vendredi 31 octobre 2014

Pour saluer Daniel Boulanger


Comme tous les vendredis soir, je suis devant Apostrophes. L’année ? Je ne sais plus. Mes années de jeunesse, sans précision autre. Daniel Boulanger raconte à Bernard Pivot, et aux écrivains invités, une anecdote. « Raconte » n’est pas le bon verbe, il faudrait en trouver un qui engloberait à la fois la narration et la jubilation. Boulanger narre, donc, (je reconstitue de mémoire, et cette mémoire ne date pas d’hier…) : « Une amie me dit que lorsqu’elle fait l’amour avec un certain homme, celui-ci s’écrie, au moment suprême, ‟Ma substance ! Ma substance !” Et elle conclut : ‟J’ai l’impression de lui voler quelque chose” ». C’est un des souvenirs que je conserve – jalousement – de Daniel Boulanger. Cette faculté à rire sans s’étonner de la fantaisie humaine.

Je me souviens d’avoir dévoré Mes coquins dans la colline aixoise et d’avoir pensé que ce roman léger brûlait d’un feu autrement essentiel. Je me souviens que les Retouches m’ont bouleversée – et continuent de me bouleverser. Mon penchant poétique est plus hugolien, en général, mais les Retouches touchent au plus intime. Elles sont l’avers et l’envers du lyrisme. Je me souviens de ma lecture – récente, une édition en livre de poche trouvée sur un vide-grenier et acquise pour moins d’un euro – de La Poste de nuit, lecture dont je n’ai pas voulu rendre compte, voulant garder, jalousement à nouveau, cette légèreté pour moi seule.

Bien sûr, je me souviens de la trogne de Daniel Boulanger au cinéma – dans À bout de souffle et Tirez sur le pianiste, mais surtout, surtout, dans La Mariée était en noir.

Je me souviens de son retrait de l’académie Goncourt – et aussi de celui de Michel Tournier.

Je me souviens que dans Vestiaire des anges (Grasset, 2012), Daniel Boulanger écrivait en préambule que sa « grand-mère paternelle fut la première à [lui] parler des anges ». J’espère qu’il converse en bonne entente avec eux, aujourd’hui.

Retouche à novembre

des peupliers montant la garde
sur le canal plus vernis qu’un cercueil
le ciel en berne est incliné

le vent avale un requiem
et l’écluse est en larmes
la terre est au plus bas



jeudi 23 octobre 2014

Le Ver à soie de Robert Galbraith (J.K. Rowling)



Robert Galbraith (J.K. Rowling), Le Ver à soie (The silkworm), traduit de l’anglais par Florianne Vidal, Grasset, 15 octobre 2014, 576 pages.

Après L’Appel du coucou, nous retrouvons le détective Cormoran Strike et son assistante Robin pour une nouvelle enquête londonienne. L’écrivain Owen Quine a disparu. Son épouse, Leonora, demande à Strike de le retrouver. Strike est ému par la femme de l’écrivain, et il accepte l’enquête, bien qu’il soit débordé. Lorsque Quine est retrouvé assassiné dans des conditions atroces, les suspects sont nombreux. Il faut dire que Quine a laissé un manuscrit sulfureux, Bombyx mori, dans lequel il s’en prend à tout son entourage : sa femme, sa fille, sa maîtresse, ses amis ou collègues romanciers, ses éditeurs, son agent… Un « fatras amphigourique et souvent obscène » qui apparaît comme un mobile parfait de meurtre.

J.K. Rowling s’amuse visiblement beaucoup à décrire le monde de l’édition. Les personnages sont détestables à souhait, et parmi eux émergent les figures de Liz Tassel, agent littéraire tyrannique, et de Michael Fancourt, romancier très sûr de son talent. L’enquête est sinueuse, captivante, et le dénouement surprenant, comme il se doit.

Mais le plus intéressant, dans Le Ver à soie, c’est l’évolution des relations entre Strike et Robin. L’assistante est à la veille de son mariage avec Matthew, tandis que le détective apprend que la femme qui a partagé chaotiquement sa vie durant seize années va convoler avec un autre que lui. Il neige sur Londres et toute l’Angleterre. Cormoran est unijambiste, son moignon le fait souffrir, sa prothèse le blesse. Robin le soutient sur les trottoirs glissants. Tous les deux forment un duo parfait, mais ne sont pas un couple. Ils restent distants, sans aucun marivaudage, sans ambigüité. Du moins pour l’instant… On peut raisonnablement penser que, comme Sara Sidl et Gil Grissom ou Richard Castle et Kate Beckett, dans CSI Vegas et Castle, l’évolution des sentiments et situations des deux enquêteurs est l’ « arche » qui surplombe la série des romans policiers de J.K. Rowling. On lit Le Ver à soie en  s’intéressant à la résolution de l’énigme, bien sûr. Mais on grille de savoir comment évolueront les relations entre Cormoran, le géant boiteux, et Robin, la blonde cuivrée futée et intrépide, dans le prochain épisode !
 
J.K. Rowling fait ici, encore une fois, montre de son talent de conteuse et de créatrice d’un monde romanesque. Les personnages sont à la fois vraisemblables et fictionnels – mention spéciale à Orlando, la fille de Quine, et à Pippa –, les décors sont typiques, traités sur un mode parfois railleur. On boit et on mange beaucoup dans Le Ver à soie, on suit Cormoran Strike de pubs traditionnels en restaurants branchés et clubs très fermés. La famille est en contrepoint, lointaine mais présente : les Cornouailles pour Cormoran, le North Yorkshire pour Robin. Quant au titre, Le Ver à soie, qui renvoie au titre du manuscrit de Quine, Bombyx Mori, on laisse au lecteur la découverte de la métaphore…

*

Extrait :
Elle leva les yeux en apercevant une ombre dans le rétroviseur. Tout de sombre vêtu, Strike progressait laborieusement vers la Toyota. Elle vit les béquilles et la jambe droite de son pantalon retroussée, fixée par une épingle.
Robin ressentit comme un vertige au creux du ventre – pas à cause de la jambe amputée, qu’elle avait déjà vue et dans des circonstances plus troublantes, mais parce qu’à sa connaissance, c’était la première fois qu’il sortait sans prothèse.
Quand elle descendit de voiture pour l’aider, le regard noir qu’il lui décocha lui fit aussitôt regretter son geste. (p.307)

mardi 21 octobre 2014

Regards croisés (10) – La Nuit a dévoré le monde de Pit Agarmen


Pit Agarmen (Martin Page), La nuit a dévoré le monde, roman, éd. Robert Laffont, 2012 et éd. J’ai lu, juillet 2014, 192 pages.

Regards croisés

Un livre, deux lectures – en collaboration avec Virginie Neufville
  

Le narrateur, invité à une soirée dans un appartement de Montmartre, se retire dans la chambre où l’on a entreposé les manteaux et les sacs. Il veut être seul quelques instants, il est un peu asocial. Il s’endort, soûl. Se réveille seul. Dans les pièces de l’appartement, partout : du sang, des bouts de chair et d’os. Lorsqu’il se penche au balcon, il voit que les zombies ont envahi Paris. Que faire ? Suivre les conseils des autorités et tenter de rallier un abri ? Mais quel abri plus sûr que cet appartement ? Le narrateur y trouve des armes, de la nourriture, de l’eau en bouteilles, des livres. Il s’installe et tient son journal.

L’invasion a eu lieu le 8 mars. Son journal s’achève le 8 août. Durant ces cinq mois, l’homme seul – le dernier survivant ? – va éprouver tout l’éventail des sentiments. Il passe du découragement à l’exaltation, du désespoir à la jubilation. Petit Robinson retranché dans un appartement-île qui ne lui appartient pas, il recrée un monde vivable. Sa survie, et surtout sa survie mentale, requièrent de la discipline. Après l’abattement et le laisser-aller, bien compréhensibles, il se reprend en main : toilette, rasage, ménage de l’appartement. Il change les meubles de place, réduit son espace à la seule grande-pièce, celle qui possède un balcon.

Martin Page – puisque sous le pseudo anagrammatique, c’est bien lui l’auteur – explique dans la postface qu’il n’avait pas prévu d’écrire un roman de genre, un roman horrifique. La Nuit a dévoré le monde est né, dit-il, d’une « crise intérieure ». En faisant de son personnage un écrivain, il se projette, sans doute. Mais ce qui est véritablement intéressant dans le roman – laissons de côté la part autobiographique – c’est que cet écrivain, seul au monde, a justement en mains toutes les cartes pour s’en sortir. Il n’est pas bricoleur, il n’est pas sportif, il n’a aucun goût pour la violence et la bagarre. C’est un tendre, un type qui écrit des romans à l’eau de rose, qui donne à ses héroïnes des destins miraculeux, décalés. Un type qui n’a pas d’horaires imposés par un boulot contraignant. Un marginal, en quelque sorte. Toutes ces faiblesses deviennent des forces. Quand les Parisiens cherchent à fuir le danger, lui, il se terre. Face à la stupéfaction d’une situation totalement inédite, il réagit avec ses propres armes. Lui qui jugeait sa vie catastrophique, le voilà face à la catastrophe. Et donc, il s’organise.

Les zombies du roman sont les zombies tels qu’on les a déjà rencontrés au cinéma : laids, sales, affamés, lents, bêtes. Des monstres que Martin Page n’a pas besoin de plus caractériser, car ils font partie de l’imaginaire collectif. Le narrateur, en revanche, est parfaitement développé : le « je » qui s’exprime donne à voir un homme des plus humains, qui parfois jubile de la haine que les zombies lui inspirent, qui converse avec un rosier, qui fabrique une espèce de carillon japonais avec des fourchettes parce que la musique lui manque. Il n’a jamais été aussi vivant. Jamais il n’a eu autant envie de vivre. « J’ai toujours su que les gens étaient des monstres. Alors qu’ils soient aujourd’hui des zombies, ça n’est qu’une confirmation. La métaphore s’est incarnée. Et je suis bien décidé à vendre cher ma peau ».

Être seul au monde, c’est ne toucher et n’être touché par personne. Dans une scène magnifique et terrifiante, le survivant va réussir à toucher un zombie, et ce contact le bouleverse. Bien entendu, il est alors le chasseur, et non plus la proie. Ce renversement de situation, dû au besoin humain de toucher, de caresser, est un des plus beaux passages du roman. « Je suis plus dépendant d’eux qu’ils ne le sont de moi. Je n’ai personne d’autre que ces êtres », écrit-il dans son journal. Lui, il est resté un être sensible. Et, alors qu’il en doutait, social.

Malicieusement, Martin Page renverse les pôles de la littérature. Où est le classique ? Où le genre ? Où la blanche ? « Je n’ai jamais autant lu. Essentiellement de la littérature fantastique et de science-fiction : Dostoïevski, Stendhal, Jane Austen. On y parle d’une humanité et d’une société qui n’existent plus. Je me rends compte combien notre monde et notre espèce étaient arrogants et fragiles. L’ancienne littérature sérieuse est aujourd’hui la nouvelle littérature de gare, la littérature pleine d’imagination, étonnante et excessive (un homme et une femme qui prennent un café en terrasse est une scène d’une audace incroyable) ».

Les zombies ne sont, ici, qu’un prétexte. Il s’agit de faire le portrait d’un homme fragile, de bousculer les genres, de s’interroger sur ce qui fait notre humanité. Le roman est placé sous le signe de Pessoa, avec la citation d’ouverture « Nous sommes deux abîmes face à face », et sous celui de Mary Shelley, dans les remerciements.

*

Je remercie Virginie Neufville d’avoir proposé ce roman pour notre dixième Regards croisés. J’ai dévoré La Nuit a dévoré le monde. Sans elle, je n’aurais sans doute jamais lu ce livre, pensant qu’il « n’était pas mon genre ».