mercredi 11 avril 2018

L’Agonie de Gutenberg de François Coupry


François Coupry, L’Agonie de Gutenberg, éd. Pierre-Guillaume de Roux, avril 2018, 270 pages.



On connaît François Coupry : c’est l’homme-fiction, le maître des souterrains de l’Histoire, le magicien qui manie les doubles, les triples… L’imaginer tenir un journal est impensable. Mais impensable n’est pas coupryen. A partir de 2013, FC – il ne se dévoile, dans L’Agonie de Gutenberg, que sous ses initiales – déboule sur FB (Facebook). Et livre, sous forme de posts hebdomadaires, de courts contes philosophiques, des « mauvaises pensées », des réflexions sur la marche du monde contemporain qui appuient là où ça fait mal, mais qui appuient comme on chatouille, parce que la marche du monde, pour FC, finalement, est une vaste blague. Pas vraiment incompréhensible, mais à coup sûr absurde.

Ubu est partout, ça crève les yeux.

Pourtant, ce n’est pas à Jarry que Coupry se réfère (dans un préambule qu’il intitule « prélude »), mais à Kafka, et à Jules Verne. Deux explorateurs à leur manière, l’un fouillant dans la psyché, l’autre poussant à son terme – anticipant – les possibilités techniques, qui n’étaient pas encore technologiques. Sous ce double parrainage, avec, en sourdine, toujours, une inspiration chinoise et russe, François Coupry « livre » aujourd’hui ses posts FB sous forme, justement, de livre. Parce que « poster » n’est pas publier, pas vraiment. Parce que si l’agonie de Gutenberg est en marche, la transition se fait en biseau, ou en sifflet, comme on le dit dans le management ou dans l’administration, ou dans l’industrie : le nouveau mode de fonctionnement – le nouveau monde – prend place non par paliers, mais par glissement graduel.

Cette transition en biseau est, en fait, au cœur de l’entreprise de L’Agonie de Gutenberg : un journal qui n’en est pas un mais qui en est un quand même, encore ; un mode de diffusion qui ne « revient » pas aux pratiques d’hier, mais qui ne les abandonne pas non plus, pas encore. Le « fond », pour prendre une formulation facile, est induit par « la forme » : chaque post, ou chaque entrée du journal publié désormais sur papier, se doit d’être une histoire. Ces « mauvaises pensées » sont d’ailleurs sous-titrées « Actualités, fables, paradoxes et confidences ». Il ne s’agit pas de parler de soi, ou s’il s’agit de cela, il convient de masquer la confidence – l’étalement impudique – sous la fiction et l’aventure. Et c’est là qu’entre en scène M. Piano.

M. Piano, c’est le personnage récurrent de L’Agonie de Gutenberg. Il n’est pas toujours présent, mais il est prégnant. A la fois candide et dessalé, matois et sympathique, il est le sujet (et non l’objet) de nos aberrations contemporaines. Car sa surprise nous surprend – il est souvent surpris, M. Piano. Et ses réactions nous interpellent. Il n’est pas vraiment le double de FC, M. Piano, ce serait trop simple. Il est, au contraire, ou en parallèle, un témoin à qui l’on délègue son impuissance, et, parfois, sa sagesse.

A la lecture de L’Agonie de Gutenberg, ce sont nos cinq dernières années qui défilent. Sur lesquelles on revient, tout surpris d’avoir oublié ceci, ou d’avoir raté cela – c’est le fil d’actualité, comme dans Facebook, première plateforme de publication. Mais, au delà du diarisme et de l’évaporation des « posts » FB, une fiction plus ample se dessine : celle du notre monde, envisagé sous l’angle de l’absurde avéré et de la réflexion à contre-courant. « La féminité du Père Noël », « Eloge du mensonge et de l’humanité », « nous, le fleuve » : autant d’entrées de ce journal qui n’en est pas un, pas vraiment, et qui déclinent tous les thèmes balayés par François Coupry dans ses romans.

On est fictionnaire ou on ne l’est pas. Pour FC, la question ne se pose même pas : Fiction, que diable ! Y compris dans l’observation du monde, et de sa marche bancale. Le paradoxe est un mode de déchiffrement. Et l’oxymore, comme on le sait, la marque de la postmodernité. Avec L’Agonie de Gutenberg on entre dans une dimension autre : celle de la filiation diariste couplée aux réseaux sociaux. Ce paradoxe-là – publier ce qui a déjà été publié, et peut-être oublié, perdu dans le grand trou noir du cyberespace – est une des forces de cette publication : le livre est mort, mais il bouge encore. L’internaute zappe, mais le lecteur engrange.

L’Agonie de Gutenberg – titre terrible, terriblement contemporain, mais exempt de toute nostalgie – est à lire comme une fiction globale, dans notre monde (village) global. Les intitulés des pages 80-81 sont, à cet égard, assez significatifs : « L’Imaginaire précède l’existence » et « Quand la réalité embête la fiction ». Incorrigible François Coupry qui, sous couvert d’observation du monde, en revient à ses (merveilleux) démons – oui, nous nous répétons : Fiction, que diable !

A lire sans modération.

lundi 9 avril 2018

Histoire du scandale de Jean Claude Bologne


Jean Claude Bologne, Histoire du scandale, éd. Albin Michel, 3 avril 2018, 304 p.


Jean Claude Bologne poursuit son étude de l’évolution de nos changements sociaux et mentaux et se penche en ce début avril sur la notion de scandale. L’Histoire nous aide à comprendre ce que nous avons été, et ce que nous sommes. Scruter la notion de scandale se révèle, à cet égard, très instructif. Concept fluctuant, dont Bologne étudie tous les contours de l’Antiquité à nos jours, « du Veau d’or aux “affaires”, de Jésus aux lanceurs d’alerte, de Jeanne d’Arc aux Femen… » comme le signale le bandeau rouge sur la couverture de l’essai. Mais si l’Histoire permet de juger « à froid », l’actualité immédiate peut étonner, et décontenancer. C’est là que le recul historique prend toute sa saveur, et démontre son intérêt. Car le scandale, finalement, a laissé place aujourd’hui à un pluriel pratique et flou à la fois : on disait « le scandale » comme on dit « les affaires ».

Tout est dans les mots. Et dans l’étymologie. Du grec skandalon au latin scandalum, le scandale est ce sur quoi l’on bute : la pierre d’achoppement. Ce pavé légèrement décalé, qui nous fait trébucher. Merveille de la construction linguistique – et donc mentale – le scandale fait écho, par pierre interposée, au scrupule, ce petit caillou qui se plante entre la semelle de la sandale et la chair du pied. Les scandaleux sont-ils scrupuleux ? Le manque de scrupule conduit-il au scandale ? Tout est dans les mots, dans ce que nous en avons fait.

Le scandale avéré est la Crucifixion – dans notre sphère mentale et historique. La mort du Christ est scandaleuse, parce qu’ignominieuse. Le supplice subi est celui réservé aux bandits. D’ailleurs, l’iconographie a évolué sur la représentation du Christ en croix : il n’est apparu souffrant que tardivement – à l’aune historique –, on l’a d’abord représenté musclé et triomphant sur la croix. Sur ce scandale fondateur de nos sociétés occidentales se fonde également le droit canon, via la linguistique et l’étymologie. Scandale est comme un mot sacré pour l’Eglise, un mot à manier avec précaution, marqué des sceaux de traduction de l’ancien et du nouveau testament, mot de prophètes et de pères de l’Eglise. Dans un chapitre remarquable de clarté sur l’évolution du concept de scandale dans le droit canon, Jean Claude Bologne nous fait entendre toute l’incompréhension que nous pouvons éprouver face aux affaires de pédophilie dans l’Eglise : le scandale n’était véritablement scandaleux que s’il était porté en place publique ; il a fallu attendre 1983 pour que la réparation du scandale prime sur sa prévention ; et « il a fallu une lettre du pape François, le 2 février 2015, pour que, au nom de la protection de l’enfance, aucune argutie canonique ne puisse être invoquée ». (p. 78).

Si, comme le montre Bologne, le scandale n’a pas besoin d’arguments, c’est qu’il ne juge que ce qui est moral. Or, la morale est affaire de conscience populaire. Dès les temps de Rome, on s’en remet à la vox populi, on recourt au peuple pour juger du scandale. On introduit de l’émotion dans le jugement. Et l’émotion, c’est bien le moteur essentiel de ce que nous appelons aujourd’hui les fake news : la sidération et l’émotion sont au cœur de la désinformation, amplifiée par la dynamite des réseaux sociaux. Des scandales sont montés de toutes pièces pour modeler l’opinion. Du Brexit aux allégations sur les comptes cachés de Macron, des manipulations russes aux rumeurs et buzz(es) en tout genre sur la toile, le scandale est à la une – dénoncé ou affirmé – de la presse mondiale. Et pas seulement de la « presse à scandale ».

Dernier scandale en date – qui occupe l’opinion publique (franco-française, minimisons son champ) – : l’héritage Hallyday. Qui, concrètement et factuellement, se joue, somme toute, sur le plan juridique. Emotion, quand tu nous tiens… quand d’autres scandales, touchant à la prostitution des mineurs ou à l’accueil de l’autre en tant qu’autre et semblable, ne soulèvent que de petites vagues…

Jean Claude Bologne balaie le spectre du scandale selon l’angle du chercheur, et nous pousse à nous interroger sur notre époque. Les différentes étapes de la notion de scandale en disent long sur notre perception du monde, sur la vie en société, et sur le relativisme moral et juridique. Auquel il faut ajouter – et cela remonte à bien plus longtemps que ce que nous croyons et pensons percevoir – le relativisme médiatique. Singulièrement, la place des femmes et des enfants est interrogée. Mais faut-il s’en étonner ? Du procès de Jeanne d’Arc au statut de l’enfant-roi, le scandale nous révèle – « nous », entité historique.

On se délectera, avec un égal plaisir, du scandaleux Diogène qui se masturbait en place publique à des fins philosophiques et pédagogiques, et du combat des Femen, non moins philosophique et pédagogique. On s’interrogera sur le parallèle d’évidence entre « affaires » et « scandale », via Voltaire  - affaires Calas et des Convulsionnaires mêlées, Convulsionnaires auxquels Jean Claude Bologne a consacré un roman, Le Frère à la bague.

Le scandale, comme le suggère Bologne à la fin de son ouvrage, est difficile à cerner, car il oscille entre fascination et amusement, blessure et indignation. Fascination et blessure collectives, amusement et indignation particulières, sans doute. Cet essai nous pousse à nous interroger sur notre parcours historique – il est toujours salubre de savoir d’où nous venons, nos réactions personnelles et collectives ne naissant pas d’un grand vide insignifiant – et nous force à la réflexion contemporaine.

Essai à lire absolument pour comprendre ce qui, dans la diachronie et la synchronie, forge et a forgé nos comportements.