Regards croisés
Un livre, deux lectures – en collaboration avec
Virginie Neufville
François
Garde, Ce qu’il advint du sauvage blanc, éd. Gallimard, 2012 et éd. Folio 2013
Narcisse Pelletier, jeune marin vendéen embarqué sur le Saint-Paul, est abandonné par l’équipage sur une plage d’Australie en 1858. Il retournera en France dix-sept ans plus tard, après avoir vécu au sein d’une tribu aborigène. L’histoire est véridique, et romanesque. François Garde s’en empare, conservant le « squelette » de l’aventure : le nom du bateau sur lequel naviguait Narcisse et le nom de celui qui l’a ramené en Europe, le nom exact du héros, et les dates. Mais Ce qu’il advint du sauvage blanc est un roman, et non une étude documentaire.
François Garde construit son roman en chapitres alternés : on y voit d’une part Narcisse (récit à la troisième personne) découvrant sa nouvelle condition de naufragé, puis d’hôte hébété de la tribu ; et d’autre part on y lit la correspondance d’Octave de Vallombrun avec le président de la Société de Géographie (correspondance à la première personne, donc). C’est Octave qui recueille Narcisse à Sydney, et il est stupéfait par cet homme blanc qui a tout oublié de sa culture antérieure, y compris la langue. L’alternance des chapitres est systématique sans être pesante. Cette alternance marque de façon très significative les rapports que les deux hommes vont entretenir, ce qu’ils vont apprendre l’un de l’autre, et ce qu’ils vont se cacher.
Narcisse, donc, est abandonné sur une plage. Au bout de quelques jours, il est approché par une vieille femme, qui le conduit dans sa tribu. Narcisse n’est pas un sujet de curiosité pour les Aborigènes. Il est toléré mais maintenu à l’écart, autorisé à ne manger que les restes des repas. Seule le vieille femme prend un peu soin de lui, lorsqu’il est blessé, par exemple. Narcisse observe les mœurs des membres de la tribu, et tente d’en comprendre le fonctionnement social. Il donne à tel ou tel les noms de quelques-uns des marins du Saint-Paul, une manière pour lui de déchiffrer et de s’approprier son nouvel univers. Dans les premiers temps, l’espoir ne le quitte pas. Il attend le navire qui viendra le chercher. Puis, peu à peu, cet espoir s’amenuise, et il suit la tribu dans ses déplacements. La barrière de la langue est, évidemment, l’écueil le plus aigu. Vivre nu comme les Aborigènes ne cause au naufragé que des inconvénients cutanés, et très peu d’interrogations morales. Narcisse est un tout jeune homme, mais un marin qui a déjà roulé sa bosse dans les ports, qui est déjà dessalé.
Octave est un homme de très bonne famille que l’exploration du monde enthousiasme. Lorsqu’il recueille Narcisse à Sydney, il voit en ce « sauvage blanc » une façon de faire progresser la science et la connaissance scientifique. En ce milieu du XIXe siècle, on ne parle pas encore d’ethnologie, d’anthropologie ou de sociologie, on en est aux balbutiements. C’est encore le temps des découvreurs et des explorateurs. Octave de Vallombrun est celui qui « découvre » Narcisse comme on découvrirait un continent inconnu. Il en est l’ « inventeur ». La relation que nouent les deux hommes n’est accessible au lecteur que par les lettres d’Octave, mais… faisons-lui confiance. Après tout, il agit et relate en scientifique, et s’adresse au président d’une société savante. Octave voit en Narcisse une énigme indéchiffrable. Les tatouages mystérieux et symétriques dont est orné le corps du sauvage blanc l’intriguent, mais l’intrigue bien plus encore la perte du langage maternel. Car Narcisse a perdu l’usage du français. La barrière de la langue est, là aussi, l’écueil le plus aigu. Peu à peu, avec patience et persévérance, d’un côté comme de l’autres, Octave et Narcisse parviendront à communiquer.
Et voilà où la construction du roman est parfaitement cyclique, et rudement bien pensée. Narcisse ne peut entrer en communication avec la tribu ; Octave ne peut entrer en communication avec le « sauvage ». Narcisse était un « Blanc » que les « sauvages » toléraient, tout au moins au début. Narcisse est devenu un Aborigène, il n’a plus de « blanc » que sa peau, cachée sous les tatouages. Oh, bien sûr, Narcisse retrouvera assez de mots français pour pouvoir faire des phrases compréhensibles, et exprimer quelques sensations. Il sera ramené en Europe, présenté aux Anglais, puis aux Français des Sociétés de Géographie. On lui offrira même un emploi, dans un phare breton (anecdote véridique). Mais la trajectoire des dix-sept années du naufragé au sein de la tribu restera en creux.
Ce qu’il advint du sauvage blanc est le roman du non-relaté. Dans les chapitres consacrés à Narcisse au sein de la tribu, on le voit peu à peu s’acclimater, mais le récit s’arrête au seuil de l’intégration. Car en dix-sept ans, bien entendu, Narcisse a appris la langue locale – celle qu’il parle lorsque Octave le découvre –, est devenu un membre à part entière de la tribu, a connu des femmes et sans aucun doute fait des enfants. Toute cette partie de l’aventure est tue, seulement imaginée, subodorée, investiguée par Octave, qui lèguera par testament une petite fortune à ces enfants du bout du monde auxquels il a donné les prénoms de son frère et de sa sœur. On pourrait faire une analyse psychologique du personnage d’Octave, déceler dans ses attitudes de l’envie, de l’ambition, de la fierté et de la névrose. Tout cela est suggéré dans le roman. De la même façon, on pourrait appliquer des schémas psychologiques rigoureux à l’attitude de Narcisse – désir d’intégration, désorientation, amnésie compensatoire, choc traumatique, etc. Tout cela n’a pas grand intérêt.
Bien plus intéressant est le mystère que François Garde ne résout pas. Le lecteur a accès au début de l’aventure, et à sa fin : l’abandon de Narcisse et sa découverte de la tribu ; la découverte de Narcisse par Octave et son empressement à la ramener à la « civilisation ». On assiste aux retrouvailles passablement calamiteuses du « sauvage » et de sa famille d’origine. Mais, des dix-sept années que Narcisse passera au sein de la tribu, le lecteur de saura rien. Il devra imaginer, à partir du naufrage et de la correspondance, la vie – heureuse, à n’en pas douter – de ce Vendéen échoué aux antipodes. C’est là la magie de ce roman : ne rien dire de l’essentiel.
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Ce qu’il advint du sauvage blanc a obtenu, entre autres, le Goncourt du premier roman en 2012. J’ai découvert François Garde le mois dernier, avec son roman L’Effroi (un de mes coups de cœur de la rentrée, même si ce roman n’entrait pas dans la rentrée littéraire de Gallimard, il n’en portait pas le bandeau, ce qui est logique pour un écrivain ayant déjà reçu un prix prestigieux). Il a également publié un essai singulier (La Baleine dans tous ses états) et un roman en 2013 intitulé Pour trois couronnes, dont je parlerai sans doute bientôt.
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