samedi 20 décembre 2014

Alphab’art d’Anne Guéry et Olivier Dussutour



Anne Guéry et Olivier Dussutour, Alphab’art, Les lettres cachées dans l’art, éd. Palette, 2008, 56 pages.

Quelques études récentes affirment que si l’on ne met pas les pieds dans un musée avant l’âge de 7 ans, c’est foutu, on n’ira plus jamais de soi-même arpenter les allées du Louvre, du Prado, ou du MBA de sa ville. Pas sûr… En revanche, et c’est l’évidence même, montrer aux enfants, très tôt, des œuvres d’art, ça élargit le monde. Immédiatement. Mais, comment regarder un tableau ? Comment le donner à regarder ?

Anne Guéry et Olivier Dussutour choisissent l’alphabet. Regarder les œuvres et traquer les lettres. Du voir au lire, et à l’écrire. Dans ce magnifique album superbement pensé, on balaie quelques siècles d’histoire de l’art, et l’on est surpris. Nous, les adultes. Ce tableau de Mondrian, par exemple, on croyait le connaître. Avait-on remarqué les intersections des cernes noirs en forme de F ? Et dans ce 14 juillet de Raoul Dufy, comment avait-on pu éviter le X ? Une veste fermée sur un gilet noir dessine un V dans le Portrait d’Armand Roulin de Van Gogh. Dans L’Art de la conversation de Magritte, cet amas de pierres qui emprunte à Stonhenge, les auteurs suggèrent de débusquer le R – mais nous, spectateurs autant que lecteurs, nous y lisons le mot REVE, qui sert de base à l’édifice.

Un J chez Kandinsky, un K chez Robert Delaunay, le I des pompes à essence chez Hopper, le N à débusquer dans l’entrelacs des lances de La Bataille de San Romano de Paolo Ucello… Tout l’alphabet défile, en respectant l’ordre des lettres, mais en sautant allègrement d’une période picturale à l’autre.

Un vrai bonheur, que cet album. Qui oblige l’œil – de l’enfant et du parent – à véritablement regarder le tableau.

Mon préféré : le W de L’Adoration des bergers de Georges de La Tour.
  

lundi 15 décembre 2014

Les grands entretiens d’Artpress : Michel Houellebecq


Michel Houellebecq, imec éditeur/artpress, collection « les grands entretiens d’Artpress », 72 pages, décembre 2012.

Depuis 40 ans, la revue Artpress se penche sur le contemporain. L’art, incluant le littéraire et le cinématographique. Revue indépendante fondée par Catherine Millet, Artpress a toujours permis aux artiste de s’exprimer, dans de grands entretiens où la littérature est largement représentée. En collaboration avec l’IMEC – l’Institut Mémoires de l’Edition Contemporaine, qui abrite les archives papier de la revue – Artpress publie ces entretiens sous la forme de petits livres à la tranche colorée.

Les trois entretiens avec Michel Houellebecq ont été menés à des moments-clés du parcours de l’écrivain : 1995 (Extension du domaine de la lutte, son premier roman) ; 2008 (en prolongement de la publication de sa correspondance avec Bernard-Henri Lévy) ; et 2010 (La Carte et le Territoire, roman dans lequel un personnage nommé Houellebecq doit s’exprimer sur un artiste contemporain). Trois entretiens en quinze ans, et une voix presque égale dans ce qui est, dirons-nous, la marque de M.H. : l’ironie concernée. Quelque chose comme un détachement affecté mâtiné de sincérité pudique. Il y a une phrase houellebecquienne, apparemment plate, mais qui se conclut sur une vérité aveuglante en acmé ; un phrasé littéraire qui peut passer pour une description tangible et désespérante du monde ambiant, où la métaphore est à dénicher ; des mécanismes et des mécaniques quotidiennes – le chauffe-eau ! – qui disent autrement les rapports humains, et leur (presque) impossibilité. Houellebecq, on sait comment il écrit. On sait même comment il poétise. Dans les entretiens d’Artpress, on sait mieux qu’ailleurs comment il parle.

Il y a un art de l’entretien. Il ne suffit pas de maîtriser l’œuvre de l’interviewé. Il ne suffit pas d’avoir préparé les belles et bonnes questions, celles que le public attendu n’attend pas. Il ne suffit pas, non plus, de savoir rebondir. Le juste milieu entre attaque et bienveillance, ce genre de trucs-trucages, on ne les retrouve pas dans les entretiens d’Artpress. Pour la conversation autour d’Extension du domaine de la lutte, en 1995, ce sont Christophe Duchatelet et Jean-Yves Jouannais qui sont aux commandes. Dès la première question, c’est le mot « œuvre » qui est mis en exergue. Houellebecq a quatre ouvrages à son actif, dont un seul roman. « Œuvre ». Le mot devrait surprendre, ou faire ricaner, il devient, posé ainsi en première ligne, évident. On est loin de la prémonition, on est dans le cœur du sujet vif. Houellebecq peut tout à trac poser les bases de la discussion et de l’ « œuvre » en élaboration : « L’acte initial, c’est le refus radical du monde tel qu’il est ». Tout est dans l’adjectif « radical », qui dit la pente à suivre. Lorsqu’à la fin de l’entretien Houellebecq déclare : «  Nous n’échapperons pas à une redéfinition des conditions de la connaissance, de la notion même de réalité ; il faudrait dès maintenant en prendre conscience sur un plan affectif. En tout cas, tant que nous resterons dans une vision mécaniste et individualiste du monde, nous mourrons », nous entendons, nous, lecteurs de 2014 lisant un entretien mené en 1995, les échos prémonitoires de La Possibilité d’une île.

« Sous la parka, l’esthète ». Tel est le titre de l’entretien mené en août 2010 par Catherine Millet et Jacques Henric, avant que La Carte et le territoire obtienne le prix Goncourt. Quinze ans se sont écoulés depuis le premier entretien, et l’on passe, en question introductive, du mot « œuvre » de 1995 à l’adjectif « hostile ». Les rumeurs d’obtention de prix vont bon train, La Carte… est accueilli très favorablement de façon à peu près unanime, et la première question de l’entretien souligne, en creux, le parcours de l’auteur : « Quelle impression d’être soudain plutôt bien accueilli par une presse qui vous a souvent été hostile ? Un bon Michel Houellebecq aurait-il remplacé le méchant ? » Entre temps, sont parus les romans Les Particules élémentaires, Plateforme et La Possibilité d’une île. Sans énumérer ces publications, Houellebecq propose une explication à l’hostilité supposée : « Cette vision négative s’appuyait pour une grande part sur les scènes sexuelles de mes livres ». Impression que la frontière entre le « méchant » et le « bon » – pas le « gentil », qui serait l’antonyme attendu – se situe justement au centre exact d’Extension du domaine de la lutte : l’homme contemporain, sa misère affective, et le struggle for life capitaliste. Parce que La Carte et le Territoire a pour personnage central un artiste contemporain – Jed – Catherine Millet pose la question des influences éventuelles puisées dans le monde artistique. On ne soulignera jamais assez l’humour de M.H. Que répond-il à Catherine Milet ? Que pour le personnage de Jed il s’est « laissé guider par [ses] goûts personnels ». Qu’il aime bien « la quincaillerie » et « les cartes routières ». Fermez le ban. Magnifique réponse du romancier-en-costume-d’illusionniste, à qui on ne la fait pas, et qui boute en touche. Il n’y aura pas de « rebond » sur cette question. La conversation se recentre sur l’élaboration littéraire, et c’est passionnant. Notes prises à la volée ou non, projection dans le personnage ou distanciation, monde de l’art et monde tout court, point focal et vision d’ensemble… tout est balayé. Les réponses de Houellebecq replacent invariablement le thème sur le terrain du général, qui est notre vie à tous. L’enseignement principal de cet entretien est le « raccordement » qui s’effectue avec celui de 2008. Cette année-là, Bernard-Henri Lévy et Michel Houellebecq publient Ennemis publics. Dans leur correspondance, il est question de tout – ou presque – ce qui fait l’essentiel d’un homme et d’un écrivain. Parmi les motifs abordés, celui du rapport au père. En 2010, Houellebecq déclare à Catherine Millet : « cet échange [= la correspondance avec Bernard-Henri Lévy] a vraiment joué un rôle : j’y parle pour la première fois de la France comme pays touristique ; et, surtout, il y a la présence du père. C’est la première fois, dans La Carte et le Territoire, que je creuse vraiment la relation père-fils ».

L’entretien de 2008, mené lui aussi par Catherine Millet et Jacques Henric, met en présence M.H. et B.H.L. après l’émission de Daniel Picouly Le Café littéraire du 10 octobre. La conversation se prolonge, avec d’autres interviewers, et débouche sur d’autres confidences – employons ce mot. Soyons clairs : on ne connaît jamais de l’intime des écrivains que ce qu’il veulent bien nous livrer, à moins de vivre à leurs côtés – et encore. Cependant, il y a dans l’échange M.H./B.H.L, suscité par Millet et Henric sur la lancée de Picouly, quelque chose qui sonne vrai et juste. Et qui débouche sur des positions qui se démarquent de la posture que l’on prête à l’un ou à l’autre. Bernard-Henri Lévy : « L’écriture est un régime de paroles spécifiques ». Michel Houellebecq : « Il y a une limite à ce qu’un pays, à un moment donné, peut supporter de ses écrivains, parce que ce sont toujours eux, évidemment, qui vont le plus loin dans l’analyse des causes du malaise ».  


Offrir en vrais livres – brochés, préfacés – les entretiens successifs accordés à une revue par des écrivains, des historiens d’art, des cinéastes, permet la mise en perspective de la parole sur le vif.

NB : Une première version de cet article a été publiée sur La Règle du Jeu le 23 janvier 2014. 

mercredi 10 décembre 2014

Muette d’Éric Pessan



Muette, Éric Pessan, Albin-Michel, 22 août 2013, 224 pages.

Muette est une jeune lycéenne qui décide de fuguer. Elle ne part pas sur un coup de tête, elle a déjà préparé son point de chute : une vieille grange abandonnée, qu’elle appelle sa « cabane », comme les enfants nomment leur repaire dans les jardins ou les arbres. Elle part avec des provisions, de l’eau, du linge de rechange, un peu d’argent, et des tonnes de ressentiment.

Muette a 16-17 ans. À ce même âge, sa mère l’a mise au monde. Sa mère… dont on remâche encore, dans le petit village qu’elle n’a jamais quitté et que Muette fuit, l’inconduite, la jeunesse débridée, scandaleuse. Son père… qui a régularisé la situation, qui n’avait pas prévu de se marier si vite, qui s’est peut-être fait piéger. Et l’enfant… à qui l’on reproche d’être venue au monde, « tu es toujours dans mes pattes », « ma pauvre fille, tu es complètement folle », « à croire que tu le fais exprès pour nous donner des soucis ». On ne s’adresse à elle que pour la rejeter, lui faire sentir combien elle est importune. La mère, toujours en mouvement, debout, faire la cuisine, faire le ménage, aller travailler. Le père, mutique, calé devant la télévision, bourré de tranquillisants. C’est la « vraie vie », celle des traites à payer et du loto que l’on ne gagne jamais, des déjeuners de famille où l’oncle reluque la nièce, des engueulades et des réconciliations périodiques des parents. Muette fugue.

Elle troque son quotidien étriqué et désespérant contre un retour à la nature sauvage. Elle faire durer ses provisions, elle se nourrit de racines, de fruits maraudés, elle se lave au ruisseau. Elle marche. Inlassablement, elle parcourt à pied des kilomètres et des kilomètres, fuyant toute rencontre possible – un moissonneur, des randonneurs. Elle veut être seule. Elle dort dans sa « cabane », sous le toit de tôle percé, gelée quand il pleut, grillée lorsqu’il fait chaud. Un chevreuil vient la renifler, la nuit, et c’est comme une visite de conte de fées.

Muette choisit de s’appeler Muette, parce que parler ne signifie rien. On ne se comprend pas. Le monde tourne et va à sa perte, Muette est bouleversée par les images des journaux télévisés, des colonnes de réfugiés, des bateaux d’émigrés clandestins qui font naufrage, des Roms qui mendient aux coins des rues des villes. Sur internet, elle est restée tétanisée devant un compteur qui tournait, tournait, comptabilisant les naissances et les décès de la planète à la seconde près. Un tourbillon. Incompréhensible. Muette est impuissante, elle n’y peut rien, c’est terrible et elle n’y peut rien. Sa révolte est muette. Elle n’a personne à qui parler, de toute façon.

Rarement le malaise de l’adolescence aura été écrit – et non décrit – avec autant de justesse et de sensibilité. Éric Pessan ne s’éloigne jamais de son personnage, le lecteur ne sait rien de la réaction des parents après la découverte de la fugue, des recherches qui sont engagées ou non. Pessan reste au plus près de Muette, de son corps meurtri par la vie dans les bois, de ses pensées affolées, tourbillonnantes. Son écriture parvient à rendre le silence, à suggérer les bruits des bêtes, à dessiner à la fois sensuellement et pudiquement le corps de la jeune fille. Le texte est balisé de références ou d’allusions – au Golem et à Rashomon, par exemple –, s’ouvre sur une citation de Michaux et se clôt sur un passage des Métamorphoses d’Ovide. Le roman débute au conditionnel, dans la version hollywoodienne de la fugue et des recherches – Muette imagine tout cela tandis qu’elle fuit « le plus normalement du monde (…) en marchant paisiblement ». Et le plus normalement du monde, du monde de l’écriture, le roman s’achève sur la fuite animale.

*
Extrait :
« Muette déborde de voix – vraies comme fausses –, les voix d’un monde qui parle trop pour ne rien dire, qui évite les sujets essentiels,
mais qu’est-ce que tu as donc ?
lui demande-t-on, et Muette devrait trouver la force de répondre qu’elle est torturée, excisée, affamée, battue, tuée, brûlée à mesure qu’à la télévision l’on torture, excise, affame, bat, tue et brûle ».