vendredi 15 août 2014

Violences de Brigitte Aubonnet



Brigitte Aubonnet, Violences, nouvelles, éd. Le Bruit des autres, mai 2014, 176 pages.

Brigitte Aubonnet les met au pluriel, les violences. En sept nouvelles denses, elle écrit au présent des histoires de notre présent violent. Mais il n’est pas question de sang, de meurtre, d’agression. Enfin, si, mais de manière plus subtile, et plus angoissante. Il s’agit de frôler au plus près ce que notre société du quotidien dérègle dans les actions et réactions de chacun.

Les femmes entre elles, par exemple. Deux amies partagent un temps de vacances et découvrent au fin fond du désert, dans ce qui aurait dû être un interlude de calme et de sérénité, que les bassesses de la vie de bureau ressurgissent. Vacances gâchées, mais prise de conscience. Deux amies, encore, elles aussi en vacances, Laurence et Muriel, tombent dans un « Piège » : « Monique et Georges sont charmants, à la limite du trop… ». Une fille et sa mère, la fille honteuse, la mère sur la voie de la déchéance ; et leur destin suivant une course inverse, ascendante pour l’une, terrifiante pour l’autre. Comment se réconcilier ?

Il y a, chez Brigitte Aubonnet, une attention portée à l’humain broyé par la grande machinerie de l’inéluctable. Les petites vies évoquées dans ses nouvelles acquièrent une valeur dans le sursaut. Dans le texte intitulé « Les Boutons », deux femmes, là encore, se trouvent. On serait tenté de dire : se trouvent enfin. La vieillesse et la solitude – la solitude de la vieillesse – ne sont plus des freins à la rencontre. C’est le lien solidaire, soudain accepté et reconnu, qui remodèle un schéma écrit d’avance, croyait-on. Les paysages de chaleur – le pourtour méditerranéen, sur l’une ou l’autre rive, la française ou la maghrébine – brûlent d’élans entravés et finalement acceptés. C’est l’ouvrier marocain parti travailler en France et qui rentre au pays après quinze ans d’exil, parce qu’il faut se marier. « Les youyous éclatent. C’est la fête. Le soleil écrase. La famille aussi ». C’est une jeune Algérienne qui correspond avec un prisonnier et partage avec lui son amour pour la peinture de Monnet, et qui doit cesser sa correspondance parce que son ami n’est pas d’accord, « est entré dans une colère terrible ». Elle ajoute « J’ai cru qu’il allait me frapper. Il n’a pas osé, heureusement, mais il m’a dit des choses horribles ». Elle est là, la violence. Pas dans les coups, mais dans l’éventualité des coups. Et dans les blessures infligées au détour d’une conversation, à un carrefour où gît une SDF, dans une montre offerte. Entre autres.

L’écriture de Brigitte Aubonnet est rapide, presque lapidaire. Un coup de fouet à chaque phrase. « La beauté. L’émerveillement. Les pas, les pensées. Peu de paroles ». Ou encore, ailleurs : « Elle travaille sur les marchés chaque week-end pour son autonomie ». C’est là une écriture d’évidence, sans emberlificotage. Une écriture qui colle au sujet et aux personnages. Une urgence dans le constat. Un soin empathique à modeler sa phrase. Violences est le recueil d’un écrivain sensible.

dimanche 10 août 2014

Surprise 7 – Futur intérieur de Christopher Priest



Christopher Priest, Futur intérieur (A dream of Wessex), 1977, Folio SF n°226, 334 pages.

La science-fiction me laisse froide – euphémisme. C’est un handicap, j’en ai conscience, étant donné que mon travail de lectrice et de critique est centré sur l’imaginaire. Je suis venue à Christopher Priest grâce à un film – impeccable – de Christopher Nolan, Le Prestige. Mais impossible de trouver en librairie, dans ma ville, pourtant la deuxième ou troisième des villes de France, le roman Le Prestige de Priest, dont le film est une adaptation. Curieuse, cependant, j’achète chez le Gibert local ce Futur intérieur du même auteur, dont la couverture me semble inspirée de Métropolis. Enfin, disons, un petit air mi-années 20 mi-pop art passé à la moulinette de l’infographie.
  
 Julia Strenton, géologue de formation, a intégré l’équipe des 39 scientifiques qui participent au projet Wessex. Il s’agit, pour les membres de l’équipe, de se glisser à l’intérieur des tiroirs froids et métalliques d’une « morgue » et de laisser leur vie de fin XXe siècle en suspens pour imaginer le futur, à 150 années de là. Les scientifiques « projettent » (c’est le terme employé, l’expérience est basée sur la « projection ») leur inconscient, et créent, sur les lieux mêmes de leur sommeil, une espèce de paradis anticipé. Le monde est, selon eux, au XXIIe siècle, divisé en deux parties strictement différenciées : un monde communiste, soviétique – disons, pour faire court, la partie est du globe – et un monde englobant les USA et quelques autres pays, où dominent à la fois l’Islam et un capitalisme bon teint. Rappelons-le : le roman a été écrit en 1977, le mur de Berlin n’était pas tombé, on était encore plus ou moins dans la guerre froide. Le basculement dans l’Islam des USA n’est, dans le roman, qu’une incidente dans la primauté de l’énergie. La religion, ici, c’est le pétrole, et rien de plus.

Julia Strenton a vécu avec Paul Mason, un sale type du genre pervers narcissique – mais là encore, en 1977, le terme n’avait pas la résonance qu’il a aujourd’hui. Paul s’est ingénié, durant les deux ans qu’a duré leur relation, à rabaisser Julia, et à lui prouver par A+B qu’elle n’était rien, qu’elle n’avait aucune valeur. Julia l’a quitté, a intégré le projet Wessex, et a trouvé, dans la « projection » de son inconscient, une sorte de stabilité et de sérénité. Mais… Paul Mason réapparaît dans sa vie, et prend la tête du projet Wessex. La projection de l’inconscient du pervers narcissique va mettre à bas toute l’édification du futur projeté par les 39 – enfin, 38, si l’on excepte Paul Mason – scientifiques du projet Wessex.

On le sait, pour qu’il y ait science-fiction, il faut une machine. Sinon, on est dans le domaine du fantastique. La machine qu’imagine Christopher Priest a des allures de morgue, et permet d’imaginer le paradis : les 38 scientifiques ont « bâti » une île, qui s’est détachée de l’Empire britannique suite à un tremblement de terre, et qui ressemble à un lieu de villégiature merveilleuse, quand le reste du monde est soumis à la pollution et à l’industrialisation. L’irruption de l’inconscient de Paul Mason va détruire ce paradis. Lui, il ne pense qu’à reprendre l’ascendant sur Julia, tandis que les autres cherchent à comprendre comment le XXe siècle a pu conduire à l’autodestruction.

C’est là, du moins, ce que j’ai compris du roman de Christopher Priest. Les passages d’une époque à l’autre – du XXe au XXIIe siècle – sont clairement délimités, et le lecteur n’est pas perdu dans la narration. La plus belle invention du roman, celle qui procure le plus d’émotion, est sans doute le mascaret, cette vague annoncée à coup de canon deux fois par jour, qui vide les plages et fait accourir les surfeurs. Pour le reste, il m’a semblé que l’on restait sur l’écume d’une relation amoureuse délétère, et sur la crête d’une SF soft. Mais, je le répète, la science-fiction me laisse froide.

J’attends donc que le libraire internet à qui j’ai passé commande fasse atterrir dans ma boîte aux lettres Le Prestige du même Christopher Priest. Et je reviens vous en parler.

mercredi 6 août 2014

Témoin indésirable d’Agatha Christie


Agatha Christie, Témoin indésirable, (Ordeal by innocence, 1958), traduction de Jean-Marc Mendel entièrement révisée ; première édition en français : 1959 ; collection « la bibliothèque idéale d’Agatha Christie vue par Martin Parr », éditions du Masque, novembre 2013, 360 pages.
   
La famille Argyle vit tranquille, ou à peu près, depuis que la mère, Rachel, a été assassinée et son meurtrier arrêté. Stérile, Rachel Argyle avait adopté cinq enfants : Mary, Jacko, Hester, Micky, Tina, tous orphelins, ou abandonnés, ou maltraités. C’était une femme admirable, qui avait ouvert un home d’enfants pendant la guerre, qui dispensait ses bienfaits.
  
Son fils Jacko a été jugé coupable du meurtre de sa mère adoptive. Il n’a cessé de crier son innocence, arguant qu’il avait un alibi : il avait été pris en stop à l’heure du meurtre. Mais l’enquête n’a pu établir la véracité de ses dires, et il est mort en prison. Jacko, c’était le mouton noir de la fratrie : violent, menteur, réclamant sans cesse de l’argent à sa mère. Kirsten, qui travaillait au home d’enfants et qui n’a pas quitté la famille Argyle après la guerre, le jugeait « malfaisant ».
  
Et voilà que deux ans plus tard, Arthur Calgary frappe à la porte de la maison des Algyre. Il est le « témoin indésirable » : c’est lui qui a pris Jacko en stop le soir du meurtre, mais une commotion cérébrale et un long séjour au pôle l’ont tenu éloigné, il ne savait rien de l’affaire. C’est un homme droit, qui veut que justice soit faite.
   
Agatha Christie distille lentement, et savamment, le poison qui ronge la famille Algyre. Si Jacko n’est pas coupable, l’assassin ne peut être qu’un autre des enfants, ou l’époux Léo, ou sa secrétaire-fiancée  Gwenda, ou Kirsten, la fidèle gouvernante. Personne n’aimait vraiment Rachel, au fond. Elle était trop attachée aux enfants, ne se trompait jamais, aimante et infaillible, passablement insupportable. L’irruption d’Arthur Calgary dans une situation qui satisfaisait tout le monde – le frère et fils délinquant en coupable idéal – dérange une harmonie retrouvée.
  
Il y a un plaisir exquis à relire les romans d’Agatha Christie que l’on a découverts dans sa jeunesse. On les lisait en essayant de découvrir l’assassin, en pestant contre les fausses pistes, en attendant la surprise finale. On les relit, l’âge venu, en goûtant la finesse de l’analyse psychologique, en râlant contre quelques répliques vaguement machistes des policiers chargés de l’enquête, en appréciant la tenue littéraire du texte. Les pages d’ouverture de Témoin indésirable prouvent à quel point Agathe Christie était un véritable écrivain. Le premier chapitre, centré sur Arthur Calgary, n’a rien à envier à tel ou tel roman célébré qui raconterait le retour au pays d’un homme porteur d’un lourd secret, s’apprêtant à le dévoiler et s’interrogeant sur le bien-fondé de sa démarche :
« Le crépuscule tombait quand il arriva à l’appontement du bac.
Il aurait pu s’y trouver bien plus tôt. À la vérité, il avait tergiversé autant que cela lui avait été possible. »
  
Tout est là : l’hésitation, la fin du jour et le « héros » qui vient faire naître une nouvelle aube, la rivière à traverser symbolisant – peut-être – le retour sur la mort vaincue, et l’emploi du mot « vérité » qui est le fond même du roman, quel qu’il soit.
  
Le monde décrit par Agatha Christie, sous l’artifice du roman à énigme, du whodunit, est terrifiant à plus d’un titre : les hommes et les femmes, victimes ou assassins, sont rarement ce que l’on pouvait espérer qu’ils soient. Il y a des souvenirs d’Atrides dans cette œuvre – dans l’œuvre complète –, des pulsions sexuelles ou amoureuses inavouables, des trahisons avérées mais justifiées, des luttes de classes renversées. On passe, en transitions ouatées, délicieusement vachardes, d’un monde ancien à un monde moderne, de valeurs établies au renversement des mêmes valeurs. Nous qui pensions qu’Agatha Christie tricotait le destin de personnages surannés qui parlaient entre deux scones et deux tasses de thé de l’Empire des Indes, voilà que dans Témoin indésirable, il est fait allusion au Spoutnik, soudain. C’était sans compter avec la longévité, et l’acuité visuelle – moderne, au plus près du monde – de la vieille dame. Après Témoin indésirable, elle publiera encore vingt romans. De 1920 à 1976, elle aura ajusté au plus près sa prescience du genre humain, et sa connivence avec ses semblables.
  
Elle aura – et l’emploi du futur, ici, est comme l’indice d’un regret, on pense aux motifs qu’elle n’a pas pu utiliser, nos technologies postmodernes, réseaux sociaux, téléphonie mobiles, autant de motifs propices à développer des intrigues basées sur la paranoïa et la mégalomanie, même si les hommes, et les femmes, restent les mêmes, sous tous les cieux de toutes les époques – analysé les mœurs anglaises et les mœurs humaines à l’aune de sa pétillante intelligence. Elle nous aura compris.
   
Un mot sur cette édition particulière de Témoin indésirable : la couverture est une photographie de Martin Parr. On y voit une cravate tricotée de rouge sur une chemise  quadrillée de rouge elle aussi, une veste pied de poule serrant un ventre légèrement proéminant, deux mains gantées de maniques à fleurs tenant une pile d’assiettes également fleuries. L’intérieur de la couverture évoque les tissus, fleuris eux aussi, dont on tendait les murs, dans les tons rouges, là encore, mais un peu passés. Aucun indice n’est décelable, dans cette présentation, en ce qui concerne la résolution de l’énigme et le nom du véritable assassin. Pourtant, le malaise sourd, inévitable.

NB : la dernière adaptation en date de ce roman a été réalisée pour France 2, dans la série « les petits meurtres d’Agatha Christie », sous le titre « am-stram-gram ».