lundi 31 mars 2014

Le Musée national de Cécile Guilbert



Cécile Guilbert, Le Musée national, Gallimard, 2000, 208 pages.

Le roman et l’essai


Juliette Cramer aime le temps. Le voir passer, le savourer, le perdre et s’en réjouir : « Si j’avais naguère perdu ma vie à la gagner, c’est aujourd’hui l’inverse ». Gagner sa vie à perdre son temps… Juliette a choisi de vivre dans les musées. Elle a eu une autre vie, que l’on devine agitée, sociale et snobinarde, et à présent elle est gardienne (de musée). Assise dans une salle du Petit Palais dans la première partie du roman, elle fait face aux Courbet. Elle pense, lit, écrit. A le temps de peaufiner sa phrase. Elle joue aux échecs, aussi, avec un de ses collègues. Perdre son temps, pousser du bois. Jouer au tennis avec sa partenaire Janis, dont elle ne sait rien. Jouer à s’aimer, avec Arthur ; vivre un amour sensuel et rester indépendante. Et lire, lire. Lire ce que les peintres ont écrit, ce que l’on a écrit sur eux. Écrire dans des cahiers. Perdre son temps, quoi. Juliette est ensuite employée au musée d’Orsay, et les perspectives changent. Le Petit Palais était un endroit préservé, calme, peu fréquenté. Orsay, c’est la foire.

Un tel résumé – le portrait d’une femme libre – ne dit rien du roman de Cécile Guilbert. Il en effleure la trame, mais comme dans tout bon livre, la trame n’est que l’écume. En 2000, lorsque paraît ce premier roman, Cécile Guilbert est essayiste. Elle a déjà publié Pour Guy Debord et Saint-Simon ou l’encre de la subversion. Avec Le Musée national, le passage au roman prend des airs de trompe-l’œil. Évolution sociologique d’un personnage ? Réalisme ? Ancrage dans une époque contemporaine ? Introspection ? Rebondissements et péripéties ? Oui, non, pas vraiment. Le Paris dans lequel évolue le personnage de Juliette Cramer est bien circonscrit : le Luxembourg, le Marais, le Sentier, le Panthéon, les musées. L’époque est datée, on y fait référence aux derniers feux des années 90. Mais ce Paris-là, s’il n’est pas réinventé topologiquement, est le décor d’une uchronie : un attentat a réduit « en bois d’allumettes » les appartements privés du maire ; d’ « excellents pères et bons époux, employés modèles, souvent cadres en informatiques » se mettent à tirer périodiquement dans la foule, le samedi, sur les boulevards ; on a instauré la gratuité de l’entrée dans les musées pour pallier le recul de la civilisation. Les personnages qui entourent Juliette, sa sœur Sophie, par exemple, apparaissent en contre-point criant. Sophie travaille à l’Agence (de com’, sans doute) et incarne à elle seule tout le snobisme et le vernis d’une intelligentsia terrifiante. Ses jugements creux – vides ? – et ses emballements pour tout ce qui concerne l’art immédiatement contemporain sont à pleurer. Sophie est la caricature poussée à l’extrême du monde que sa sœur Juliette a fui. Une conversation de fille à fille, dans une parfumerie, à comparer les vertus de différentes crèmes antirides, fait chavirer un temps le texte vers la satire facile.

Le Sommeil - Courbet
En fait, ce roman n’en est pas un. Sous un habillage narratif à peu près conventionnel se cachent de vraies et belles recherches sur le pourquoi de la peinture, sur sa nécessité et sa vérité première. Les passages sur la matière, le tournis de la brosse et la magie du glacis, sont formidables. La description du tableau de Courbet Le Sommeil et sa mise en parallèle avec Les Demoiselles du bord de Seine du même Courbet sont éclairantes. Ce sont des pages écrites avec sensibilité et investigation. Le style est là, celui de la romancière, mais l’analyse va au-delà du roman. De la même manière, les passages cités des lettres de Beaumarchais à Madame de Godeville, ou ce chapitre extraordinaire (pages 178 – 182) où l’on passe de la peau d’orange à l’écriture célinienne, du motif du Peintre et son modèle à l’étymologie du mot « enthousiasme », en bifurquant par Molière, pour retomber sur ses pieds avec Mme de Sévigné à qui l’on doit « le premier emploi du mot rigodon » marquent du sceau de l’évidence que Cécile Guilbert ne musarde dans le roman que pour affirmer que la forme romanesque ne l’intéresse pas vraiment.

Juliette Cramer rêve. D’écriture. Au Petit Palais, sur sa chaise de gardienne, elle revient sans cesse sur sa « phrase ». C’est sans doute ce à quoi le lecteur est confronté, dans Le Musée national : la phrase. Parfois trop « écrite », maniérée. Parfois cédant à la facilité de l’homophonie pour dénoncer la frivolité (« Être une belle femme n’aurait rien à voir avec le cosmos étique de la cométique ») pour, plus loin, dans un sursaut, se regarder écrire comme Céline et en rire (« Mais voilà que sans y penser j’écris presque comme Céline… avec pics d’exclamation et les fameux trois points… »). La troisième partie du roman – qui ne compte que quatre pages et demie – nous annonce la métamorphose de Juliette : elle sera écrivain. Mais pas forcément romancière… l’écriture peut prendre d’autres voies.

Cette Juliette Cramer, au fond, n’est pas attachante. Elle est la narratrice, à la première personne impliquée, d’un monde qu’elle dénigre systématiquement. Son amant Arthur et son collègue indien avec qui elle joue aux échecs sont les seuls, où presque, à sortir indemnes d’un jeu de massacre caustique où périssent à peu près tous les autres personnages. On lit le roman avec plaisir, mais ce n’est pas le roman lui-même que l’on retient. La dernière page tournée, on repense aux enchaînements, aux glissements, aux correspondances mises à nues : comment Aragon dans son Courbet, cite Baudelaire ; à quel point Carpeaux, Watteau et Rodin peuvent être étudiés en parallèle ; pourquoi Cézanne, Matisse, Picasso et Nietzsche sont allés peindre ou écrire sous le ciel le plus bleu qui soit.


Bleu et orange… couleurs complémentaires. Huit ans après Le Musée national, Cécile Guilbert publie – et met en page, scénarise et scénographie – un essai sur Andy Warhol intitulé Warhol spirit (Grasset, 2008, prix Médicis essai). En vingt chapitres, une ouverture et un épilogue, elle écrit sans doute, là, un roman véritable. Un roman sous forme d’essai – alors que Le Musée national a des allures d’essai sous sa couverture blanche –, un roman graphiquement éclaté, en couleurs (orange, blanc, gris et noir), dramatiquement conduit. Le roman de Warhol.
  

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Article publié le 18 décembre 2013 sur La Règle du Jeu 

lundi 24 mars 2014

Microfictions, fictions majeures



Compte-rendu de la rencontre organisée par le CNL (Centre National du Livre) le 22 mars 2014 au Salon du Livre de Paris.

Intervenantes argentines : Selva Almada, Inés Garland, Samanta Schweblin, Ana María Shua.
Intervenant français : Georges-Olivier Châteaureynaud.
Direction des débats : Jean-Claude Perrier.

De gauche à droite : interprète - Ana María Shua - Samanta Schweblin - Jean-Claude Perrier - Inés Garland - Selva Almada - interprète - Georges-Olivier Châteaureynaud.

Dans l’espace professionnel du CNL (stand N80) sont réunis cinq écrivains : quatre Argentines et un Français, qui ont pour point commun d’avoir écrit et publié des nouvelles. Jean-Claude Perrier propose à chaque écrivain de donner sa définition du genre, et d’essayer de dégager la différence fondamentale avec le roman. Ana María Shua a publié trois recueils de nouvelles (cuentos) et cinq recueils de microfictions (microrelatos). Elle affirme que la microfiction est fondamentalement différente de la nouvelle. Samanta Schweblin souligne qu’elle n’a jamais publié de roman, et donc qu’elle ignore tout de dilemme du romancier. Inés Garland, qui a publié des nouvelles et des romans, n’a jamais écrit de microfictions, mais est persuadée qu’un microrelato est très différent d’un cuento. Selva Almada, quant à elle, se déclare nouvelliste et romancière, et considère que la microfiction est un genre très difficile. Georges-Olivier Châteaureynaud revient sur son parcours d’écrivain : il a commencé par la poésie et par de courtes proses narratives, puis est passé, très vite, à la nouvelle. Il alterne depuis 1973 les publications de romans et de recueils de nouvelles, mais n’a jamais écrit de microfiction.

Jean-Claude Perrier pose ensuite la question de la décision du genre : comment un écrivain décide-t-il que l’idée qu’il a en tête va devenir une microfiction, une nouvelle ou un roman ? Si Ana María Shua n’hésite pas – pour elle, la décision du format est immédiate – Samanta Schweblin avoue que pour elle, la distance n’est pas la question. La question est plutôt celle du temps que l’on a devant soi : avant qu’on ne lui attribue une bourse d’écriture, elle se sentait pressée « sous pression » et s’obligeait à finir son texte en une semaine. À présent qu’elle a du temps devant elle, elle peut écrire des récits plus longs. Inès Garland, pour sa part, avoue ne jamais savoir exactement où elle va quand elle commence à raconter une histoire ; elle peut commencer une nouvelle et s’apercevoir que, finalement, elle est en train d’écrire un roman. Le problème de la microfiction, dit-elle, est que le genre exige de savoir où l’on va et elle, elle ne sait jamais, a priori où elle va, sur quelle distance. Sentiment partagé par Selva Almada, qui déclare cependant que sa préférence va au roman. À présent, lorsqu’elle écrit une nouvelle, c’est souvent sur commande – pour une revue, une anthologie. En fait, depuis qu’elle écrit des romans, elle a de plus en plus de difficulté à se confronter au texte court.

Georges-Olivier Châteaureynaud rebondit sur une réflexion de Jean-Claude Perrier à propos de la place de la nouvelle dans l’édition : en Argentine, et dans l’espace hispano-américain en général, le cuento est un genre reconnu et diffusé, alors qu’en France la nouvelle est plutôt marginale. Châteaureynaud approuve, mais nuance l’analyse. Il précise que depuis les années 70, les perspectives ont changé, on a assisté à une renaissance du genre, due en partie aux enseignants qui conseillent la lecture de nouvelles à leurs élèves. Mais, ajoute-t-il, le genre-roi en France reste le roman. Ana María Shua approuve, regrettant qu’en Argentine la microfiction ne soit pas du tout commerciale. « Il suffit de regarder la liste des bestsellers », dit-elle. « Ce sont des pavés ! » Chacun s’accorde pour constater que moins les lecteurs ont de temps pour lire, plus ils lisent de gros livres, dans une sorte de basculement inexplicable.

En fait, le lecteur de nouvelles est un lecteur plus « spécialisé » que le lecteur de romans. Il n’est pas forcément facile de goûter un texte bref qui déploie une situation filée ; il est plus simple, peut-être, de se laisser happer par un roman, plus long, dans lequel on s’installe, avec digressions et multiples personnages. La lecture d’un roman peut paraître plus confortable, tandis que pour lire une nouvelle, il faut accepter de se laisser prendre pour un temps assez court, et accepter aussi de quitter les personnages et les situations, pour passer ensuite, dans le texte suivant du recueil, à une autre histoire. Samanta Schweblin ajoute que les Argentins sont des lecteurs naturels de cuentos, comme si les textes brefs faisaient partie de leur ADN de lecteur, et Selva Almada souligne qu’en Argentine il existe de nombreuses petites maisons d’éditions qui s’intéressent aux nouvelles, ce qui offre un choix élargi. Georges-Olivier Châteaureynaud revient sur la différence entre nouvelle et roman, en soulignant que le monde de la nouvelle est un monde d’unicité et de contraintes. Dans les textes courts, on s’en tient à quelques personnages, à quelques arguments. Le roman procède par accumulation, tandis que la nouvelle procède par évitement. Ce qui rejoint la réflexion de Samanta Schweblin : pour écrire ses cuentos, elle réduit ses textes au minimum, à l’essentiel. Le métier du nouvelliste, du cuentista, c’est de « couper ».

Il revient à Ana María Shua de conclure par la lecture d’une de ses microfictions.

Durant cette rencontre, devant un public attentif composé à part égale d’hispanophones et de francophones, il a été aussi question de la légère différence de dénomination : microfiction, microrelato, nouvelle, cuento, et novella, ce dernier genre étant plutôt en vogue dans l’univers anglo-saxon. On ne sait dire au juste si une novella est longue nouvelle ou un court roman.

Après la rencontre devant le public, dans un échange informel entre les participants, Inès Garland a récité ce qui pour elle est la microfiction parfaite, le texte d’Hemingway : « À vendre, chaussure bébé, jamais portées ».

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Selva ALMADA est née dans la province d’Entre Ríos en 1973, elle est l’auteure de plusieurs livres de contes et de poésie. Son premier roman, El viento que arrasa, a été très bien accueilli par la critique.




  
Inés GARLAND est née à Buenos Aires en 1960. Elle a publié son premier roman en 2006, El rey de los Centauros (Alfaguara). Piedra, papel o tijera (Alfaguara, 2009), à paraître sous le titre Pierre contre ciseaux à l’Ecole des loisirs en mars 2014, a reçu le prestigieux prix de l’Association de littérature jeunesse d’Argentine (ALIJA) le désignant ainsi comme meilleur roman jeunesse argentin de l’année de sa sortie.

   
Samanta SCHWEBLIN est née à Buenos Aires en 1978. Son premier livre de nouvelles paraît en 2002 et, en 2008, Des oiseaux plein la bouche (prix Casa de las Americas) est paru aux Éditions du Seuil en 2013. Traduite et publiée dans une dizaine de pays, elle a été reconnue par la revue Granta comme l’une des meilleures narratrices de langue espagnole.

  
Ana María SHUA est née en 1951, à Buenos Aires, elle a publié plus de quatre-vingt livres dans de nombreux genres. Elle est particulièrement célèbre dans le monde hispanique des deux rives de l’Atlantique sous le nom de "la Reine de la Microfiction". On peut lire d’elle en France La saison des fantômes (Cataplum éditions, 2010), La mort comme effet secondaire (Folies d’encre, 2013).


  
Georges-OlivierCHÂTEAUREYNAUD est l’auteur d’une œuvre ample (plus d’une centaine de nouvelles et une dizaine de romans). Il est l’un des acteurs du renouveau de la nouvelle en France, inlassable défenseur du genre. Prix Renaudot pour La Faculté des songes et Bourse Goncourt de la nouvelle pour son recueil Singe savant tabassé par deux clowns. Il a présidé la Société des Gens de Lettres, est secrétaire général du prix Renaudot et membres de plusieurs jurys littéraires.




Jean-Claude PERRIER est essayiste et journaliste à Livres Hebdo.