lundi 25 novembre 2013

06H41 de Jean-Philippe Blondel



Jean-Philippe Blondel, 06H41, éd. Buchet Chastel, 3 janvier 2013, 240 pages.

L’art du titre, chez Jean-Philippe Blondel : Accès direct à la plage, G229… Ici, le roman s’intitule 06H41. L’horaire d’un train, celui qui relie Troyes à Paris. Cécile Duffaut s’installe contre la vitre. À côté d’elle s’assoit Philippe Leduc. Cécile et Philippe ont eu une aventure, à vingt-sept ans de là, qui s’est mal terminée. Ils ne se sont jamais revus. Le train doit arriver Gare de l’est à 08h15. Que vont-ils faire, Cécile et Philippe, pendant le temps du trajet ? Se parler ? S’ignorer ? Se lancer des reproches ? Se réconcilier? Les chapitres alternent les monologues intérieurs, on lit les réflexions de Cécile, puis celles de Philippe. Chacun revient sur son parcours, son évolution sociale, professionnelle. Les points de vue ne sont pas vraiment divergents lorsqu’il s’agit d’évoquer, pour soi, rien que pour soi, le désastre de la rupture, à Londres, vingt-sept ans auparavant. Le titre indique un horaire, le trajet permet d’envisager son propre parcours : dans ce train, il est question du temps. Philippe et Cécile ont vieilli loin l’un de l’autre, la vie est passée, mariage, divorce, réussite professionnelle ou stagnation, envie d’aller de l’avant ou de se recroqueviller. Les quelques mois partagés lorsque Cécile et Philippe avaient vingt ans ont pesé lourd, et c’est à l’occasion de ce trajet en train qu’ils en prennent conscience.
   
L’exercice était périlleux : un chapitre-elle, un chapitre-lui… Mais nulle lassitude à la lecture, car les motifs se répondent et s’entrecroisent et les visions ne sont pas univoques. La figure de Mathieu, l’ami que Philippe vient voir à Paris, élargit le propos, et la mort rôde. Cécile, Philippe, et Mathieu ne correspondent pas à leur jeunesse, ils ont bifurqué, le bellâtre s’est empâté, le timide est devenu présentateur de télévision, la jeune fille quelconque est une femme d’affaires. Les rôles sont inversés, on pourrait songer à prendre sa revanche, mais… Allez lire ce qu’il se passe, ou ne se passe pas, durant ce trajet Troyes/Paris, entre 06h41 et 08h15. L’épisode de Londres, motif de la rupture, est amené avec suspens dans le récit, et la silhouette de l’ami Mathieu projette peu à peu son ombre sur les vies de Cécile et Philippe, qui ne sont pas des vies ratées, mais qui ne sont pas des vies vraiment réussies, qui sont des vies banales, presque normalisées, couci-couça. Jean-Philippe Blondel fait d’un quotidien, d’un voyage, un roman doux-amer, dans lequel la complaisance n’est pas de mise. La force des personnages tient au recul qu’ils s’efforcent de prendre. Pas de concession, pas d’attendrissement sur soi-même. Mais au contraire une distance bienvenue qui évite le piège de la mièvrerie, de la rebattue  histoire de couple qui ne s’est pas réalisée.
  
Le parcours – le trajet du train, et la trajectoire des personnages, le cheminement de leurs monologues intérieurs – est sensible également dans l’écriture : peu à peu, et surtout lorsque le train entre en gare, l’écriture acquiert plus d’ampleur, on voit apparaître les métaphores, l’universel. 06h41 pourrait être une simple histoire, elle se lit aussi comme le reflet de notre condition contemporaine : « Tout le monde a le droit de bien continuer – des activités, des engagements quotidiens, des micro-drames, des mini-joies, le monde est une foule de Playmobil qui bougent les bras de façon saccadée, pérorent dans leurs bouches effacées, entendent sans oreilles, toujours impeccablement coiffés, et ils vaquent aux occupations assignées, tous, sans cesse, continuent, c’est bien, ils continuent, c’est bien ».