma bibliothèque. 

Il se trouve que pendant les vacances de Noël, j’ai décidé de regarder tous les films de Harry Potter, ce que je n’avais jamais fait jusqu’à présent, je n’avais vu que Le Prisonnier d’Azkaban, au cinéma, avec mon neveu Pierrot, le jour de sa sortie. Lequel Pierrot m’a offert pour Noël, entre autres, un mug sérigraphié « Platform 9 ¾ », mug immédiatement adopté pour mon thé. Je range ma bibliothèque, je tombe sur le roman de Foenkinos, m’est revenu que je l’avais acheté pour 1 euro sur un stand de vide-grenier, un beau Gallimard collection blanche tout neuf, jamais ouvert. Je suis en pleine période Harry Potter, je n’ai jamais rien lu de Foenkinos. Voilà.

Bon, pas grand-chose à dire sur le roman, en fait. Ça se lit, facilement. Ça raconte l’histoire d’un petit garçon qui grandit avec la sensation qu’il a raté sa vie, qu’il est passé à côté de quelque chose de grand, de grandiose, et qui n’arrive pas à avancer parce que partout, toujours, Harry Potter et Daniel Radcliffe se rappellent à lui. Un petit garçon qui n’a vraiment pas de chance, dont le père meurt pratiquement sous ses yeux d’un cancer du poumon à quarante ans alors qu’il n’a jamais fumé, qui est maltraité  psychologiquement par le compagnon de sa mère, qui rencontre une fille qui lui plaît mais qui fuit dès le premier rendez-vous car il s’aperçoit que dans sa bibliothèque il y a un livre de J.K. Rowling. Un jeune homme qui devient gardien au Louvre parce qu’il fuit le contemporain. Un homme qui trouvera l’apaisement par une pirouette narrative hardie, dans le bar Hemingway du Ritz. 

Disons que c’est l’histoire d’un petit garçon à qui l’on n’a jamais raconté la sympathie qu’a toujours suscitée Raymond Poulidor. 

Disons que c’est un roman de veine feel good, enfin, il me semble, je ne suis pas spécialiste du truc. Une histoire de résilience, ce mot à la mode. 

Je n’avais, donc, jamais rien lu de David Foenkinos. Disons que ça, ça y est, c’est fait. Je crois qu’on ne m’y reprendra plus. Une décision qui a à voir avec le style, sans doute. Ou son absence. 

Voilà un joli Gallimard collection blanche tout neuf, dos non cassé, qui prendra place dès demain dans la boîte à livres de mon quartier. Je parie qu’il n’y restera pas longtemps.

Ah, au fait – j’ai vingt Poudlard Express de retard, j’en ai conscience… – quel bonheur de découvrir les films de Harry Potter ! 


mercredi 9 novembre 2022

La Pierre jaune de Geoffrey Le Guilcher

Geoffrey Le Guilcher, La Pierre jaune, éd. La Goutte d’or, février 2021.

Les temps sont anxiogènes, ne le nions pas. Sur l’anxiété ambiante plane l’ombre d’une attaque nucléaire, mais les bombes ne sont pas forcément là où l’on croit. Dans La Pierre jaune, le journaliste d’investigation Geoffrey Le Guilcher imagine un scénario catastrophe : un, puis deux avions, vont se fracasser sur l’usine de retraitement de La Hague. L’action se passe en 2024, et l’on aime à croire qu’il s’agit d’une dystopie, et non d’un roman d’anticipation, même si les situations développées dans la plupart de romans d’anticipation se sont rarement vérifiées. Le motif de base de ce roman ne sort pas d’un chapeau : dans le domicile de Ben Laden, au Pakistan, on a retrouvé des papiers et des dossiers dans lesquels l’hypothèse d’une attaque sur La Hague était envisagée, ou tout au moins envisageable. Bon, comme le secret est éventé, on peut parier que cela n’arrivera pas. Mais si cela arrivait, comme l’imagine Geoffrey Le Guilcher dans son roman, la catastrophe serait sept fois plus catastrophique que celle de Tchernobyl. Arg !... Angoissant, non ?

Le personnage principal de La Pierre jaune est un flic anglais infiltré dans les milieux activistes français. Le groupe est installé dans une presqu’île bretonne, La Pierre jaune, et vit pratiquement en autarcie dans un campement de caravanes et de potagers bio. Les membres sont décrits comme des gens sympas mais violents, allumés, convaincus des causes qu’ils défendent, en marge de tout, vaguement survivalistes. Lorsque l’attaque sur La Hague a lieu, la Normandie et la Bretagne sont évacuées, ce n’est qu’une petite partie du territoire contaminé, mais c’est le plus contaminé, donc, évacuation obligatoire. Les activistes décident de rester sur leur presqu’île bretonne, désobéissance oblige.

A partir de là, de ce refus d’évacuation, tout un scénario de survie est élaboré. Les activistes, paranoïaques prévoyants, ont prévu pas mal de choses, et savent beaucoup de choses. Par exemple, ils savent qu’il faut se raser entièrement le corps – poils et cheveux – pour éliminer la contamination extérieure immédiatement. Ils savent qu’il faut prendre de l’iode et du bleu de Prusse pour éliminer une partie de la contamination intérieure. Ça tombe bien, ils ont des stocks. Ça, c’est parer au plus pressé. Ensuite, les vrais problèmes se posent : boire, manger. Impossible de consommer les légumes du potager, impossible de boire l’eau du robinet, ou l’eau de pluie – les premières pluies sont acides et brûlent les corps. Le groupe migre vers la station balnéaire chic de la presqu’île, protégé par des sacs poubelles car il ne faut pas que le corps soit en contact avec l’air ambiant. On s’installe dans de belles villas vides, on s’en va trouver des packs d’eau et des boîtes de conserve dans les supermarchés fermés et les maisons environnantes. On tente de survivre.

L’épisode le plus  impressionnant, me semble-t-il, est celui de l’attaque des chiens. Le flic infiltré continue sa mission, il n’est pas parti, et, alors qu’il s’éloigne quelques instants du groupe des activistes et de la villa squattée pour aller respirer en bord de mer, il se retrouve face à trois chiens squelettiques, affamés, qui l’attaquent et le blessent. Cet épisode renvoie de plein fouet aux chiens de Pripiat, cette ville située tout à côté de Tchernobyl. On se souvient que des militaires avaient été chargés d’abattre les chiens, car ils étaient non seulement contaminés, mais devenus sauvages. L’attaque des chiens sur la plage est la marque tangible des conséquences d’une contamination et d’une évacuation. 

Il est bon, parfois, de se faire peur autrement qu’avec des zombies ou des fantômes. La lecture de La Pierre jaune est angoissante à souhait, et, espérons que le roman soir entièrement basé sur la fiction. Twistons la réplique de Drôle de drame « A force d’écrire des choses horribles, les choses horribles finissent par arriver. » Le roman de Geoffrey Le Guilcher est basé sur une enquête précise, mais ne nous empêchons pas de penser qu’à force d’écrire des choses horribles, elles n’arriveront pas. Ou que parce que ces choses horribles ont été imaginées, et envisagées, nous avons encore la possibilité de les empêcher. 

 


dimanche 6 novembre 2022

Vers les étoiles de Mary Robinette Kowal

Mary Robinette Kowal, Vers les étoiles (The Calculating Stars), traduit de l’anglais (USA) par Patrick Imbert, (première édition Denoël, coll. Lunes d’encre),  éd. Folio SF, octobre 2022, 576 p.


En 1952, une météorite s’écrase dans l’océan au large de Washington, tuant toute la population dans un rayon de plusieurs centaines de kilomètres. Elma et son époux Nathaniel York échappent à la catastrophe. Elma est l’héroïne de ce formidable roman : mathématicienne surdouée – elle est entrée à l’université à 14 ans – elle a été pilote pendant la seconde guerre mondiale. Elle est juive, et cela a son importance dans l’histoire. Elle subit par deux fois le syndrome du survivant : en survivant à la Shoah même si, Américaine, elle n’était pas directement visée, comme les Européens, par les nazis, et elle a retrouvé après la guerre des réflexes de culture juive qui ne lui étaient pas coutumiers ; et en perdant ses parents lors de la catastrophe de la météorite. Elma est une calculatrice hors-pair. Avant même de trouver refuge dans une zone protégée, à partir des données d’impact de la météorite, elle arrive à la conclusion que cette catastrophe conduit irrémédiablement à la grande extinction. Dans un premier temps, il va faire froid, le ciel sera couvert, et puis l’effet de serre jouera, le climat se réchauffera, et la Terre sera inhabitable. Il reste quelques années pour agir. Agir ? Comment ? En préparant la colonisation d’autres planètes, pour évacuer l’humanité. Elma veut participer à ce sauvetage, elle a perdu trop de monde, déjà. 

Nous sommes donc en 1952, les projets spatiaux vont prendre une importance capitale. Pas d’ordinateurs, les calculs se font à la main, avec une règle à calcul. Elma, elle, fait les calculs de tête et vérifie seulement ensuite avec la règle. A l’agence spatiale, ce sont des femmes qui calculent, comme dans la vraie vie, a-t-on envie de dire. On se souvient du livre, et du film, Les Figures de l’ombre, dans lesquels on découvrait le rôle de femmes afro-américaines dans la conquête spatiale. L’agence spatiale du roman est internationale, ce sont des femmes de toutes nationalités qui opèrent. Ces femmes sont exceptionnelles. La plupart d’entre elles sont pilotes, et quand les premiers astronautes sont formés, elles se demandent bien pourquoi on n’a pas fait passer de tests aux femmes, alors que certaines d’entre elles ont plus d’heures de vol que les hommes choisis. Mary Robinette Kowal tisse une histoire captivante sur la conquête spatiale qui interroge également les inégalités de traitement, le sexisme, la ségrégation. S’il n’y a pas de femmes parmi les premiers hommes de l’espace, il n’y a pas non plus de noirs. En lisant ce roman, on pense à la série For all mankind, qui évoque aussi la place des femmes dans l’espace, mais dans les années 70. 

Le personnage d’Elma est traité sur le mode sensible. Elma forme un couple parfait avec son mari Nathaniel, ingénieur. Nathaniel découvre au cours du roman la fragilité de sa femme, qui reste traumatisée par le traitement qu’on lui a fait subir durant ses années d’université : elle était si jeune et si brillante, ses professeurs la montraient toujours en exemple, les étudiants la jalousaient. Elma est une boule d’anxiété, elle est incapable de s’exprimer en public sans paniquer, elle fuit les réunions. Lorsqu’elle devient « Lady Astronaute » sans être encore allée dans l’espace, elle est obligée de passer à la télévision. Mary Robinette Kowal dresse le portrait d’une femme américaine des années 50, certes exceptionnelle, mais obligée de prendre des tranquillisants pour mener à bien sa mission, et obligée de cacher le fait qu’elle prend des médicaments. Elma est en butte à l’animosité du premier astronaute, qui lui affirme qu’elle n’ira jamais dans l’espace, il s’y engage. C’est bien la condition féminine qui est ici interrogée.

Vers les étoiles est un pur roman SF, et un vrai roman féministe. Un épisode particulièrement marquant à propos du sexisme est l’entraînement en piscine : les photographes de presse sont conviés à la séance, et les aspirantes astronautes – on les appelle les astronettes – doivent effectuer les exercices en bikini. Lorsqu’il est question d’envoyer – enfin ! – une femme dans l’espace, on choisit la candidate brésilienne : elle a tous les diplômes et toutes les qualités requises, mais elle est aussi… reine de beauté ! Un roman, donc, qui met l’accent sur les difficultés des femmes à se faire une place dans le monde masculin de l’ingénierie de pointe, et une place dans le monde du travail, tout simplement. Qui met l’accent également sur les traumatismes particuliers à surmonter et dépasser, sur des préjugés hélas toujours en vigueur : être femme, être juif-juive, être noir-noire, être asiatique… Face à l’urgence de la situation – sauver le monde, rien que ça – les préjugés prédominent. Le fait de mettre en relief ces difficultés alors qu’il s’agit de sauver l’humanité renforce l’inanité des préjugés. Elma saura surmonter ses craintes et ses troubles pour trouver sa place : elle s’envolera, bien sûr, pour la Lune, et deviendra véritablement Lady Astronaute. La suite de ses aventures, nous la découvrons dans le roman Vers Mars, ma prochaine lecture. 

Mary Robinette Kowal parvient à tresser la SF avec le sociétal, et c’est une réussite. Son roman a d’ailleurs été distingués par de nombreux prix : prix Hugo, prix Locus, prix Nebula, prix Sidewise, prix Julia Verlanger… Courez lire les aventures de Lady Astronaute !

*

NB : Mary Robinette Kowal est, par ailleurs, marionnettiste. Et sur son compte Instagram, vous pouvez la voir converser avec son chat, au moyen d’un tapis recouvert de boutons-poussoirs qui prononcent des mots lorsque le chat marche dessus. C’est saisissant. 


vendredi 4 novembre 2022

Ce parc dont nous sommes les statues de Georges-Olivier Châteaureynaud

Georges-Olivier Châteaureynaud, Ce parc dont nous sommes les statues, nouvelles, éd. Grasset, octobre 2022, 208 p.


Cet article nécessite un préambule : il se trouve que Georges-Olivier Châteaureynaud m’a dédié ce recueil – la preuve en page 7 de l’ouvrage… Ce geste d’amitié est émouvant pour la lectrice, et un peu gênant pour la critique. L’article que je vais rédiger sera-t-il sujet à caution ? Mon analyse pourra-t-elle être lue sans défiance ? Je vais l’affirmer tout de go : ces dix textes sont formidables, voilà le jugement de la dédicataire et celui de la critique.

Georges-Olivier Châteaureynaud est romancier et nouvelliste. Dans les deux genres, il met à l’œuvre une imagination flamboyante qui se déploie, cependant, de manière différenciée. L’écriture d’un roman est un travail au long cours, un labeur qui demande du souffle pour dessiner une arche, et qui induit que l’auteur va vivre avec ses personnages pendant des années. L’écriture d’une nouvelle naît d’un élan de sprinteur : une idée surgit, une situation, que l’on va développer sur quelques pages. Dans ces textes-là, courts, nécessaires, se révèle davantage la psyché de l’écrivain. Et plus encore : c’est dans les nouvelles que l’intime s’insinue vraiment. Intime transmuté bien entendu, même si apparaissent ici et là des motifs d’évidence, comme le chien Loufou dans la nouvelle « Ce qui tombe du ciel », chien qui apparaissait également dans le dernier roman de Châteaureynaud – A cause de l’éternité – mais dans un insert. L’écrivain Brumaire, projection de l’auteur, y racontait au coin du feu, comme il lirait une nouvelle, une histoire de pont du diable. C’est bien dans le court que court l’intime.

Lire l'article sur La Règle du Jeu



dimanche 9 octobre 2022

Annie Ernaux, prix Nobel de littérature 2022

Petit texte de réflexion – le prix Nobel de littérature et la salle C306


Commencer par penser, jeudi dernier à 13:00, alors que je sortais de la salle C306 après deux heures de cours banales et sans éclat, que j’étais contente qu’une femme française ait été distinguée par les jurés Nobel. La France, terre de littérature. Une femme, enfin. Me souvenir que j’avais pleuré d’émotion à l’annonce du Nobel décerné à Modiano, alors que je sortais également de la salle C306 après deux heures de cours, peut-être moins banales et menées avec plus d’éclat. Monter dans la voiture, rentrer à la maison pour avaler un truc sur le pouce avant de retourner au bahut, et continuer à penser. Ernaux ? Aïe. Quelques bribes de souvenirs d’interventions politiques, soudain, comme une aigreur d’estomac. Je n’ai plus faim. Je me raisonne. Différencier l’homme – la femme – de l’œuvre, et tout ça. Je n’ai toujours pas faim, et il faut que j’aille bosser, mes étudiants m’attendent.  Retour en C306, distribution des sujets de DS – tiens, ça tombe bien, le sujet porte sur l’analyse des pubs institutionnelles sur l’incitation à la lecture – et pendant que tout ce joli et gentil monde planche en soupirant, penser à nouveau.

J’ai peu lu Annie Ernaux. Quelques livres, pas tous. Je m’y suis beaucoup ennuyée, et j’ai soudain compris pourquoi, là, dans cette salle silencieuse où planchaient les étudiants. Je ne m’y suis pas ennuyée à cause de la cocotte-minute dont on fait des gorges chaudes, et de tout cet attirail générationnel qui se veut constat sociologique, je m’y suis ennuyée parce que rien, rien, dans le peu de ce que j’avais lu d’elle, ne faisait appel à mon imagination, à ma capacité de me fondre dans un texte, à mon envie de comprendre l’univers, voire la psyché, d’un écrivain. Ce n’est pas qu’une question de style. Que l’on choisisse l’écriture blanche ne me gêne en rien – même si je préfère la métaphore. C’est une question, peut-être, de posture. Ernaux et moi, c’est la nuit et le jour. Ernaux explique que pour écrire ses textes, elle se met en position de retrouver les sensations de l’époque. Et là, je sursaute. A quoi bon vieillir, si c’est pour ne pas prendre en compte le fait qu’on a vieilli ? Ernaux, c’est la stagnation du passé. Et ça, je ne peux pas l’entendre. C’est ma posture. 

On a dit, ici et là, qu’il y avait un lien entre Ernaux et Proust, cette volonté de retrouver le passé. C’est, il me semble, passer un peu vite sur la dimension du Temps retrouvé… Il y a un monde entre donner à voir sa vie comme un constat sociétal et donner à voir le monde comme une arche, comme une cohérence. Les bourdieuseries, en littérature, me laissent de glace.  Et puis, j’ai pensé à deux autres autrices françaises : Christine Angot et Marie-Hélène Lafon, qui n’ont jamais été en lice pour le Nobel, je le concède. Christine Angot a su – et continue de savoir ! – travailler son histoire en travaillant sa phrase. Le souffle d’Angot, sa prosodie, en disent aussi long sur la vérité vraie ressentie que sur le constat social. Quant à Marie-Hélène Lafon, elle aussi veut « venger sa race », même si elle ne le dira jamais en ces termes. Toute son œuvre est bâtie sur l’émancipation sociale et la culpabilité qui en découle. Et là aussi, c’est dans la prosodie que tout se joue et se dit.

Et donc, le Nobel pour Annie Ernaux, femme de lettres française, ok. C’est bien, ça donne à voir et à lire. Je conserve tout de même intacte la sensation des larmes sur mes joues à l’annonce du Nobel pour Modiano, et j’oublierai bien vite ce cours un peu raté de jeudi dernier suivi de l’annonce du Nobel pour Ernaux. A part ça, mais je sais bien que le Nobel n’est pas fait pour ça, j’aurais aimé que le prix aille à un écrivain de l’imaginaire – Murakami ? King ? – ou à JCO, merveilleuse chroniste des temps américains et analyste hors-pair de nos psychés occidentales contemporaines. 


mercredi 5 octobre 2022

Quand l’arbre tombe d’Oriane Jeancourt Galignani

Oriane Jeancourt Galignani, Quand l’arbre tombe, éd. Grasset, coll. Le Courage, 24 août 2022, 200 p.


Une fille regarde son père. Elle se nomme Zélie et son père, Paul, l’a appelée pour lui dire que les arbres, dans le parc de sa propriété du val de Loire, tombaient. Sur un élan qu’elle ne s’explique pas vraiment, Zélie décide de partir tout de suite rejoindre son père sur ses terres, de laisser ses deux enfants aux bons soins de son compagnon, et de ne pas participer à un concert – elle est musicienne. Elle déclare partir pour deux jours. Le séjour sera légèrement plus long. Oriane Jeancourt Galignani signe ici un roman sur la vieillesse, les plaies et secrets de famille, sur fond de métaphore de tempêtes et d’obstination à entretenir un parc qui survive à l’existence de son propriétaire.

Le père, Paul, n’est plus ce qu’il était. Durant l’enfance de Zélie, il était puissant, évoluant dans les sphères économiques, rédigeant des articles sur les vertus du capitalisme, vêtu de costumes impeccables, fleurant l’eau de Cologne. Retiré dans son domaine de Chandelle, il est devenu un roi Lear oublieux de sa gloire passée, obnubilé par les arbres qui tombent dans son parc. Les arbres morts ne s’effondrent pas, ils s’appuient sur les troncs et les frondaisons encore vives, et la canopée frémit. Le père et la fille s’emploient à dégager les arbres morts qui refusent de tomber, ils les dégagent, les tronçonnent, les ébarbent. 

Toute la dimension de la vieillesse est incluse dans cette entreprise de déboisement. Paul, le père, peine à manier la tronçonneuse, et sa fille le regarde sans intervenir, soucieuse mais consciente de ne pas rabaisser ce vieil homme déjà tombé, ou sur le point de tomber, lui aussi. Il n’y voit presque plus, elle imagine des membres tranchés, des flots de sang. Il y a, dans le roman, une tragédie familiale, la mort du frère de Zélie. Remontent les souvenirs d’avant le drame, durant la tempête de 1999 qui avait, déjà, détruit le parc. Une discussion entre le fils et le père :

« - L’orgueil de la puissance perdue, c’est ça le mal de Lear. Il n’y en a pas d’autre. Sa folie, à l’origine de la tragédie, c’est de se croire éternellement puissant.

Paul avait haussé le ton, mais crois-tu que quelqu’un puisse renoncer à ce qu’il a été ? »

Le motif que déploie le roman d’Oriane Jeancourt Galignani repose tout entier sur cette conversation. Peut-on renoncer à ce qu’on a été ? Et peut-on accepter que nos parents – ici nos pères – acceptent de renoncer à ce qu’ils ont été ? La question est abyssale, ontologique, éminemment sensible :

« [Paul] se concentrait aujourd’hui pour distinguer la lumière et l’ombre, […] se réfugiait dans les bois, et ne parlait plus qu’aux arbres. Leur racontait-il ce projet de société qui l’avait porté toute son existence, cet avenir radieux qu’aucune révélation n’avait su abolir, ni crises financières, ni scandales de corruption… »

Quand un arbre tombe, on l’entend. Quand la forêt pousse, pas un bruit. Oriane Jeancourt Galignani tourne autour de ce proverbe pour bâtir un roman magnifique sur les non-dits et les rattrapages familiaux. Il n’est pas question ici de chênes qu’on abat, mais d’arbres qui tombent d’eux-mêmes, métaphoriquement. Quand l’arbre tombe est pour moi une vraie lecture coup de cœur, un roman d’une sensibilité humaine au plus haut point, porté par une écriture précise, évocatrice, formidable. A lire absolument. 

 



jeudi 29 septembre 2022

La Revanche des autrices de Julien Marsay

Julien Marsay, La Revanche des autrices, Enquête sur l’invisibilisation des femmes en littérature, éd. Payot, septembre 2022, 272 p.


Pour commencer, le mot « autrice », qui est celui que j’emploie depuis quelques années pour désigner les femmes écrivains. Je dis « écrivains » car il paraît que dans « écrivaines » on entend « vaines », alors que personne n’a jamais fait remarquer que dans « écrivains » on entendait « vains »… Mais passons. Autrice, donc. Ce qui renvoie, en français, à acteur/actrice, facteur/factrice, par exemple. Comme je suis hispaniste, cela me pose quand même un petit problème, vu qu’en espagnol, on dit actor/actriz, alors qu’on dit autor/autora. Mais passons encore. Je signale toutefois que les Espagnols, machistes entre tous paraît-il, ont toujours fait la distinction entre autor et autora, poeta et poetisa, doctor et doctora, etc. Bref. J’ai choisi de dire et d’écrire « autrice ». 

Julien Marsay nous présente, en deux parties bien distinctes – « La Guerre froide contre les autrices » et « L’éventail de l’invisibilisation » – un panorama terrifiant du sort que l’on a réservé aux autrices dans l’histoire de la littérature. On les a gommées, ni plus ni moins. Comme on a gommé les musiciennes et les peintresses. Dans une sorte de catalogue ordonné de femmes dont nous n’avons, la plupart du temps, jamais entendu parlé, et dont nous n’avons donc jamais lu une seule ligne, il nous donne à découvrir un continent inconnu, occulté. Nous connaissons Louise Labbé, Madame de Staël, Simone de Beauvoir. Plus nous avançons dans l’histoire des Lettres, et plus nous connaissons de noms d’autrices. Mais jusqu’au XIXe siècle, le défrichage est à faire. Julien Marsay le fait.

Les stratégies opérées par les femmes pour de désinvisibiliser sont souvent basées sur la masculinisation des pseudonymes – George Sand, Daniel Stern…, ou George Eliot en Angleterre et Fernán Caballero en Espagne. Ou passent par des astuces consistant à prendre des pseudonymes non genrés (comme on ne disait pas encore à l’époque) comme Delly ou Gyp. Ces deux noms-là, je les connaissais, c’était les lectures d’une de mes grands-mères, mais je ne suis pas sûre qu’elle ait su que les livres qu’elle lisait avaient été écrits par des femmes. 

L’essai de Julien Marsay nous renvoie, nous lectrices, à nos lectures et à nos expériences personnelles, scolaires, ou universitaires. Je n’ai pu lire cet essai sans réfléchir à ce que l’on m’avait appris, ce que l’on ne m’avait pas dit, et ce que des écrivains m’avaient fait découvrir. J’ai beau chercher dans ma mémoire, je n’ai pas souvenir que l’on m’ait fait étudier durant mes études secondaires, ou même en khâgne ou à l’université, une œuvre complète écrite par une femme. Je ne parle même pas du programme de l’agrégation… Heureusement que j’ai toujours lu en dehors des programmes ! Mais tout cela remonte à loin, j’imagine que les choses ont changé. Je veux absolument citer ici le nom de Jean Claude Bologne, qui, dans ses livres, a su mettre en lumière l’importance culturelle des béguines, ou le rôle de Julia Daudet dans l’œuvre de son époux Alphonse. J’ai beaucoup appris de lui. La lecture de Julien Marsay m’a renvoyée aussi à une anecdote personnelle. Elle date d’une dizaine d’années. J’étais en Bourgogne, chez Michel Host. Nous discutions, dans le jardin, de l’idée d’inspiration. J’ai dit « mon homme, c’est ma muse. » Host a levé le sourcil, et je me suis rendu compte alors qu’il n’y avait pas de masculin pour « muse ». Host a lancé « muson ? » Nous n’avons, ni l’un ni l’autre, aimé ce mot-là. Nous avons tourné autour du mot « inspirateur », sans en être satisfaits. Et nous n’avons pas résolu le problème. Julien Marsay écrit, dans un paragraphe intitulé « La muse, figure d’un déséquilibre originel » :

« Ainsi, dès les origines, il y a déséquilibre structurel dans les codes des représentations, on ne donne pas à voir le masculin en figure de beauté inspirante, réduit en objet passif, disons-le, de contemplation et de fantasmes. Le poète est sujet quand la muse, elle, n’est qu’objet. » 

Soyons clairs, claires : en aucun cas je ne considère mon compagnon comme un objet, bien entendu. Mais l’idée de ne pas avoir trouvé de masculin à « muse » me taraude encore.

La Revanche des autrices est un essai intéressant à plus d’un titre. Il s’inscrit dans une veine éditoriale de découverte d’un continent occulté, celui de l’écriture féminine. Mais il permet aussi, par une sorte d’effet miroir, notamment par le recours au sondage, de se placer face à sa propre expérience. Que nous a-t-on dit, enseigné, suggéré, à propos des autrices ? Pas grand-chose. Si les XXe et XXIe siècles, du point de vue éditorial, ont remis certaines pendules à l’heure, il nous reste à remonter le temps pour redécouvrir et réhabiliter tout un pan de l’histoire littéraire. 

*

NB : Je retiens deux expressions fortes de cet ouvrage :

« Epousautrices », groupe dont font partie, entre autres, ma chère Julia Daudet, et Colette, bien entendu.

 « Couper la plume », qui renvoie, plus haut et plus fort, par l’emploi du singulier, à « couper les ailes ». 

 


mardi 27 septembre 2022

Les Gens de Bilbao naissent où ils veulent de Maria Larrea

Maria Larrea, Les Gens de Bilbao naissent où ils veulent, éd. Grasset, 17 août 2022, 224 p.

« Los de Bilbao nacen donde les da la gana », dit le proverbe basque espagnol qui donne son titre au premier roman de Maria Larrea. Proverbe et titre surprenants, car enfin, quand il s’agit de naître, on ne choisit pas le lieu. En revanche, les parents peuvent, eux, choisir le lieu de naissance de leur enfant. Par exemple, Victoria et Julián Larrea, émigrés espagnols installés à Paris, ont décidé, en 1979, que leur enfant naîtrait à Bilbao, sur les terres du père. C’est l’histoire que l’on raconte à la petite Maria, qui s’en contente. Qui comprend, même. Mais cette histoire-là…

Cette histoire-là remonte bien avant la venue au monde de Maria. L’autrice revient, dans une première partie, sur une histoire familiale galicienne et basque : des grands-mères à la vie rude qui confient leurs nouveau-nés à des institutions religieuses ; une mère à peu près analphabète mais belle comme un cœur, petite boniche qui ne rêve que d’épouser un beau marin ; un père élevé chez des Jésuites pédophiles qui fume et boit du vin dès sa plus « tendre » enfance, et ne rêve que de s’enfuir sur les mers. Ces deux-là – Victoria et Julián – vont se trouver, se marier, et émigrer, fuyant un pays invivable, rêvant de tenir une loge dans un beau quartier parisien. Cette histoire-là, narrée sur le mode presque naturaliste, n’était le ton alerte et moderne employé par Maria Larrea, est connue. C’est celle, peu ou prou, de tous les immigrés espagnols des années 60-70. La petite Maria grandit dans un appartement-recoin du théâtre de la Michodière, où son père est gardien. Sa mère fait ce qu’elle faisait en Espagne : des ménages. 

Deux personnages, en creux, vont décider du destin de la narratrice : Arnaud Desplechin, croisé dans la rue, qui conseillera à Maria de s’inscrire à la FEMIS, et Alejandro Jodorowsky, qui chaque semaine tire les tarots dans un bistro parisien. Maria est fascinée par Jodo, et par la voie-voix du tarot. Elle va consulter une tarologue, tire huit lames, et sa vie bascule. Toute la première partie du roman – ou du récit – est chamboulée par la révélation sortie du tirage. Elle n’est pas la fille de ses parents. Elle n’est peut-être pas fille unique. Stupeur. S’ensuit alors une quête, qui prendra plus de dix années. Qui est-elle ? D’où vient-elle ? Pourquoi vit-elle cette vie ? N’était-elle pas promise à une vie autre ? 

Il y a, dans ce roman marquant, quelque chose de l’émotion du film argentin La Historia Oficial de Luis Puenzo. On se souvient de l’argument de ce film magistral, Oscar du meilleur film étranger en 1986 et Prix d’interprétation féminine à Cannes en 1985 pour Norma Aleandro : les enfants adoptés sous la dictature militaire. Dans l’œuvre cinématographique, c’est la mère qui remonte le cours de l’histoire de sa fille Gaby. Dans Les Gens de Bilbao naissent où ils veulent c’est sur l’enfant elle-même que tombe la révélation. Même si l’enfant a grandi, et qu’elle apprend à vingt-sept ans, par le détour magique des tarots, sa véritable histoire, qui n’a rien de l’histoire officielle qu’on lui a servie jusqu’alors. Quoi qu’il en soit, il s’agit toujours d’une histoire de dictature, ici en arrière-plan. Franco est mort en 1975, et Maria naît le 2 novembre 1979. Mais le pays bouge lentement, et ne deviendra vraiment moderne, et démocratique, qu’après le coup d’état manqué du 23 février 1981. Dans l’intervalle, l’Espagne reste un pays sous emprise psychologique et politique, un pays à l’administration archaïque et corrompue où il semble normal de feindre une grossesse et de falsifier des papiers officiels pour obtenir un enfant lorsqu’on est stérile. 

Ce qui frappe, à la lecture de Les Gens de Bilbao naissent où ils veulent, c’est, par contre-coup, la modernité. Maria Larrea vit une jeunesse balisée par la drogue et les avortements, elle se marie d’abord à Las Vegas pour ensuite officialiser l’union en France, devient mère à son tour, tout en remontant son histoire personnelle via internet, Facebook et Linkedin. Elle découvre ainsi qu’elle a plus d’une mère, et plus d’une fratrie. Le lecteur, lui, est plongé au cœur d’un vortex narratif très bien mené, où l’émotion naît tout autant du fond que de la forme : un fond universel et intemporel – qui suis-je ? – et une forme allègre, énergique. 

On appréciera l’évocation très juste de l’Espagne septentrionale – « ce sud qui est un nord » – et celle de la condition des immigrés espagnols. Maria Larrea sait faire transparaître le réalisme sensible de sa quête d’identité et l’affection indéfectible d’une enfant pour ses parents. 


mardi 20 septembre 2022

Clara lit Proust de Stéphane Carlier

Stéphane Carlier, Clara lit Proust, éd. Gallimard, septembre 2022, 192 p.


Voilà un roman très réussi, à côté duquel j’ai bien failli passer. Mais un, puis deux, puis trois articles publiés par des critiques à qui je fais confiance m’ont persuadée, finalement, de m’y plonger. Bien m’en a pris. Clara lit Proust est une petite merveille de finesse, d’observation et de sensibilité. 

Qui est Clara ? Une coiffeuse de vingt-trois ans qui travaille dans un salon vieillot de Saône et Loire. L’ambiance rappelle celle de Vénus Beauté (institut), le film de Tonie Marshall. Il y a Jacqueline la patronne, Clara, et Nolwenn, une employée un peu godiche. Parfois, un certain Patrick, mal fagoté mais très bon coiffeur, vient en renfort. La salon, mal situé dans une rue très peu fréquentée, ne vit que grâce à des clientes fidèles, qui vieillissent. Clara partage sa vie avec un pompier de vingt-cinq ans, très joli garçon, que les parents de Clara adorent. Les dimanches se passent en famille, repas traditionnel et promenade de rigueur. Clara s’ennuie un peu. S’ennuie avec ses parents, s’ennuie avec son compagnon. Mais elle ne se l’avoue pas vraiment.

Et puis, un jour, un type de passage vient se faire couper les cheveux au salon. En repartant, il oublie un livre de poche sur la tablette, et Clara, sans vraiment comprendre pourquoi, cache le bouquin dans le tiroir des brosses et des ciseaux, puis le glisse dans son sac et le rapporte chez elle. Elle ne l’ouvrira que quelques mois plus tard, dans un moment de désœuvrement. Au début, elle n’y comprend pas grand-chose. Et puis elle rentre dans le texte. C’est le premier tome de La Recherche. Désormais, Proust fait partie de sa vie.

Clara lit Proust est un roman allègre, souvent humoristique, qui se lit d’une traite. Stéphane Carlier ne se moque jamais de ses personnages. Au contraire, il leur donne une humanité d’évidence, les rend très attachants. Les « seconds rôles » sont travaillés sans caricature. Et puis il y a Clara. La découverte de Proust la conduit à l’émancipation. Et l’intérêt principal du roman tient à la précision exemplaire de ce que la lecture de Proust peut provoquer en tout lecteur. Tous les proustiens en ont fait l’expérience : lorsqu’on nous interroge sur le pourquoi de notre admiration, voire de notre addiction à l’œuvre proustienne, nous avons du mal à l’exprimer. Stéphane Carlier, via le personnage de Clara, y parvient. Clara, quand elle découvre l’épisode de la madeleine, comprend les implications de la scène autant qu’elle les ressent. Remontent en elle des souvenirs de classe, des odeurs d’herbe tondue. Clara, lorsqu’elle se sent un peu désorientée parce que son beau pompier l’a quittée, trouve un vrai réconfort dans Le Côté de Guermantes, au point de penser qu’il faut d’offrir ce texte à toutes les filles qui se sont fait larguer. Proust la sauve d’une vie tracée d’avance, lui permet d’ouvrir ses ailes. Et, parce qu’elle est généreuse, vivante au-delà de tout, Clara sort d’une condition sociale figée pour « lire Proust », à voix haute, pour les autres.

Clara lit Proust est un roman à déguster et à offrir, en particulier à des amis qui ne lisent pas, ou peu. Et l’on pourra joindre en cadeau au roman de Stéphane Carlier le premier tome de La Recherche. Car qui n’aurait pas envie d’aller se frotter à l’œuvre proustienne après avoir découvert Clara ? 

*

Extrait :

« - Clara, je voudrais vous parler.

- Tout va bien, Jacqueline ?

- Oui, oui, c’est juste… C’est Mme Lopez. Elle vient d’appeler pour prendre rendez-vous et elle a demandé à être coiffée par Nolwenn.

- Nolwenn ? Mais c’est moi qui la coiffe, Mme Lopez.

- C’est pour ça que je vous en parle. Je pense qu’elle n’était pas satisfaite, la dernière fois.

- Je lui ai fait la même chose que d’habitude, la dernière fois.

- C’est pas une histoire de coiffure. La dernière fois, je vous ai entendu lui raconter l’histoire d’un type qui boit un thé qui l’envoie dans son passé. »

 


mardi 13 septembre 2022

Regards croisés (44) – Quelque chose à te dire de Carole Fives

Regards croisés

Un livre, deux lectures  - avec Virginie Neufville


Carole Fives, Quelque chose à te dire, éd. Gallimard, 18 août 2022, 176 p.


Elsa Feuillet, écrivaine, n’est qu’admiration pour une autrice nommée Béatrice Blandy, personnage derrière lequel transparaît la figure d’Emmanuelle Bernheim. Béatrice Blandy meurt d’un cancer foudroyant alors qu’Elsa termine un manuscrit. Elle va choisir de mettre en exergue une citation de l’autrice récemment disparue, en hommage. Le livre fait un petit succès, et le veuf de Béatrice Blandy entre en contact avec Elsa, il veut la rencontrer. Ils vont vivre une histoire d’amour. Elsa s’installe une semaine sur deux dans l’appartement de Thomas, qui a été et reste l’appartement de Thomas et Béatrice. Chaque soir, sur la table de chevet, le portrait de Béatrice regarde Elsa. S’installer dans les murs, entre les draps, contre le corps du mari de celle que l’on considère comme une icône, un modèle… Elsa, surprise de sa bonne fortune, vit une sorte de conte de fée. Lorsqu’elle découvre le brouillon du texte sur lequel Béatrice travaillait avant de tomber brusquement malade, elle décide de… 

Le roman échappe au syndrome Manderley pour bifurquer vers Vertigo. Certes, nous restons en zone hitchcockienne, mais il n’y a pas de Miss Danvers pour évoquer la figure inatteignable de Rebecca. Au contraire, Thomas, qui a l’âge du père d’Elsa à trois ou quatre ans près, est prévenant, semble vivre au présent son histoire d’amour avec Elsa, l’intègre à son cercle amical. Thomas est producteur de films. Il explique à Elsa que dans Vertigo, lorsque Scotty suit Madeleine dans les rues méandreuses de San Francisco, il croit qu’il la suit en se cachant d’elle, mais en réalité, c’est Madeleine qui mène la danse. Voilà un indice que l’on ne comprend que dans les dernières pages. 

Quelque chose à te dire, paradoxalement, est moins un roman sur l’écriture que sur le cinéma. Si le deuxième versant du texte tourne autour du manuscrit inédit trouvé par Elsa et convoité par l’éditrice de Béatrice, le traitement que Carole Fives adopte pour son intrigue est bien cinématographique. Quelques scènes sont traitées sur le mode du scénario, dans l’écriture et le montage, et même dans l’apparition de guest stars comme Isabelle Huppert, par exemple. C’est là l’une des réussites majeures de ce roman : éviter le piège de la focalisation extrême sur l’écriture – le sujet s’y prêtait – et donner vie à l’intrigue et corps aux personnages en empruntant d’autres références artistiques. On le sait, Carole Fives a une formation de peintre. Le modèle qu’elle choisit pour donner chair à Béatrice Blandy – Emmanuelle Bernheim, fille d’un collectionneur d’art – lui permet d’évoquer la peinture, et de l’inclure dans l’intrigue : dans la cuisine de l’appartement de Thomas, on trouve un Picasso, et l’un des ressorts importants du texte est niché au cœur d’une toile de Cy Twombly. 

Quelque chose à te dire, s’il n’est pas un roman sur l’écriture, est tout de même un roman sur la condition d’écrivain et le monde éditorial. Elsa Feuillet, petite autrice provinciale, n’acquerra une dimension nationale et internationale que par un tour de passe-passe dont elle n’est pas l’instigatrice. C’est aussi, en arrière-plan, un roman sur le manque de confiance en soi. Elsa Feuillet est un écrivain dont les livres sont passés plus ou moins inaperçus. Elle n’est pas sûre d’elle, pas sûre d’être un bon écrivain, pas sûre d’être une bonne mère, pas sûre d’avoir été une bonne compagne pour le père de son fils. Elle n’est pas sûre non plus d’avoir été la fille que sa mère voulait avoir : elle n’est pas assez jolie, elle n’a pas vraiment de personnalité. D’ailleurs, depuis l’enfance, elle s’est toujours cherché des modèles, elle imitait les gestes de telle camarade de classe si belle, les manières de telle autre si libre dans son comportement… Elle va finir par se glisser dans le manuscrit de l’autrice qu’elle vénère.

Carole Fives signe ici un texte d’admiration et d’hommage « aux autrices [qu’elle] aime, à jamais vivantes », comme le dit si joliment la dédicace. Un roman à suspense qui se lit d’une traite, balisé en trois parties « Admirer », « Explorer », « Imaginer » et un épilogue qui donne son titre au roman, épilogue qui retourne le texte comme un gant, et anéantit le personnage d’Elsa Feuillet. Mais épilogue qui retourne le texte pour la plus grande surprise et le plus grand plaisir du lecteur. 

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dimanche 11 septembre 2022

Trouver refuge de Christophe Ono-dit-Biot

Christophe Ono-dit-Biot, Trouver refuge, éd. Gallimard, 18 août 2022, 416 p.




Sacha détient les preuves que Papa est mêlé à une affaire plus qu’embarrassante. Ce n’est pas un secret de famille, parce que Papa n’est pas le père de Sacha, il est président de la République et se fait appeler ainsi par le peuple qui l’a élu. Papa mène une politique de droite plus que dure : lois anti-immigration, citoyens incités à la délation via l’application « Justice pour tous », citoyennes incitées à rester au foyer, intellectuels surveillés de près et intimidés par des nervis… on imagine tout à fait le contexte. Papa n’est pas un petit monsieur brun, sec et nerveux, mais un quinqua blond. Cela dit, on voit à peu près d’où vient l’idée de ce personnage qui, dans le roman, arrive au pouvoir en 2027. 

Sacha a bien connu Papa durant sa jeunesse. Il ne se faisait pas encore appeler ainsi. Sacha est papa d’une petite Irène, âgé de sept ans. La maman d’Irène est professeur à l’université, spécialisée dans la période byzantine. Sacha, lui, intervient dans une émission télévisée où il anime des débats, et collabore à l’écriture d’une série sur Hastings. Et voilà que Sacha commet une bourde sur un plateau télé, qu’il critique à demi-mot le personnage de Papa. A l’Elysée, on ne rigole pas avec la réputation de Papa. Des assassinats commandités ont déjà eu lieu pour moins que ça. Père, mère et enfant doivent fuir. Deux membres de la famille sont de sexe féminin, mais il est décidé de trouver refuge sur le mont Athos, ce lieu où toute femelle est interdite d’entrée. Personne n’ira chercher Sacha, Mina et Irène là-bas. Il suffira de couper les cheveux longs, de bander les seins de la mère, et le tour sera joué. Il ne faut pas oublier d’emporter avec soi les preuves que Papa est vraiment un sale type, pour négocier et éviter d’être tué. 

Christophe Ono-dit-Biot construit un roman impeccable, alternance de tension et de moments de calme, si ce n’est de sérénité. Le mont Athos était déjà le décor d’un de ses livres, Interdit à toute femme et à toute femelle, paru en 2008. Qu’est-ce que le mont Athos ? Un ensemble de vingt monastères situé sur une péninsule au nord de la Grèce, où des moines barbus, vêtus de longs habits noirs dont les pans flottent comme des ailes – d’ange ou de chauve-souris – prient et peignent des icônes. Un lieu de ferveur incandescente. Un lieu séparé du monde.

Le roman est impeccable parce que tout se joue, finalement, sur l’antagonisme de deux mots : « Papa » et « Père ». Le président Papa se veut père d’une nation française aux racines chrétiennes, et il règne en tyran autoritaire. Sacha, le père d’Irène, se veut transmetteur de valeurs et de bonheur. Tous les deux, le père et la fille – Mina, la mère, n’est pas entrée sur le mont interdit aux femmes, elle est rentrée à Paris – évoluent sur un territoire que Sacha connaît déjà et qu’il veut faire découvrir à Irène. Il veut lui transmettre le sens de la beauté, et celui de la bonté. Tout se joue, aussi, dans ce roman, sur deux mots qui ne s’opposent pas : « transgression » – faire entrer une petite fille sur un territoire interdit au sexe féminin – et « transmission » - montrer à la petite Irène des paysages méditerranéens à la beauté incomparable, lui expliquer pourquoi des hommes renoncent au monde, lui faire découvrir la réalité poétique d’un office aux bougies sous la splendeur des icônes. Bon, si la politique menée en France après les élections de 2027 est certes à fuir, on ne va pas affirmer ici que le seul refuge possible est un monastère interdit aux femmes, on l’aura compris. Christophe Ono-dit-Biot laisse transparaître sa fascination pour le mont Athos, mais il  insiste sur les relations père-fille, et l’idée de transmission qu’il symbolise par une petite main d’enfant dans la grosse « papatte » paternelle. Le mont Athos devient une station, une pause, dont l’angoisse n’est pas absente : on n’est jamais à l’abri.

Tandis que sa fille Irène évolue chez les moines en se faisant passer pour un garçon, Mina, sa mère, retourne à Paris et trouve elle aussi refuge. Chez une femme, une de ses anciennes étudiantes. Les itinéraires parallèles d’Irène et Mina sont menés sous le signe du travestissement. Si la petite fille s’habille en garçon chez les moines, Mina, dans un Paris où elle se sait traquée, emprunte les vêtements de son étudiante – elle est arrivée sans bagage. Chacune, de son côté, se déguise pour se fondre dans la masse. En suivant l’aventure de Mina à son retour à Paris, le roman acquiert une autre dimension : si sur le mont Athos toute femelle est interdite, dans le monde « réel » l’histoire de Mina est toute entière féminine, on pénètre dans les rapports mère-fille et professeure-étudiante. C’est là que l’on apprend que dans ce couple à n’en pas douter heureux, tous les secrets n’ont pas été dévoilés.

Trouver refuge est, je le répète, un roman impeccable. L’écriture en elle-même n’est pas inventive, mais il se dégage du texte une émotion indéniable. Le suspens n’est pas le motif principal, et les preuves que détient Sacha à propos d’un crime commis par Papa sont de l’ordre du MacGuffin hitchockien : sans grande importance. Le plaisir de la lecture de ce roman repose sur le personnage de la petite fille espiègle, aux réflexions déroutantes, qui discute et argumente avec les moines, et dessine sans trouille, convaincue qu’elle est un agent secret devant cacher sa véritable identité. Comme tous les enfants de fiction, elle est différente des enfants réels, et elle donne au roman une légèreté salutaire. 

Trouver refuge est un roman de facture classique qui brasse des thèmes politiques contemporains et historiques, qui met en relief les relations père-fille et mère-fille, et, à bas bruit, les relations professeur-étudiant. Et qui permet d’entrer, quel que soit son sexe, dans le monde fermé du mont Athos. 


vendredi 9 septembre 2022

La Vie clandestine de Monica Sabolo

Monica Sabolo, La Vie clandestine, éd. Gallimard, août 2022, 320 p.


Ils sont bien peu nombreux les textes qui, comme La Vie clandestine, parviennent à mettre en évidence à la fois la nécessité de l’écriture et celle de la lecture. Monica Sabolo n’écrit pas un roman, mais deux récits entremêlés qui se nourrissent l’un l’autre alors que rien, objectivement, ne devrait les faire converger. Le livre nous parvient sous la canonique couverture de collection blanche de Gallimard. Il se dévore, le souffle coupé par des enchaînements qui vont de soi dans le déroulement du texte, et avec quelle limpidité !, mais ce que le lecteur – la lectrice, en l’occurrence – voudrait aussi pouvoir tenir en main, c’est le carnet noir où l’autrice a pris ses notes durant tous les mois de la préparation : on y trouve la documentation, les comptes-rendus des rencontres, les réflexions, les souvenirs d’enfance soudain resurgis, et quantité de feuilles volantes pliées, froissées, qui gonflent le carnet et montrent à quel point le texte a surgi d’un chaos. J’aimerais demander à Monica Sabolo qu’elle publie une photo de ce carnet. Je l’imagine comme le contraire exact du carnet de bord, du carnet de voyage, du carnet de notes d’un journaliste. 

Monica Sabolo n’a pas prémédité son sujet. Elle veut écrire mais ne sait pas sur quoi, et, en entendant à la radio une émission sur Action Directe, elle se dit qu’il y a là un sujet ni facile ni tranquille, mais propice à sortir de ses précédents livres, plutôt métaphoriques et poétiques. Elle a envie d’écrire sur le réel. 

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samedi 3 septembre 2022

Partie italienne d’Antoine Choplin

Antoine Choplin, Partie italienne, éd. Buchet-Chastel, août 2022, 176 p.

 

Gaspar est artiste plasticien, son œuvre est empreinte d’humanité et pour cela il est reconnu et très sollicité. Fuyant Paris et une agente un peu trop encombrante, il s’installe à Rome dans un hôtel, il n’a pas décidé pour combien de temps. Gaspar est un type tranquille, qui collectionne mentalement les noms des rues mais n’a pas le sens de l’orientation. Il passe ses journées à la terrasse du Virgilio, sur le Campo de’Fiori, à l’ombre de la statue de Giordano Bruno. Etrangement, personne ou presque, sur cette place encombrée de touristes et d’étalages de marchands forains, ne semble savoir qui était Giordano Bruno. Gaspar lui aussi l’ignore. C’est de la bouche du cuisinier du Virgilio qu’il en apprendra un peu plus sur ce dominicain brûlé au tout début du XVIIe siècle pour hérésie, sur cette même place. 

Que fait Gaspar sur le Campo, toute la journée ? Il joue aux échecs, avec tout passant qui souhaite faire une partie contre lui. Il y a toujours des joueurs d’échecs dans les romans de Choplin, mais ils sont rarement au centre de l’intrigue. Ici, c’est tout le contraire. Les échecs sont le motif principal de l’histoire. C’est ainsi qu’il rencontre Marya, une Hongroise experte à ce jeu. Marya poursuit une quête. Une quête qui a à voir avec sa famille, Auschwitz, et les échecs. Une quête qui l’a conduite à Rome, pour une dernière partie.

Partie italienne est un roman court, mais ce n’est pas un petit roman. Antoine Choplin, avec sa manière toute personnelle de faire sonner les dialogues et les réactions intérieures de ses personnages, nous offre un texte tendre et profond, de réconciliation et d’humanité. Tout y est fluide, étonnant, poignant. Comme lors de cette scène de restaurant où Marya, après avoir dit qu’il y avait des notes de cuir et de foin dans le vin qu’elle a commandé, raconte à Gaspar l’objet de sa quête et son rapport avec Auschwitz, et que Gaspar, bouleversé par le récit, l’interrompt pour l’informer que oui, effectivement, là, maintenant, le cuir, il le sent. Et la conversation essentielle reprend. Ce texte est le contraire d’un texte léger. Pourtant, dans la narration, on flotte au-dessus de la gravité, on est comme en apesanteur. 

Les échecs sont une matière littéraire, on peut citer des dizaines et des dizaines d’ouvrages dont ils sont le motif principal. Partie italienne s’inscrit dans la tradition des grands textes échiquéens basés sur la tragédie. Mais Choplin s’empare du motif pour nous embarquer dans une histoire d’amour merveilleuse, et dans l’Histoire tout court. Il donne à son Gaspar une humilité rare dans le monde de l’art contemporain, et la faculté de réaliser des œuvres immédiatement compréhensibles par le public, qui n’ont pas besoin du truchement de l’explication verbale ou de la contextualisation. 

Partie italienne : pour moi un des plus beaux romans parmi ceux que j’ai lus en cette rentrée littéraire. Sans compter qu’on y fait allusion, aussi, à Oblivion d’Astor Piazzola… musique parfaite pour ce roman. 

 


mercredi 31 août 2022

Le Livre des sœurs d’Amélie Nothomb

Amélie Nothomb, Le Livre des sœurs, éd. Albin-Michel, 17 août 2022, 196 p.



Il est des parents que les enfants encombrent. Mieux, ou pire, des parents qui font comme si leurs enfants n’existaient pas. Florent et Nora sont de ceux-là. Ils se rencontrent alors qu’elle a vingt-cinq ans et lui trente, tombent amoureux, et ne cessent de s’aimer leur vie durant. Sous une pression plus ou moins sociale, ils mettent au monde deux filles, à cinq ans d’intervalle. Pour s’en désintéresser dès leur naissance. Les parents ne sont bien qu’entre eux, tout l’amour qu’ils possèdent ils se le partagent à deux, il n’en reste plus pour leurs filles. Ils ne sont ni méchants ni démissionnaires, simplement, ils ne sont pas là, mentalement. On imagine bien que sur ce point de départ, Amélie Nothomb ne va pas bâtir un roman social, ni une étude de pédopsychiatrie. Elle s’empare du thème à sa manière, celle du conte, cruel.

La première née des sœurs est appelée Tristane, elle est tristoune. La cadette, Laetitia, a le caractère qui correspond à l’étymologie de son prénom : elle est joyeuse. Un amour fou les lie, qui les sauve. La différence fondamentale de leur prime enfance réside dans le regard de l’autre, ou des autres. Personne n’a vraiment regardé Tristane, ni ne lui a parlé, tandis que Laetitia, dès sa venue au monde, a été littéralement couvée du regard par sa sœur. 

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samedi 27 août 2022

Les Liens artificiels de Nathan Devers

Nathan Devers, Les Liens artificiels, éd. Albin Michel, 17 août 2022, 336 p.

Mark Zuckerberg a annoncé la mise en ligne prochaine d’un univers virtuel – un métavers – parce qu’à l’évidence Facebook ne suffit plus, et n’est plus fréquenté par les jeunes générations. Le réseau a d’ailleurs changé de nom, et s’appelle à présent Meta. Nathan Devers, dans Les Liens artificiels, concrétise le projet et va confronter deux vies, celle du grand architecte et celle d’un petit utilisateur. Adrien Sterner est le patron avisé de l’entreprise Heaven, créateur du métavers l’Antimonde. Julien Libérat est prof de piano et artiste raté, inconsolable depuis sa rupture avec May, accro au scrolling, évoluant dans le métavers sous le nom de Vangel.

Voilà un roman au décor très contemporain. Le métavers n’est pas une idée neuve, quelques tentatives ont déjà vu le jour, qui toutes ont dû cesser leur activité faute de combattants. L’heure n’était pas venue. Nathan Devers prend ancrage dans la réalité immédiate : son personnage Adrien Sterner pense qu’il est temps à présent, après l’expérience du confinement et les apéros virtuels, de lancer l’Antimonde. Il ne se trompe pas. 

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lundi 20 juin 2022

Samouraï de Fabrice Caro

Fabrice Caro, Samouraï, éd. Gallimard, coll. Sygne, mai 2022, 224.p.


Il y a longtemps que je n’avais pas ri à gorge déployée en lisant un roman. Le ton que Fabrice Caro emploie pour faire parler son narrateur Alan est à la fois détaché et désespéré, et c’est bien dans cet interstice-là que se niche un humour hilarant. Partant d’une situation dramatique – la compagne d’Alan vient de le quitter, et son meilleur ami d’enfance vient de se suicider –, Fabrice Caro construit une tragi-comédie qui repose sur presque rien. Les voisins d’Alan partent en vacances, et lui demandent de prendre soin de leur piscine. Ses amis Jeanne et Florent, enfin, surtout Jeanne, s’ingénient à lui présenter des jeunes femmes de leur entourage, afin qu’il retrouve l’amour. Mais Alan ne veut pas d’une nouvelle amie, il voudrait écrire un « roman sérieux », puisque c’est une des raisons, croit-il, pour lesquelles Lisa l’a quitté, elle ne l’en croit pas capable. Elle, elle est à présent en couple avec un universitaire spécialiste de Ronsard. Effectivement, ça fait sérieux. Alan n’a publié qu’un roman, vite oublié, et peu vendu. Il s’installe sur la terrasse des voisins, face à son ordinateur et à la piscine. Il va écrire, c’est sûr. Il a même l’idée de base de son roman sérieux : les immigrés espagnols. Il racontera l’histoire de ses grands-parents, et de sa mère, qui ont fui le franquisme. 

Sur cette trame, Fabrice Caro déploie tout un univers absurde de pop culture mâtiné de contemporain et de souvenirs d’enfance des années 80-90. 

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samedi 21 mai 2022

La Machine Ernetti de Roland Portiche

Roland Portiche, La Machine Ernetti, Albin-Michel/Versilio, 2020, et éd. Livre de poche. 

Cette semaine, j’ai lu – dévoré – un roman formidable. Il faut dire que j’étais de surveillance d’épreuves écrites de BTS, dans le couloir, donc non soumise à une attention soutenue. Dans le couloir, c’est calme, on se lève de temps en temps pour accompagner un étudiant aux toilettes, on relaie un collègue qui veut aller à la machine à café, mais, finalement, on est bien tranquille. Le choix de la lecture de ces moments privilégiés est primordial. Je me souviens qu’en tout début de carrière, dans les couloirs des salles où se passait le bac, j’avais terrassé en deux jours Michel Strogoff. Les surveillances de couloir, c’est le moment des lectures populaires, prenantes, haletantes.

Et donc, cette semaine, j’ai lu un roman formidable, intitulé La Machine Ernetti. Je n’en avais jamais entendu parler, je ne connaissais pas l’auteur, je ne sais même pas comment ce bouquin est arrivé dans mon sac, sans doute une trouvaille de vide-grenier. Bref.

Imagine : c’est du Dan Brown, en un peu mieux écrit, et c’est basé sur des faits réels. Ça se passe au Vatican durant la guerre froide. On y voit Jean XXIII décliner, Paul VI élu, et l’on entrevoit le futur Jean-Paul II. On est emporté dans les caves du Vatican, où sont gardés les secrets les mieux gardés. Et là, on t’offre un de ces secrets. 

Imagine : le père Ernetti, qui a réellement existé et est mort en 1994, a construit une machine – le « chronoviseur » – qui permet d’assister à des scènes du passé, un peu comme sur un téléviseur, mais sans le son. Pas grave, Ernetti sait lire sur les lèvres. Sauf que, lorsqu’on lui demande de remonter jusqu’aux temps évangéliques, il a besoin de quelqu’un qui puisse traduire l’araméen que, lui, déchiffre sur les lèvres des habitants du temps et du coin, mais ne comprend pas. C’est une certaine Natacha, chercheuse en archéologie sur le site de Qumrân, qui est chargée des traductions.

Nous sommes aux temps de la guerre froide, Jean XXIII veut lutter à sa façon contre le communisme matérialiste, en prouvant que le christianisme repose sur des bases indéniables : Jésus est mort et ressuscité, on peut produire les preuves en images.

Bon, évidemment, ce n’est pas si simple… S’il est possible, grâce au chronoviseur, de remonter aux temps évangéliques, il faut aussi prendre en compte les subtilités de la physique quantique. C’est qu’on ne joue pas avec les neutrinos comme on le fait avec les photons… Je te laisse la découverte de cette subtilité, qui donne tout son sel au roman.

Dans La Machine Ernetti, on est aussi, dans la diégèse, aux temps des recherches sur les rouleaux de Qumrân, et sur les Esséniens. La juive Natacha et le catholique Ernetti travaillent ensemble, mais ont des buts différents. Elle veut prouver une théorie, il veut asseoir une foi. Ajoutons à cela un cardinal brésilien maléfique, des manœuvres pour assurer la succession de Jean XXIII, et tout ça et tout ça…

La Machine Ernetti est un roman formidable, basé sur une intrigue hénaurme. Un roman rythmé en courts chapitres, mené d’un train d’enfer, écrit par un documentariste enthousiaste. Deux autres aventures d’Ernetti sont parues, que je m’en vais dévorer, même si les surveillances de couloir sont finies… 


mardi 10 mai 2022

Nouvelles d’un front de G.-O. Châteaureynaud et Hubert Haddad

Nouvelles d’un front, deux nouvelles de Georges-Olivier Châteaureynaud, dessins et peintures de Hubert Haddad, éditions du Contrefort, avril 2022, 60 pages.


Ils se connaissent bien, Châteaureynaud et Haddad. Ils se sont rencontrés au lycée, et ne se sont jamais quittés. « Nous avons œuvré jusqu’à ce jour dans une mitoyenneté spéculaire » écrit – superbement – Hubert Haddad dans sa préface. Dans Nouvelles d’un front, nous retrouvons le Châteaureynaud nouvelliste, et découvrons le Haddad peintre et dessinateur. « Quand [Hubert] peint, son monde ne m’est jamais étranger » écrit Châteaureynaud. On ne saurait dire qui illustre qui, celui-ci les œuvres picturales avec ses mots, celui-là les textes de son ami avec ses couleurs. 


Regards croisés (43) – Sang trouble de Robert Galbraith

Regards croisés

Un livre, deux lectures – avec Virginie Neufville

Robert Galbraith (J.K. Rowling), Sang trouble, traduit de l’anglais par Florianne Vidal, éd. Grasset, février 2022, 928 p.


Sang trouble est le cinquième volet de la série policière mettant en scène les détectives Cormoran Strike et Robin Ellacott. Je me suis rendu compte que j’avais loupé un épisode, le quatrième, intitulé Blanc mortel, publié en français en 2019. J’ai lu en leur temps (et un peu oublié aujourd’hui, je dois bien l’avouer) L’appel du coucou, Le Ver à soie et La Carrière du mal. Je me souvenais que les intrigues policières m’avaient bien moins intéressée que l’évolution des sentiments et des relations entre Cormoran et Robin. Peut-être que toutes les séries policières – à la TV ou dans les romans – ne valent que par leur arche sentimentale ou familiale. L’élaboration de telles séries est une course de fond : réussir à former le couple d’évidence, ou rétablir des relations pérennes avec son enfant. Je renvoie, comme toujours, aux Experts, à Castle, et à Wallander, mais il y a des tonnes d’exemples. 

Et donc, j’ai lu Sang trouble. C’est long. Ça bifurque, ça fait des nœuds. C’est une histoire de cold case, pas très originale. C’est tout de même un peu original, parce c’est la première fois qu’une enquête que Cormoran et Robin est basée sur une affaire enterrée et déterrée. Comme dans chaque enquête de ce genre, l’héroïne disparue a à jamais l’âge de sa disparition… 

Il y a, dans Sang trouble, une incursion dans l’astrologie et dans l’ésotérisme qui donne un peu de piquant à l’énigme. Le premier policier chargé de l’enquête, à des décennies de là, a laissé un carnet rempli de gribouillis, de dessins et de digressions sur les différents suspects, les connexions entre les personnes. On y trouve des pentacles, un Baphomet, des allusions à Aleister Crowley, et des références à différents systèmes astrologiques, ce qui fait qu’Untel né sous le signe des Poissons peut aussi être Capricorne ou Serpentaire… Galbraith-Rowling donne à Cormoran Strike une attitude rationnelle, et laisse à Robin Ellacott le rôle de l’enquêtrice intéressée par la pensée magique. C’est un peu agaçant, et convenu. 

Bien entendu, le cas est résolu par Cormoran et Robin. L’assassin est un personnage très intéressant, bien caché. Mais ce qui est en jeu dans cette enquête, c’est avant tout la famille, et les liens perdus. C’est la fille de la victime qui fait appel à Cormoran et Robin pour résoudre le mystère de la disparition de sa mère il y a quarante ans. Celle-ci a été déclarée victime d’un serial killer qui n’a rien à envier à ceux que les films et séries nous proposent, mais une autre piste est possible. Durant l’enquête, qui s’étale sur des mois, et qui est menée en parallèle avec d’autres cas moins prégnants mais psychologiquement intéressants, Cormoran et Robin sont confrontés à des situations familiales difficiles. Robin n’arrive pas à conclure son divorce, Matthew fait reculer chaque fois la date de la médiation, pour tout d’un coup capituler – il a une bonne raison, urgente. Cormoran assiste impuissant à l’agonie de la tante qui l’a élevé en Cornouailles, et son rockeur de père veut absolument réunir une fratrie de façade. Cormoran ne veut pas assister à la réunion d’une fausse famille. Je passe sur l’épisode de Charlotte, l’ex de Cormoran… Le détective a une vie bien compliquée en dehors des enquêtes. La famille, c’est aussi celle formée par les différentes entités du Royaume Uni. L’enquête se déroule pendant la consultation sur l’indépendance de l’Ecosse, et un ami d’enfance de Cormoran insiste sur la particularité des Cornouaillais. 

Il y a, dans ce roman touffu aux multiples personnages et imbrications, un épisode particulièrement réussi : Cormoran et Robin se retrouvent dans une station balnéaire, Robin y a des souvenirs d’enfance, et Cormoran voudrait voir la mer. Mais le paysage urbain, toujours, la lui cache. C’est ce genre de scènes qui donne chair aux personnages, et les rend attachants. Plus encore, peut-être, que les élans amoureux sans cesse différés entre les deux enquêteurs. Pour l’instant, ils se sont déclarés « meilleurs amis ». On avance…

Il paraît que la série des enquêtes de Cormoran et Robin devait se composer de sept tomes, comme la série des Harry Potter. Sept, c’est bien, c’est un nombre magique. Il semblerait que l’on soit partis pour plus de tomes, en réalité. C’est dommage. L’idée d’une série d’enquêtes en nombre limité, annoncé d’avance, permet au lecteur d’anticiper sur la vraie conclusion de l’arche narrative – le couple amoureux formé par Robin et Cormoran – et à l’auteur de jouer avec les nerfs des lecteurs en ayant prévu à l’avance une fin inattendue, ou désarmante. Je parierais volontiers que ce couple ne se formera jamais.

Toujours est-il que Sang trouble est un bon roman, peut-être un peu longuet. Les stéréotypes du genre ne sont pas écartés : les femmes sont des victimes, les enfants sont sacrifiés, les parents sont absents et ceux qui les remplacent sont admirables, etc. Dans la résolution du cold case, et sans rien divulgâcher, on peut tout de même noter que la piste du serial killer n’était pas mauvaise, on s’était tout juste trompé de serial killer… Je ne peux aller plus avant, ici, dans la divulgation, mais je note que le modus operandi et les « armes » employées par les serial killers, dans ce roman, sont aussi stéréotypés. Galbraith-Rowling appuie son savoir-faire sur des bases solides de narration et de références. C’est impeccablement mené, sur deux fronts : celui de l’enquête factuelle, et celui de l’arche sentimentale. Galbraith-Rowling a fait le job. 

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