Cédric Villani, Théorème vivant, Grasset septembre 2011 et Livre de Poche octobre 2013.
On peut être un mathématicien de génie et un piètre écrivain, voilà qui rassure. Mais le sarcasme est facile, et l’ambition littéraire n’est pas la préoccupation de Cédric Villani dans son Théorème vivant, sorte de journal de recherche, mi récit mi carnet extime qui sort au Livre de Poche ce mois-ci. Ce livre, malgré tous ses défauts, se dévore avec avidité, pour peu que l’on sache lire. Non pas lire des mots qui forment des phrases – encore que cela soit en l’occurrence indispensable ! – mais lire un tableau abstrait, le contempler jusqu’à le déchiffrer, ou simplement passer devant la toile, comme par inadvertance, revenir sur ses pas, examiner les taches de peinture – ou les rayures d’encre, ou les inclusions d’insectes – et penser « oui, je vois ». Dans le livre de Cédric Villani, il y a « à voir ». Les mathématiques, les maths appliquées à la physique, requièrent cette capacité d’abstraction, bien entendu. À voir et à comprendre. Que l’on ne puisse pas, ensuite, reformuler cette « compréhension » est… compréhensible. Il n’empêche, on a compris.
Reprenons. Et débarrassons-nous tout de suite du « style » Villani. Dans le texte, les mots et expressions les plus utilisés sont : magnifique, évidemment, célèbre, fameux, invraisemblable, génie… ; ici Einstein… et moi…, ici Poincaré… et moi… etc. On apprend tout des admirations de l’auteur, et des admirations qu’il peut susciter, de beaucoup de mathématiciens à Catherine Ribeiro. On apprend incidemment que les enfants ne sont pas en reste, cours de musique Suzuki, globe-trotters trimballés par les parents, capables de suivre un exposé en anglais, bref, à l’aise partout et en tout. Les chats ne font pas des chiens, semble-t-il. N’insistons pas. Cela n’est d’ailleurs pas si gênant que cela, et prête parfois à sourire. On connaît Villani, on connaît ses broches-araignées et ses lavallières. C’est une posture, qui a l’air plus aboutie que certaines postures de littérateurs, finalement. Il y a dans son expression littéraire quelque chose de l’ostentation vestimentaire, assumée, un « démarquage » qui peut passer pour un clin d’œil, un snobisme, ou une naïveté. Cela n’est pas très important, au fond, la forme, dans ce livre. Finissons-en donc avec cette forme, et signalons que le journal à proprement parler est entrecoupé par des échanges d’e-mails, des extraits de conférences et de textes en anglais, des illustrations de Claude Gondard et… des équations.
Et là, par les équations, nous passons au fond du problème. La publication de ce livre trouve sa justification : ce que raconte ce journal, ce qu’il narre dans ce style improbable, c’est le cheminement d’une pensée, et l’aboutissement d’une quête. Pour faire simple – simple ! – disons qu’il est question de l’amortissement de Landau et de l’équation de Boltzmann, et aussi des plasmas, dont on apprend, page 94, qu’il s’agit de « gaz dans le[s]quel[s] on a séparé les électrons des noyaux ». C’est fascinant. Non parce qu’on n’y comprend que couic, mais parce dans la démarche, dans les échanges de mails avec Clément (le thésard-collaborateur de Villani), dans les avancées et les retournements, dans les moments d’exaltation et de baisse de moral, on « comprend » ce que c’est que la Recherche, qu’elle soit fondamentale ou appliquée ou… littéraire. Chercher, c’est chercher, quoi. C’est un état d’esprit, une disposition, une obstination. Une implacable confiance en soi. Une maîtrise salutaire du doute. Un art de vivre.
L’enseignement premier de Théorème vivant, c’est qu’on n’est un « génie » que parce que d’autres génies nous ont précédés. On le savait plus ou moins, ici ou là. On savait qu’à l’Université, il s’agissait avant tout de gloser la glose avant d’avancer ses avancées. En Sciences Humaines, l’exercice est parfois fastidieux, et peu spectaculaire (1). En Mathématiques, l’exercice est graphique. Pour le lecteur l (lambda) toute équation, pour peu qu’elle dépasse les études secondaires, est un graphisme. Villani souligne que les intégrales ressemblent à des ouïes de violoncelles (∫ ) et c’est ma foi vrai. Mais dans ce graphisme, il y a de la pensée en marche. Pour tout un chacun, c’est inaccessible. Allons plus loin : pour tout un chacun, c’est même imprononçable. Pourtant, c’est un langage, à double graphie.
L’invention du TEX par Donald Knuth (en 1989) a permis les échanges par mail de formules mathématiques. Peut-être que tout langage est une description du monde – je ne suis pas assez linguiste pour l’affirmer. Qu’il existe deux graphies, deux alphabets, pour traduire une abstraction, voilà qui émerveille. Car il ne s’agit pas, comme dans l’écriture japonaise, par exemple, de mêler les alphabets. Non. Il s’agit de passer de l’un à l’autre, dans une espèce de phonétique de la démonstration. Mais ce langage mathématique n’est pas fait pour l’énonciation, pour la prononciation. Il est fait pour la contemplation. Un tableau abstrait, voilà. Une représentation graphique de l’abstraction. Et donc, de la pensée. Même si nous ne comprenons rien – et, soyons honnêtes, nous n’y comprenons RIEN – aux recherches de Cédric Villani et Clément Mouhot, les infimes ou formidables variations de graphie (signes, exposants, lettres grecques majuscules ou minuscules) dans les équations nous transportent, et compensent avantageusement les défaillances de la narration.
Et puis, dans le texte, malgré les défauts et sous l’autosatisfaction, il y a tout de même une flèche, un vecteur. Même si Villani, dans l’avant-propos, déclare que « la quête des chercheurs, loin de suivre une trajectoire rectiligne, s’inscrit dans un long chemin tout en rebonds et en méandres », le lecteur suit un itinéraire d’une linéarité passablement exemplaire, qui conduit à l’obtention de la médaille Fields, le Nobel des Matheux. Un « théorème vivant », on ne sait toujours pas ce que c’est. On constate simplement, en bons lecteurs, que les dernières pages sont consacrées à la disparition de deux mathématiciens : Paul Malliavin (2) et Michelle Schatzman. Une manière, peut-être, de remettre la vie en perspective, dans une matérialité somme toute assez accablante.
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(1) Fastidieux, et peu spectaculaire… Pas toujours… Que l’on me permette ici une réflexion personnelle. J’ai compris ce qu’était véritablement la Recherche en Littérature lorsque j’ai lu Le Fil perdu du Criticón, de Benito Pelegrín. Oh, cela n’intéresse qu’une infime partie du « grand public », cette adaptation d’une thèse sur un ouvrage de Baltasar Gracián, écrivain et essayiste jésuite du Siècle d’Or espagnol. Mais que l’on essaie de s’imaginer un instant la petite étudiante en train de penser, en lisant Pelegrín : « Ah oui ! Avec les livres, on peut faire ça ! Rapprocher, distancier, discuter, réfuter, creuser et ériger… »
(2) « Inventeur du fameux “calcul de Malliavin”, il a contribué plus que quiconque au rapprochement dans lequel je m’inscris par mes travaux sur le transport optimal. Comme j’aime bien me le répéter à l’occasion, “dans Malliavin il y a Villani” ». P. 245. Cet extrait a le mérite de préciser l’importance de Paul Malliavin, et de donner un exemple du « style » de Cédric Villani.