samedi 23 décembre 2023

Jean-Sébastien Bach de René Belletto

René Belletto, Jean-Sébastien Bach, éd. P.O.L, décembre 2023, 112 p.


En cinquante ans d’écriture – le recueil de nouvelles Temps mort est paru en 1974 – René Belletto s’est penché sur toutes les formes de la littérature : le roman, le recueil d’aphorismes, la nouvelle, le scénario, la poésie. Dans cette œuvre multiple, une seule biographie, mais quelle biographie !, celle de Charles Dickens. L’ouvrage Les Grandes Espérances de Charles Dickens, paru en 1994, a nécessité à son auteur cinq ans de recherches et d’écriture. Il s’agit là d’une œuvre monumentale. Belletto aime Dickens d’un amour filial inconditionnel. Ce qui le lie à Jean-Sébastien Bach est d’une autre nature, non moins inconditionnelle. Bach, pour lui, est le créateur par antonomase, le démiurge, celui qui crée véritablement le monde. Belletto aime Dickens parce qu’il lui parle de lui, parce qu’il s’est reconnu dans Pip, dans ce diminutif sonnant comme le petit cri de l’oiseau tombé du nid, dans ce « i » qui en anglais est le « I » du « je », coincé entre deux « p », p comme parents. Une des héroïnes de Belletto se nomme Estella Klehr, elle est le personnage principal de Créature, et apparaît en sourdine dans d’autres romans antérieurs dont le héros est Michel Rey, le double de René Belletto. Estella Klehr est cantatrice, soprano, et dans Créature elle chante du Bach à la Schola Cantorum. Voilà réunis en un seul personnages les deux phares de l’auteur : Dickens dans le prénom de la cantatrice – Estella est le personnage central, avec Pip, des Grandes Espérances – et Bach, puisqu’elle chante des cantates. 

En cette fin 2023, après des années de silence, René Belletto nous revient avec un livre sur Jean-Sébastien Bach. Un livre essentiel pour lui, il fallait qu’il écrive sur cet homme qu’il vénère ; essentiel pour son œuvre, parce qu’il adopte une forme différente de la monumentale biographie sur Dickens ; essentiel pour ses lecteurs, et ils sont nombreux, parce qu’il vient cinq ans après la parution de son dernier roman Être, et cinq ans, c’est long. Que nous dit-il, Belletto, de Bach ? Qu’il l’aime. Mais, bien sûr, il ne le dit pas ainsi. Et, en filigrane, mais pas tant que cela, au fond, il nous parle de lui, René Belletto, de son œuvre et de sa trajectoire. Regardons le dernier chapitre, intitulé « Jean-Sébastien Bach », qui se termine ainsi : « accomplissant pleinement et harmonieusement […] son union terrestre et son union céleste, [Bach] réunit la terre et le ciel ». Les lecteurs fidèles auront reconnu dans cette chute une allusion au roman Sur la terre comme au ciel. Regardons, en parallèle, le premier chapitre de ce livre, intitulé « Fugue » :

« Séduit par le destin, on s’abandonne volontiers à une analyse irréelle du monde, à la grâce prévue et imprévue (voire improvisée) d’une trame mystérieuse et quasi surnaturelle qui révèle toutes apparences, ces apparences n’étant que le fruit (musical ?) d’un mélange troublant d’absence totale irrémédiablement inscrite dès la première note et d’un jaillissement vital perpétuel – une prison à l’intérieur de laquelle on se meut avec une liberté souveraine, autant parler d’une fugue de Bach, la vie serait telle une partition. »

Ce premier chapitre, lumineux sur le sens et troublant dans la forme, semble avoir été écrit sans penser à Bach, juste comme une réflexion sur la vie et son sens – son absence de sens – mais amorce, par la bande, comme si de rien n’était, tous les chapitres à venir. On trace sur le papier – Belletto écrit à la main, sur des cahiers – quelques notes (notes ? comme des notes de musique ?) et l’on jette, sans le savoir, les bases du livre qu’il faut écrire, parce ce qu’il faut écrire sur Bach, et l’on s’étonne de ne pas l’avoir fait, déjà. On commence par la fugue, on enchaîne sur « Vie et mort », titre du chapitre suivant, bien sûr on va parler de Bach, mais, quand même… on sent bien qu’on va parler d’autre chose. 

On pourrait dire que Jean-Sébastien Bach est un livre technique sur Bach, un recueil pointu d’aphorismes étirés, une publication destinée aux spécialistes. Mais Jean-Sébastien Bach, c’est autre chose que cela, autre chose, également, qu’un exercice d’admiration. Toute la vie de René Belletto a tourné et tourne autour de Bach. Dans sa discothèque, il n’y a pratiquement que du Bach, dans toutes les interprétations disponibles. Sa passion pour la hifi, décrite dans quelques romans, n’est sans doute que le prolongement de son obsession à « entendre » – au sens également de « comprendre » – Bach. Les cantates, la chaconne, l’Offrande, sont présentes dans pratiquement toute son œuvre romanesque, comme un fil musical, souvent comme ressort de l’action, ou paysage mental. Bach est au centre, par exemple, des malheurs de Michel Soler, autre double de l’auteur, dans L’Enfer. Belletto est un être de musique, à un point tel qu’il imagine, dans Créature, une planète du nom de Musica. La musique, dans la vie de Belletto, passe aussi et avant tout par la pratique de la guitare, la composition de morceaux de guitare, et par le flamenco. Dans Jean-Sébastien Bach, de nombreux chapitres sont consacrés à la guitare, jusqu’à aboutir à un chapitre intitulé « Bach, flamenco », dans lequel il est fait référence à la transcription pour guitare de la chaconne. Bach, Belletto le tire vers lui, l’enserre, l’étreint. Et, dans un même mouvement (musical ?) ramène sur le devant de la réflexion Debussy, auquel il s’est intéressé à l’époque où il rédigeait son essai sur Dickens. Bach et Dickens, indissociables dans la vie et l’œuvre de Belletto.

Ce court livre, crypté et révélateur autant que magistralement documenté, vient combler un vide béant dans l’œuvre de Belletto. On se réjouit que cette pièce manquante ait été écrite, et publiée. Jean-Sébastien Bach permet, en lumière rasante, d’envisager sous d’autres angles l’œuvre bellettienne dans son ensemble. Il manque encore, à cette œuvre littéraire, un pan non exploité : si Les Grandes Espérances de Charles Dickens dit tout de Belletto et presque tout de Dickens, si Jean-Sébastien Bach dit beaucoup de Bach et encore plus de Belletto, après littérature et musique, donc, il manque – on attend – un ouvrage sur la peinture, sur Vélasquez et Dominique Gutherz, par exemple. Deux peintres qui ont compté dans la vie de Belletto, et qu’il a évoqués ou mis en scène de façon romanesque. 

Saluons la publication de Jean-Sébastien Bach, qui vient après cinq ans de silence bellettien. Nous y retrouvons l’art de la phrase autant que celui de la fugue : une syntaxe ferrée à glace, un art du contournement sémantique et du clin d’œil de ponctuation, un balancement rythmique implacable. Olé Belletto, que votre ferveur demeure, prélude et fugue entrelacés.


mercredi 22 novembre 2023

Emprises de Jean Claude Bologne

Jean Claude Bologne, Emprises, Les contes du père Susar, éd. Maelström, octobre 2023, 324 p.


Ils sont douze. Douze personnages en quête de récit. Le conteur, c’est le père Susar, dont le nom renferme une contradiction : il évoque à la fois Jé-SUS et Cé-SAR, l’esprit et la politique, l’en-haut et l’ici-bas. Le père Susar est conteur et sculpteur – ce qui revient au même –, officiellement menuisier, métier qui renvoie par la bande au charpentier que fut Jésus, la moitié de son nom. Menuisier initié, compagnon du devoir. Maudit parce que ce qu’il dit advient, et ce qu’il sculpte parle. Un vieil homme qui se cache et cache des secrets, qui croit conduire son monde et son récit mais n’est pas aussi puissant qu’il le voudrait, ou le pense. 

Ils sont douze. Douze chapitres encadrés par un prologue et un épilogue. Prologue et épilogue placés sous le signe de la Cène, où théoriquement treize personnages dînent face à nous, spectateurs ou lecteurs. Ce nombre – ce chiffre, chiffré – de douze est une chaussetrappe. On reconnaît ici le clin d’œil malicieux de Jean Claude Bologne. Il va bien falloir qu’un Judas se dévoile.

La Cène, c’est le père Susar qui l’organise, la met en scène et la sculpte, au vrai sens du terme. Chaque personnage assis autour de la table est sculpté dans un bois différent, signifiant en regard du caractère du personnage. Ou de la personne, si l’on se place dans le récit, et non en dehors. Douze statues de bois dont le père Susar va nous conter l’histoire, ou ce qu’il croit l’histoire de chacun.

Ce roman crypté, délicieusement placé sous le signe de l’allusion érudite, se lit comme un roman. Nous sommes à Liège au XVIIIe siècle, vingt ans après la guerre de succession d’Espagne. Nous sommes aussi, par les retours en arrière, à Dijon. L’entrée du labyrinthe fictionnel que Bologne élabore est l’histoire de Jacques à la voix d’or. Cet enfant, cet adolescent, chante à la manécanterie et son timbre est celui des anges. Il a quinze ans, sa voix vaut de l’or. Sa voix, c’est son « œuf d’or », motif que l’on retrouve dans d’autres romans de Jean Claude Bologne, notamment dans Le Dit des Béguines. L’œuf d’or, c’est le trésor que chacun porte en soi, et qu’il ne faut monnayer sous aucun prétexte, sous peine de perdre son âme, ce « grenier du corps ». La voix d’or de Jacques est un don éphémère, un « boulet d’or », l’adolescent va muer, à moins que l’on ne pratique sur lui une opération dont les Italiens sont coutumiers. On pense à le castrer, pour en faire un castrat. Il pourrait ainsi chanter à la chapelle Sixtine et avoir une belle vie. Mais la vie sans l’amour, hein, qu’est-ce que ça vaut ? Pas grand-chose pour Jacques, qui est amoureux d’Agnès. Jacques er Agnès ont le même âge, ne se connaissent que de loin, ne se sont même jamais parlé, entretiennent une idylle fantasmée par le biais de billets échangés avec la  complicité d’une Française. 

A partir de cette entrée, les récits s’étoilent au gré des personnages. Le lecteur découvre des liens de parenté qu’il faut dénouer. Jean Claude Bologne tisse une toile arachnéenne qui s’élargit géométriquement jusqu’à donner la figure parfaite. Mais… il y a toujours un « mais », porté ici par une chanson légère, au gué lan lire…, qui ne cadre pas avec la rigidité des récits du père Susar ni avec la toile que lui aussi tisse, ou défait.

Le titre, Emprises, nous semble très contemporain. Agnès, l’amoureuse de Jacques à la voix d’or, est la jeune fille qui dit non, qui refuse les partis qu’on lui propose pour le mariage. Le père Susar, qui nomme les personnes et personnages, dit d’elle qu’elle est « Nenni Nanesse ». Agnès, au nom d’agneau sacrifiable, est la jeune fille qui s’oppose au patriarcat et aux diktats familiaux. Tous les personnages du roman subissent ou échappent à une emprise. L’emprise, c’est aussi, par le prisme, l’emprise de la servitude volontaire. D’ailleurs, l’épigraphe d’Emprises est une citation de La Boétie. 

Jean Claude Bologne nous offre, avec Emprises, une réflexion historiquement marquée, linguistiquement ancrée – on y trouve nombre d’expressions, notamment dans les surnoms, qui justifient la présence en fin d’ouvrage d’un glossaire des termes latins et wallons. Mais dans cet univers très historique, Bologne revient sur l’un de ses thèmes favoris, déployé dans nombre de ses romans : ce que l’on fait aux femmes, ce qu’on leur fait subir et accepter. Petit à petit, dans le roman, jusqu’à la petite Agnès qui dit non, l’idée de l’émancipation fait son chemin. Mais à quel prix ! Le nom des hommes – patronymique ou de baptême – semble prévaloir sur tout, pour un héritage de prime abord, mais aussi et surtout pour asseoir une supériorité supposée du sexe dit « fort ». Jean Claude Bologne déconstruit le motif en insistant sur l’impuissance de quelques-uns, et la promesse de castration pour le petit Jacques. Les bébés filles sont tués à la naissance, mais si l’une réussit à échapper à son sort, elle renverse la table et oblige toute l’ascendance à s’interroger sur ses crimes. Quelle est donc la « faute des femmes », titre du premier roman de Bologne, en 1989 ? La faute d’être née, la faute de vouloir, quand on veut qu’elles se bornent à obéir, la faute de penser quand les hommes se battent ? L’organisation sociologique du XVIIIe siècle liégeois nous force à envisager nos temps contemporains. Oh, heureusement, des choses ont changé. Mais souvenons-nous qu’il n’y a pas si loin, des infanticides de bébés filles ont eu lieu en Chine, et que donner naissance à une fille en Inde est une malédiction. Et ne parlons pas du reste, occultation des visages et des corps, soumission à un ordre patriarcal terrifiant. Un fil rouge court toute l’œuvre romanesque de Jean Claude Bologne : faire des femmes des sujets, et non des objets ballotés tout au long de l’Histoire. Dans Emprises, le père Susar, qui croyait conter et être maître de son récit, tombe de haut quand les femmes, enfin, prennent la parole et passent aux actes. 


dimanche 5 novembre 2023

Jules et Joe d’Alexis Salatko

Alexis Salatko, Jules et Joe, éd. Denoël, août 2023, 288 p.

Patronyme : Dassin. Jules, le père. Joe, le fils. Alexis Salatko nous offre le point de vue du père pour mettre en évidence les relations filiales et paternelles. Le père, juif d’Odessa émigré aux USA et évoluant dans le monde du cinéma. Le fils, doué pour les études mais se sachant, se voulant artiste – écrivain, acteur, puis choisissant le show business. Ces deux-là, en fin de compte, se croisent et peinent à se parler. Lorsque le fils meurt avant le père, inversant l’ordre logique, les rendez-vous et les conversations manqués pèsent douloureusement.

Cet ouvrage nous permet d’entrer de plain pied dans l’époque du Maccarthysme. Jules Dassin, dénoncé par Edward Dmytryk, doit s’exiler, et peine à trouver des financements pour monter ses films. L’enfance de Joe est ballotée, mais Joe se sent américain. Il choisit de suivre des études universitaires aux USA et obtient un master en anthropologie dont le sujet est les Indiens Hopis. Comme son père, il prend fait et cause pour les minorités. Jules Dassin se sépare de la violoniste Béatrice Launer, son épouse et la mère de ses trois enfants, après sa rencontre avec Melina Mercouri. Voilà que le père a trouvé sa muse, tandis que le fils se cherche encore. Melina Mercouri est, à bien y regarder, la figure centrale de ce livre : elle fait le lien entre le père et le fils, noue des relations très fortes avec Joe et inspire à Jules ses plus beaux films. 

Le livre est bâti selon une chronologie précise : chaque chapitre porte la date du 20 août, de 1938 à 1981, c’est-à-dire que le livre est construit autour de la date de décès de Joe (20 août 1980). Salatko pioche dans chaque année de la vie de Joe (né en 1938) un souvenir possible de rencontre entre le père et le fils. Grâce à ce dispositif, on suit en parallèle les trajectoires de l’un et de l’autre, et la marche du monde. Et comme l’auteur choisit le point de vue du Jules Dassin, on assiste en creux aux débuts puis au succès dans le show business du fils, et en ronde bosse à la carrière du père.

Jules et Joe est l’évocation des relations père-fils, en premier lieu. Des relations pas forcément compliquées, mais distanciées par des carrières parallèles et prenantes. On croise, au fil des pages, les figures de Gina Lollobrigida, de Marguerite Duras, de Romy Schneider, entre autres. Mais également la figure du chanteur Carlos qui, par une pirouette savoureuse, fait le lien entre le père et le fils. Joe Dassin et Carlos sont de grands amis, Joe écrit des chansons pour Carlos. Jean Chrysostome Dolto (vrai nom de Carlos) est le fils de la psychanalyste Françoise Dolto, on le sait, mais aussi de Boris Dolto, kinésithérapeute réputé. Parce que son père Jules souffre du dos, Joe le met en relation avec le père de Carlos, ce qui permet à ces deux pères exilés de parler russe ensemble, pendant les séances de massage. 

Alexis Salatko, en écrivain autant qu’en scénariste, réussit à reconstituer deux réalités de l’univers du XXe siècle, celle du monde du cinéma américain et exilé parallèlement à celle des paillettes de la chanson française. Jules et Joe est un livre tendre et nostalgique sur la paternité, l’amour filial, et le temps qui file. 

 


vendredi 3 novembre 2023

Hitchcock s’est trompé de Pierre Bayard

Pierre Bayard, Hitchcock s’est trompé, « Fenêtre sur cour » contre-enquête, éd. de Minuit, octobre 2023, 176 p.


Pierre Bayard nous a déjà démontré qu’Œdipe n’avait pas tué son père, que Roger Ackroyd n’était pas l’assassin, pas plus que le juge parmi les dix personnages proprement décimés sur une île. Entre autres. Bayard est mon détective préféré. En premier lieu parce qu’il fait plus confiance aux personnages qu’aux auteurs pour élaborer l’histoire dont ils ne sont plus des pantins, mais des acteurs autonomes. Dans Hitchcock s’est trompé, nous sortons du texte pour entrer dans le film. Nous restons dans l’univers policier, plongés dans l’œuvre du maître du suspens : Hitch himself

Fenêtre sur cour. Tout le monde a vu ce film. Pour ma part, je l’ai vu plusieurs fois – au moins cinq, dirais-je – avec toujours ce sentiment d’inachevé, de gêne dans le dénouement. Un Hitchcock non convaincant, malgré tous les éloges. D’ailleurs, sur les trois films que Hitchcock a tournés avec Grace Kelly, le seul qui me semble plausible est Le Crime était presque parfait. Dans La Main au collet, il y a aussi quelque chose qui cloche, quelque chose que Pierre Bayard dénoue, en passant, dans cet essai consacré à Fenêtre sur cour. On se souvient de l’intrigue de ce film : un reporter, cloué dans un fauteuil roulant pour cause de jambe cassée, passe ses journées à épier ce que font ses voisins. Ses fenêtres donnent sur une cour intérieure, sur laquelle il a une vue panoramique. Tout un petit monde peuple cette cour : un pianiste, une danseuse, un couple au petit chien, une femme seule désolée d’être seule, une couple de jeunes mariés, une sculptrice, etc., et le couple Thorwald. Jeff, le reporter, conclut de ses séances d’espionnage-voyeurisme que Thorwald a tué sa femme. Dans l’épilogue – très rapide – du film, le spectateur apprend que ses soupçons étaient justes.

Tout l’art de la décortication de Bayard réside dans l’analyse minutieuse des aberrations qui nous échappent, à nous, lecteurs ou spectateurs. Car à cause de l’élaboration mentale de Jeff, et de son amie, et de son infirmière – il rallie les deux femmes à sa conviction – on passe à côté du vrai meurtre du film, dont tout le monde, spectateurs et critiques, se fout royalement. La mort supposée de l’épouse Thorwald prend toute la place. Et parce qu’il est psychanalyste, Pierre Bayard décortique le pourquoi de notre aveuglement. 

Jeff, son amie et son infirmière forment un trio, ou un plutôt un duo – deux femmes qui n’en forment qu’une. Ils s’enferment dans un raisonnement basé sur des suppositions et se convainquent que le meurtre est réel. Dans une enquête impeccable, Pierre Bayard démonte les mécanismes du voyeurisme,  de la paranoïa, de la folie à deux et de la théorie du complot. C’est magistral. Jeff, immobilisé, contraint de cogiter faute de pouvoir bouger – lui le reporter de terrain – tombe dans le délire d’interprétation, et y entraîne son entourage. 

« Se muer en enquêteur, c’est préjuger qu’il y a quelque chose à trouver, déjà présent sous la surface des choses […]. Contrairement au sentiment d’être démunis que, la plupart du temps, suscite en nous la rencontre avec le réel, l’idée que ce dernier s’apparente à un palimpseste à déchiffrer place l’enquêteur dans une position de toute-puissance, d’autant plus forte qu’il peut jouir de la satisfaction narcissique d’être le seul, ou du moins le premier, à avoir accès à la vérité. »

Si l’extrait ci-dessus s’applique au personnage de Jeff, il pourrait aussi s’appliquer à l’enquêteur – le contre-enquêteur – Pierre Bayard, ce qui rend la lecture de cet ouvrage d’autant plus délicieuse. Disons que Bayard a entraîné la lectrice que je suis dans le même tourbillon de conviction que celui dans lequel Jeff entraîne son amie et son infirmière. Il n’empêche… l’interprétation de Bayard sur le meurtre supposé de l’épouse Thorwald n’est que la phase préliminaire d’une démonstration autrement plus percutante sur le vrai meurtre – dont je ne dirai rien ici – qui a échappé à tous, et dont tout le monde se fout. 

J’aimerais bien que Pierre Bayard se penche sur le film Les Oiseaux, du même Hitchcock. J’en ai pour ma part une interprétation œdipienne – jocastienne – qui me semble évidente, sans doute un peu trop évidente. Si « le cinéma est peut-être plus intéressant encore que la littérature pour réfléchir sur la manière dont nous reconstruisons le monde à notre insu », il reste du pain sur la planche. Au-delà de démonstrations séduisantes et difficiles à réfuter, l’entreprise de dessillement de Pierre Bayard permet de réfléchir au statut du personnage de fiction, mû par une volonté propre. Cette idée-là est vertigineuse, et aucun fictionnaire ne pourra la réfuter. C’est sans doute pour cela que l’on écrit de la fiction… pour être le dieu créateur de personnages dotés de libre-arbitre. 

*

NB : Il existe un remake de Fenêtre sur cour, un téléfilm de 1998 avec Christopher Reeve dans le rôle principal. Les conclusions sur le meurtre supposé de l’épouse sont différentes de celles du film d’Hitchcock. Il y a doute, alors que chez Hitchcock il y a aveux. Preuve, s’il en est, que dans ce film mineur, on a détecté que quelque chose clochait dans l’œuvre source… En revanche, il n’y est pas question de l’autre meurtre, le meurtre que Pierre Bayard met en évidence. 

 


mardi 31 octobre 2023

Désappartenir de Sophie Képès

Sophie Képès, Désappartenir, Psychologie de la création littéraire, éd. Maurice Nadeau, 20 octobre 2023, 240 p.



Voilà un essai littéraire remarquable qui trace deux sillons non parallèles, mais convergents : le premier creuse une veine autobiographique, l’autre creuse dans les attitudes d’écrivains face à leurs pratiques, leurs motivations, leurs confessions. Il ne s’agit pas dans cet ouvrage de poser la question « comment je suis devenu écrivain » mais bien « pourquoi je suis écrivain ». Et ce pourquoi trouve des réponses dans l’enfance, dans l’ascendance, dans la langue. (...)

Pourquoi devient-on écrivain ? On est, dans cet essai, à la recherche de frères et de sœurs en écriture. On se bricole une famille pour se prouver que l’on n’est ni folle ni seule. Les écrivains, la plupart des écrivains, ont quelque chose à dire et à écrire parce qu’il leur est arrivé quelque chose dans l’enfance, ou dans la vie. Ecrire, c’est à la fois mettre à distance et accepter les douleurs, les manques, les failles. Ce n’est pas que cela, bien entendu, mais le geste premier, l’élan primordial, vient de là. On écrit avec ce qu’on a, ou ce que l’on n’a pas eu. On écrit parce qu’on cherche – ce qui nous manque, ce qu’on nous a volé, ce qu’on nous a tu.

Lire l'article sur La Règle du Jeu

lundi 30 octobre 2023

L’Art et son miroir de Hubert Haddad

Hubert Haddad, L’Art et son miroir, éd. Zulma, 5 octobre 2023, 624 p.

« Sous forme d’abécédaire, l’art n’est plus une histoire mais un panorama » note Hubert Haddad dans ses addenda, en fin d’ouvrage. C’est bien sous forme d’abécédaire que se présente L’Art et son miroir, qui pourrait tout autant être qualifié de dictionnaire amoureux. Et la lectrice que je suis est allée puiser dans cet essai selon ses propres goûts. Dans l’ordre alphabétique : Francis Bacon, Victor Brauner, Burne-Jones, Giorgio de Chirico, Paul Delvaux, Marcel Duchamp, Jean Fouquet, Velázquez et ses Hilanderas, Ingres, Léonard de Vinci, Gustave Moreau, Piranèse, Nicolas de Staël, Zurbarán, piochés parmi les quelque cent-vingt entrées proposées. J’ai constitué mon musée imaginaire à partir de l’abécédaire d’Hubert Haddad. Musée imaginaire qui, on en conviendra, même si j’ai laissé de côté Magritte et Masson, ressemble furieusement au musée dont Alphan Bogue est conservateur à Ecorcheville, dans l’univers de Georges-Olivier Châteaureynaud. Ce préambule pour marquer une proximité d’imaginaire. Dis-moi qui tu hantes et je te dirai…

Un panorama de l’art n’est jamais exhaustif. Vingt vies ne suffiraient pas à embrasser toutes les composantes, les déclinaisons, les civilisations. Hubert Haddad prévoit un deuxième tome à cette déjà somme. Dans ce volume, et parmi les entrées que j’ai choisies, ce n’est pas une flèche du temps qui se dessine, ni même une courbe, mais une constante, ou plutôt deux, au moins : la non-adéquation (parfois peu évidente pour le profane) entre l’artiste et son temps, et la recherche de la vérité. Bon, la vérité, en art, c’est un sujet délicat, un sujet philosophique. Si nous avons l’art afin de ne pas périr de la vérité, c’est bien pour dénicher ailleurs que dans le réel une vérité plus acceptable. Le miroir que tend Haddad à l’histoire de l’art est une sorte de miroir de sorcière : il s’agit de décrypter des élans singuliers comme autant de forces occultes.

Prenons Jean Fouquet, par exemple. Au seuil de la Renaissance, il s’en remet à la géométrie et à la forme pour tendre vers l’abstraction :

« Cette intelligence des figures et du plan est […] manifeste dans La Vierge et l’Enfant entourés d’anges, où la vierge royale à la peau blanche, en habit d’époque, entourée d’anges rouges et bleus vifs, exhibe un sein d’une troublante rondeur entre les têtes aussi rondes de l’enfant et des chérubins et au-dessus des plis horizontaux d’un drap. […] Une œuvre si composée au sens moderne – illustrant les théorèmes d’Apollonios de Perga sur les coniques – provoque une sorte de vertige entre abstraction et réalisme, spiritualité et sensualité. »

Hubert Haddad balaie l’art selon sa propre approche, celle du médium. Il ne s’agit pas de parcourir les siècles – même si dans son essai chaque peintre est remis dans sa perspective historique voire sociologique – mais bien de surligner les écarts entre l’artiste et les attendus de l’époque. Autrement dit, entre l’académisme et l’invention, entre les pompiers et les créateurs. Ce que l’art nous offre est toujours une surprise, et parfois une surprise à rebours. Sur ce thème, le chapitre consacré à Ingres est magnifique : « Tout nimbé d’étrangeté surréelle, [il] prépare à son insu la succession des avant-gardes. » 

Chaque chapitre est bâti, peu ou prou, sur le même schéma : une entrée en matière de type « punch line » non sur le peintre traité mais sur la façon dont l’art est envisagé, une mise en situation historique et sociologique, une analyse éclairante de l’œuvre. Cette manière de procéder donne à chaque entrée un caractère complet, un mini-essai stupéfiant de synthèse. Le tout est écrit dans la prose sculptée, éblouissante, inégalée d’Hubert Haddad – on reconnaît sa patte immédiatement à l’agencement de la phrase, à son balancement. Haddad écrit en artiste. Et parce qu’il est aussi peintre, il interroge la peinture et la statuaire selon ses propres interrogations. Et parce qu’il est aussi le frère inconsolable d’un peintre suicidé, l’épilogue s’intitule « Notes pour un frère défunt. »

Dès l’épigraphe, le lecteur est averti : « Il n’est en art qu’une chose qui vaille : celle qu’on ne peut expliquer » (Georges Braque). L’entreprise d’Hubert Haddad n’est pas l’explication de l’art, mais son déchiffrage. L’érudition englobe l’histoire de l’art dans un tout tourbillonnant, signifiant, non linéaire. Le concept même d’ « histoire » de l’art perd ici son sens académique. Nous ne sommes pas, dans L’Art et son miroir, sur une frise temporelle, mais à l’intérieur d’une sphère de significations croisées. Le titre de l’ouvrage indique bien cela, invite à cela : traverser le miroir des évidences. Je ne doute pas que dans le tome suivant – qui sera écrit, j’en suis sûre – on trouvera Dalí et Jérôme Bosch appariés dans la représentation d’un monde déchiffré à la même aune, à quatre siècles de distance(1). 

Il me reste à sortir de ma zone de confort et à aller lire les entrées consacrées à des artistes que je connais moins, ou mal, ou pas du tout. L’Art et son miroir est de ces ouvrages sur lesquels on revient. Un ouvrage de référence, déjà.  

*

Notes

1 – Je ferais le même parallèle, tout aussi personnel, en ce qui concerne le chapitre consacré à Las Hilanderas, le tableau de Velázquez et ma lecture récente de la novella Spin, de Nina Allan. « Car tisser, c’est déjà créer », écrit Hubert Haddad. Les chefs d’œuvre, quel que soit leur support, dialoguent entre eux. La critique littéraire et la critique d’art tissent elles aussi des liens, qui créent de la conscience. 


mercredi 18 octobre 2023

Légendaire de Jean Claude Bologne

Jean Claude Bologne, Légendaire, éd. Le Taillis Pré, septembre 2023, 144 p.

 

L’imaginaire de Jean Claude Bologne se déploie ici en courts textes regroupés en trois parties distinctes : « Il est un peuple », « Ce que content les arbres » et « Le roi rebelle ». Trois parties introduites chacune par une planche iconographique qui donne le ton. 

Autour d’une aquarelle stupéfiante d’Otto Ganz, Bologne imagine douze peuples (plus un) qui sont autant de variations autour du manque ou du trop : « Il est un peuple dont les doigts sont des couteaux et les dents des hachoirs » ou encore : « Il est un peuple d’unijambistes dont le pied est si vaste qu’il leur sert de parasol ». Ces variations sur le physique ou la psyché de notre humanité créent un ensemble d’une exactitude effarante, par l’imagerie expressionniste. Tout est poussé à son extrême, cerné au noir, et met au jour une liste de douleurs et d’aspirations métaphorisées. L’ensemble dessine une humanité autre, évoquée dans le treizième texte (le « plus un » évoqué plus haut dans mon décompte) : « Il est un peuple, et c’est le mien, qui contient tous les autres dans sa tête. » Le pouvoir de l’imagination est ici tourné vers l’humain.

C’est une sculpture saisissante en bois flotté de Werner Lambersy qui ouvre la deuxième partie du recueil. Nous quittons le règne animé pour pénétrer dans le monde des arbres, sous forme de « dits ». La parole est donnée à neuf arbres – pommier, noyer, coudrier… – qui tous ont une valeur symbolique et historique parce qu’ils sont étroitement liés à l’histoire de l’homme. Jean Claude Bologne dresse un panorama de symbiose entre nature et culture, entre les arbres et les hommes, annoncé dans le premier texte de ce volet. L’homme est un être unique qui naît, vit, vieillit et meurt. L’arbre fait partie d’un cycle naturel de mort et renaissance, tout pommier est tous les pommiers. Bologne fait s’exprimer l’arbre à la première personne, ce qui lui donne une singularité inscrite dans l’Histoire. 

Une encre de Danièle Blanchelande introduit la troisième partie du recueil, « Le roi rebelle ». Dans ce versant, on compte : du « premier néant » à la « onzième plaie », pour finir sur un douzième texte qui devient « le dernier infini ». Le chiffre 12 est particulièrement symbolique dans les cultures occidentales – travaux d’Hercule, mois de l’année, signes du zodiaque, jusqu’aux douze preux de Charlemagne, et j’en passe. Dans cette série de douze textes dont le dernier tend vers l’infini et dont le premier, que je considère comme le chapitre zéro, ouvre la série, c’est une Histoire plus que symbolique – cryptée, occulte, ésotérique, transcendante – qui est contée et déchiffrée à l’aune d’une érudition mise à la portée du lecteur. Malicieusement, Bologne donne à la réflexion déployée dans ces courts textes, un coup d’avance. Entendons par là que nous sommes à n+1 : le troisième testament (une constante dans l’œuvre de Bologne !), le sixième sens, la onzième plaie… En historien et en fictionnaire, l’auteur déploie une histoire de l’émancipation de l’Homme, de Ad Genesim à Ad Apocalysim. L’ensemble est vertigineux, qui renvoie à nos fondements et à nos aspirations.

Le titre, Légendaire, ne doit pas être pris comme adjectif mais comme substantif. La légende, c’est ce qui doit être lu. Légendaire est à lire, ce sont des textes écrits au cordeau, dans une langue travaillée jusqu’à la clarté la plus pure, la plus évidente. Des textes qui parlent de ce qui nous a fait, et de ce qui nous fait. Un recueil qui ne parle seulement de nous, mais qui dit ce que nous sommes, culturellement, symboliquement. Et qui le dit par le truchement d’un imaginaire singulier, alliant l’érudition la plus intelligible à l’humanité la plus éclatante. 

Jean Claude Bologne poursuit une œuvre qui tend vers une abstraction intelligible immédiatement, qui jamais ne perd son lecteur en route. Une œuvre toute personnelle de dévoilement des secrets du monde, le monde tel que l’Homme l’a forgé, ou… imaginé. 


lundi 16 octobre 2023

Ici-bas de Georges-Olivier Châteaureynaud

Georges-Olivier Châteaureynaud, Ici-bas, éd. Grasset, 11 octobre 2023, 384 p. 

Nous revoici au bord du Styx, dans la cité d’Ecorcheville, cette enclave dystopique soumise aux imprévus d’un territoire mythologique proche et inaccessible. Le cycle de L’Autre Rive s’achève, on le croyait diptyque, on se réjouit qu’il soit, en fin de compte, un triptyque. Quarante-cinq ans ont passé depuis les débuts, vingt ans depuis les péripéties survenues au château d’Eparvay, dans A cause de l’éternité. Nous revenons en ville, donc.

Pour être une enclave étrange, Ecorcheville n’en est pas moins rattachée au territoire national. Des pluies diluviennes s’abattent sur la cité, le Styx est en crue. Un haut-commissaire est dépêché sur place, pour rendre compte de la situation à Paris, apporter son expertise, et tenter de gérer la crise. Tout le petit monde d’Ecorcheville tient son rang : le maire et son épouse, l’évêque et sa gouvernante, l’adjoint à la culture et le directeur du musée de tératologie, professeur de mythologie appliquée à la retraite. Pour qui a lu les deux premiers volets, les noms de tous ces personnages sont connus : le maire est un Bussetin et son premier adjoint un Estéral, l’évêque un Propinquor, tous représentants des trois familles praticiennes de la ville, depuis des décennies. Le directeur du musée de tératologie est Strabon Martin, dont nous avons fait la connaissance dans le tome précédent. Quant à l’adjoint à la culture, nous le connaissons bien, il s’agit d’Alphan Bogue, jeune héros d’A cause de l’éternité, que nous retrouvons marié et père de famille. Et donc, le Styx est crue. Une crue plus que centennale ou millénaire, une crue immémoriale. Sur ce territoire étrange où la mythologie embrasse le quotidien, deux univers vont entrer en collision, ou plutôt en fusion.

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mercredi 11 octobre 2023

Nina Allan

Nina ALLAN


Voilà. J’ai lu (et relu pour certaines des publications) les livres de Nina Allan. Je m’y suis plongée le 25 août, nous sommes à la mi octobre. Lire d’un seul élan tous les livres de Nina Allan mène au vertige. Les motifs s’entrecroisent, les situations se répondent, les personnages s’entrechoquent dans des arches narratives travaillées au petit point, de texte en texte. C’est de la broderie. Et parce que j’entrevoyais ce travail de broderie, moi l’ancienne brodeuse, j’ai achevé la lecture de l’œuvre complète par la novella Spin, qui reprend le mythe d’Arachné.

J’enrage un peu de ne pas avoir le temps, ni sans doute la force, de me lancer dans une étude approfondie des textes de Nina Allan. J’entrevois comment ça marche, dans ces textes-là. Je peux envisager, à gros surjet, l’arche narrative supérieure qui s’élabore de texte en texte, depuis les débuts. Mais, pour l’instant, et sans doute définitivement, je passe mon tour. Pourtant, il y a, dans cette œuvre encore en élaboration, tous les motifs qui me motivent et me meuvent depuis que j’analyse des textes. 

Par exemple, la juxtaposition du réalisme et du fantastique, ou de la SF. Avec, souvent, une figure féminine centrale. Je pense à La Fracture, bien entendu, mais aussi à la nouvelle « Poussière d’étoile » du recueil Stardust. Autre exemple : le personnage de Maree, dans La Course. Les figures féminines sont, chez Nina Allan, victimes et victorieuses, perdues et sauvées. Encore un motif qui me remue, et que je traque, finalement, dans toutes mes lectures, je m’en rends compte : l’étrangeté du monde du cirque et des freaks. Une des plus belles nouvelles qu’il m’ait été donné de lire depuis que je lis est « La Porte de l’avenir », toujours dans le recueil Stardust. Le monde circassien y est apparié avec les horreurs de l’Histoire, par un glissement temporel qui est, de mon point de vue, la seule façon de dire l’indicible. Je pense ici au Verger de Georges-Olivier Châteaureynaud. Le Créateur de poupées met en scène un nain qui entretient une correspondance assidue avec une femme internée en HP. Leur point commun : les poupées, leur confection, l’histoire des leurs créateurs. Ce roman, remarquable, est une sorte de road movie tout autant physique que psychologique. Ce n’est pas l’étrangeté des personnages qui est interrogée, mais bel et bien l’étrangeté du monde que des êtres exceptionnels – par leur apparence physique ou leur univers mental – acceptent puis duquel ils décident de s’extirper. Les personnages de Nina Allan sont mus par une volonté qui n’a que peu à voir avec la volonté de puissance. Ils s’ébrouent. Gagnent une liberté qui leur est, par nature, par assignation politique, économique ou sociale, interdite. 

Et puis, il y a la conduite du récit. Nina Allan est, à l’évidence, une nouvelliste. Une orfèvre de la miniature. Ses romans s’articulent selon des imbrications de textes qui ne sont pas des empilements, mais des tissages. Changement de narrateur, changement d’époque, remise en perspective. En trame et en lice, Nina Allan, de publication en publication, fait émerger le motif entier de son œuvre. Nous n’en connaissons pas encore le dessin complet. 

Une dernière considération, qui pour moi a son importance : dans les remerciements de fin d’ouvrage – cette pratique très anglo-saxonne qui commence à se répandre dans l’édition française – Nina Allan salue toujours sa mère, et son compagnon. Son compagnon est un géant de la littérature, inutile de citer son nom ici. Elle aussi est une géante. Ils vivent tous deux en Ecosse, sur une île. 

*

Tous les livres de Nina Allan sont disponibles aux éditions Tristram, et quelques-uns en poche 10/18. 


mercredi 13 septembre 2023

L’Archipel de l’écriture d’Emmanuel Ruben

Emmanuel Ruben, L’Archipel de l’écriture, éd. Le Robert, coll. Secrets d’écriture, 7 septembre 2023, 234 p.

 

Emmanuel Ruben est de ces écrivains géographes qui cartographient leur œuvre littéraire. La géographie, bien plus que l’Histoire, suscite l’imaginaire. Pour Ruben, la projection imaginaire apparaît dès l’enfance, avec la création de la Zyntarie, territoire inventé mais porté en soi comme une vérité d’évidence, territoire qui prend consistance véritablement lors des voyages, singulièrement en Europe. La Zyntarie, c’est l’Europe, il s’en rend compte. Un continent qu’il ne cartographie plus, mais qu’il parcourt et explore. Parce que la carte n’est pas le territoire, et que la carte ne dit rien des habitants et des rencontres possibles.

La collection des éditions Le Robert, nommée « Secrets d’écriture », permet à un écrivain de mettre a plat sa pratique, d’y réfléchir et de la partager. Emmanuel Ruben a le sens du partage. Il nous entraîne, au fil des chapitres, dans une promenade intime, semée de souvenirs d’enfance et de détails très matériels, comme le choix d’un tabouret pour écrire sans se casser le dos. L’ensemble est absolument savoureux. D’autant plus savoureux que l’auteur, essayiste de sa propre pratique, tutoie son lecteur, et l’apostrophe sans jamais prendre une position dominante. Ses réflexions sont à la hauteur empathique de ses romans : nulle pose dans ces pages, mais la posture parfaitement assumée, avec simplicité et modestie, d’un écrivain. 

Les références à Gracq sont nombreuses, souvent en clin d’œil, comme la partie intitulée « en pédalant, en écrivant » – Ruben est aussi cycliste, il partage sur les réseaux sociaux ses ascensions et parcours. La référence à Glissant, via l’archipel, permet de comprendre que le voyage ne se fait pas pour voyager et en rapporter des souvenirs que l’on va mettre en mots, mais bel et bien pour chercher la rencontre et les points de convergence entre sa propre histoire et celle d’un continent. Tout cela est écrit avec conviction, et sans donner de leçon, comme dans une conversation amicale dont le fond est d’importance. 

L’Archipel de l’écriture se lit avec un plaisir véritable. On trouve entre les pages des planches de bandes dessinées, des plans et des cartes surgies de l’enfance, comme si l’auteur ouvrait pour nous les tiroirs de sa chambre d’enfant, lieu où l’imaginaire a commencé de se déployer. Dans cet essai Emmanuel Ruben prend son lecteur par la main, lui explique les erreurs qu’il a commises et rectifiées, comme l’organisation des notes dans les carnets, insiste sur l’importance de laisser reposer le texte. Des questions apparemment anodines, ou incongrues, sont posées : faut-il prendre des notes en chemin ou simplement le soir lorsqu’on s’est posé ? Faut-il travailler en musique ? Faut-il se relire à haute voix ? Autant de petits secrets révélés qui n’expliquent en rien le talent, mais sont donnés avec confiance comme des cadeaux précieux.

L’œuvre littéraire d’Emmanuel Ruben est déjà forte de plus d’une dizaine de publications. Il est un écrivain encore jeune – il est né en 1980 – et reconnu. L’homme est sympathique : lors des rencontres avec les lecteurs, il est attentif aux questions qui lui sont posées, jamais poseur, jamais docte. Et, je le tiens d’une amie écrivaine, attentif aussi aux auteurs invités avec lui dans ces rencontres, ce qui n’est pas toujours la norme… Ce sont ces qualités, chaleureuses, que l’on retrouve dans cette autobiographie littéraire. Emmanuel Ruben y parle, certes, de lui, mais s’adresse avant tout à toi, lecteur.

Voilà une bien jolie manière de pénétrer dans la pratique d’un écrivain, de comprendre ce que c’est que d’écrire. En cette rentrée littéraire où l’accent est mis avant tout sur les romans, il est bon de lire cet ouvrage qui décortique la fabrique personnelle d’un romancier modeste et talentueux.

 


mardi 12 septembre 2023

La Terre plate de Violaine Giacomotto-Charra et Sylvie Nony

Violaine Giacomotto-Charra et Sylvie Nony, La Terre plate, Généalogie d’une idée fausse, première édition : Les Belles Lettres, 2021, éd. Folio Histoire, 7 septembre 2023, 320 p.

 

On a tous entendu au moins une fois cette légende : Christophe Colomb voulait prouver que la terre était ronde et arriver en orient en prenant la mer vers l’ouest. Et les marins embarqués avec lui étaient persuadés qu’à un moment donné les caravelles arriveraient au bout de l’océan, et tomberaient dans des abimes où les attendaient des monstres fabuleux. Colomb débarque sur un continent inconnu le 12 octobre 1492, date qui, par tradition et commodité, marque la fin du moyen-âge. Et, par translation, on en conclut qu’au moyen-âge tout le monde pensait que la Terre était plate. 

La légende est belle, mais elle est fausse. Primo parce que trouver une nouvelle voie maritime vers l’orient était devenu nécessaire pour éviter de se confronter aux Ottomans. Secundo parce qu’au moyen-âge, tous les esprits éclairés savaient que la Terre était ronde, et ce depuis l’Antiquité.

Violaine Giacomotto-Charra et Sylvie Nony, dans un essai remarquablement accessible et pédagogique, remontent deux fils : celui de l’histoire scientifique qui, depuis la Grèce antique, et sans jamais faillir, affirme, preuves physiques et mathématiques à la clé, que la Terre est ronde ; et celui de la continuité dans l’histoire de la propagation de cette idée fausse que la Terre est plate, idée étrangement revenue sur le devant de la scène – sur le devant des réseaux sociaux – en ce XXIe siècle.

Je ne résiste pas au plaisir de citer le dernier paragraphe de l’essai avant sa conclusion, savoureux et révélateur de l’ignorance du plus grand nombre : « […] à ces constructions idéologiques autour des découvertes de Colomb et de la supposée résistance de l’Eglise, s’ajoute un mépris pour les études médiévistes, leur obscurité voire leur inutilité, dont nous pouvons attester au travers de notre expérience personnelle ». Et les autrices d’enchaîner avec un exemple tiré d’un film d’Alain Resnais, une scène entre Bacri et Jaoui, que je ne dévoile pas ici, mais qui est remarquable de répartie. 

Cet ouvrage nous permet, entre autres, de réviser ce que l’école nous a appris de la méthode d’Eratosthène, et de comprendre et interroger le mépris moderne envers le moyen-âge, considéré comme une période d’obscurantisme, ce qu’il n’était pas. Un essai passionnant, qui remet les idées en place et les pendules à l’heure. 


vendredi 8 septembre 2023

Eden de Audur Ava Olafsdottir

Audur Ava Olafsdottir, Eden, traduit de l’islandais par Eric Boury, éd. Zulma, 7 septembre 2023, 256 p. 

On n’est jamais meilleur romancier que lorsqu’on s’attaque avec légèreté à des thèmes essentiels. La légèreté n’est pas la facilité, être léger c’est savoir ce que pèse le poids. Le poids de nos actions, de nos réactions, de nos décisions. Audur Ava Olafsdottir est, dans le domaine de la légèreté pesant son poids de plume sur la réalité, une orfèvre. Elle nous en donne une nouvelle fois la preuve, ici, avec Eden, un roman magnifique, magnifiquement traduit par Eric Boury.

Car il faudrait commencer l’analyse par saluer la traduction, puisque l’un des thèmes du texte est la défense et l’illustration des langues minoritaires en passe de disparaître. Voilà la spécialité universitaire de la narratrice, Alba. Alba a une quarantaine d’années, est linguiste, et son mental jamais ne s’écarte de la linguistique, des déclinaisons, des rapprochements grammaticaux et lexicaux. Alba est une femme qui pense en structures linguistiques, et qui décrypte le monde, l’absurdité du monde, à l’aune de ces structures. 

Les langues, c’est le monde. On le sait depuis l’effondrement de la tour de Babel. Mais le monde, comment va-t-il ? Pas si bien que ça, on le sait aussi. Audur Ava Olafsdottir va marier, apparier, dans son roman, l’accueil des migrants et la lutte contre le réchauffement climatique. Et tout cela coule dans le texte avec une fluidité exemplaire, porté par une voix narrative des plus singulières et des plus impliquées.

Alba s’interroge sur son empreinte carbone. Elle court d’un point à l’autre de la planète pour défendre les langues minoritaires, pour expliquer l’intérêt de les préserver, mais les voyages en avion ne sont pas sans incidence. Dans une prise de conscience renforcée par la prochaine publication d’un recueil de poèmes rédigé par un ancien étudiant avec qui elle a eu une aventure, elle décide d’acquérir une petite maison délabrée entourée de terres, sur lesquelles elle va planter des arbres, comme pour se racheter, et de ne plus bouger.

Eden est un conte merveilleux, qui, comme dans un des précédents romans de l’autrice, tresse aussi – surtout ? – le motif de la maternité inattendue. Et la maternité a à voir, dans ce texte-là, avec la préservation de la terre-mère. Il s’agit de planter des arbres, pour compenser ses déplacements universitaires qui cherchent à sauver des langues en voie – voix – d’extinction. Il s’agit d’accueillir, chez soi, vraiment chez soi, un ado débrouillard, seul au monde ou presque, et de lui léguer un monde potable et habitable. Dans le village où s’installe Alba, tout un petit peuple est à l’œuvre, pour faire comme si l’on ne dansait pas sous un volcan – nous sommes en Islande, ne l’oublions pas. Un dépôt-vente géré par la Croix-Rouge locale propose dans ses cartons les livres de linguistique qu’Alba ne veut pas conserver. Mais dans les marges de ces ouvrages très pointus, des annotations qui ne sont pas de sa main parlent d’elle. Les habitants du village dévorent ces livres très spécialisés, pour tenter de comprendre la trajectoire d’Alba, cette femme seule échouée dans le village comme on échouerait sur une rive favorable. C’est l’étudiant-amant l’auteur des annotations, et ce qu’il dévoile dans les marges de livres de linguistique est plus parlant, plus intime, que ce qu’il a mis dans son recueil de poésie.

Eden est un roman, un conte,  basé sur la préoccupation de la préservation – de la planète, des langues en voix d’extinction – et de la permanence de liens infrangibles : les liens d’un père avec sa fille, les liens d’une amitié masculine dont Alba devient le centre et la dépositaire, les liens qui unissent tous les humains, autochtones comme migrants. Et c’est tout en légèreté, avec un talent immense de conteuse, d’observatrice et de fictionnaire, qu’Audur Ava Olafsdottir nous démontre, une fois encore, qu’un texte puisant au plus profond d’une réalité islandaise singulière acquiert une dimension universelle de réflexion, d’humanité et d’humanisme. 


mardi 5 septembre 2023

Perspective(s) de Laurent Binet

Laurent Binet, Perspective(s), 16 août 2023, éd. Grasset, 288 p.


La disposition adoptée par Laurent Binet est complexe. Perspective(s) est un roman épistolaire, doublé d’un roman politique, triplé d’un roman historique, quadruplé d’un roman policier. Quadruple tour de force, parfaitement mené à bien. 

Nous sommes à Florence en 1557. Catherine de Médicis est reine de France, son cousin Cosimo duc de Florence ; Michel-Ange, à Rome, peint la Sixtine tandis que Pontormo, son collègue maniériste, s’attèle aux fresques de l’abside de l’église florentine de San Lorenzo ; dans les couvents de futures saintes entretiennent le souvenir de Savonarole et déplorent la décadence artistique tandis que Bronzino défend le maniérisme. Lorsque Pontormo est retrouvé mort dans le chantier des fresques de San Lorenzo, Cosimo confie l’enquête au peintre et architecte (et accessoirement premier historien de l’art) Vasari, son ami et conseiller. C’est dans cette effervescence toscane de la haute Renaissance que nous emmène, nous entraîne, Laurent Binet. La correspondance éparse de vingt et un épistoliers, donnée dans l’ordre chronologique, dresse un tableau esthétique et politique d’une Florence au centre de tous les bouillonnements. 

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jeudi 24 août 2023

L’Echiquier de Jean-Philippe Toussaint

Jean-Philippe Toussaint, L’Echiquier, éd. de Minuit, septembre2023. 

Stefan Zweig, Echecs, traduction de Jean-Philippe Toussaint, éd. de Minuit, septembre 2023. 



Mars 2020, confinement. On s’en souvient. Les engagements pris par Jean-Philippe Toussaint – réunions littéraires, rencontres, salons – sont annulés, et l’auteur, qui n’avait pas de projet d’écriture en cours, décide de traduire Le Joueur d’échecs de Stefan Zweig, traduction que les éditions de Minuit publient en cette rentrée littéraire, en parallèle de L’Echiquier. Quelque peu ébahi, comme nous tous, par cette période étrange qui nous assigne à résidence, Toussaint se fixe une routine : diviser ses journées en deux, une partie pour la traduction, une partie pour la rédaction d’un texte dont il ne sait pas où il va, ni ce qu’il raconte. Mais, peu à peu, l’auteur comprend ce que le texte dit. 

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Journal d’un scénario de Fabrice Caro

Fabrice Caro, Journal d’un scénario, éd. Gallimard, coll. Sygne, août 2023 



Fabrice Caro a la vis comica. Le comique est une mécanique qui se doit d’être bien huilée, et Caro excelle dans cet art mécanique rigoureux et exigeant. Son narrateur, Boris, est scénariste. Il a écrit un scénario tout en tendresse et en retenue, sur une rupture. Les personnages se nomment Ariel et Marianne. Pour les interpréter, Boris ne voit que Louis Garel et Mélanie Thierry. Il a intitulé le scénario Les Servitudes silencieuses, et voudrait que Christophe Honoré réalise le film, en noir et blanc. Son journal commence le jour où Jean Chabloz l’informe qu’il a lu et aimé le scénario, et qu’il veut que le projet aboutisse. « Nous allons faire un beau film » répète-t-il.

Sur ce point de départ, assez mince, une tornade de péripéties se met en branle, dévorant tout sur son passage, et singulièrement la teneur-même du scénario. De renoncement en renoncement, poussé par les producteurs d’une chaîne TV, Boris modifie son scénario afin qu’il puisse intéresser le plus de spectateurs possibles – pas que les Parisiens mais aussi et surtout les provinciaux, pas que les intellectuels mais aussi et surtout un public populaire, etc. Louis Garel et Mélanie Thierry ne sont plus que des silhouettes qui s’éloignent à grande vitesse, le scénario devient farfelu, lorgnant plus du côté de La Soupe au chou que d’un Rohmer ou un Carax. 

Voilà pour la réalité. Parallèlement se met en place toute une série de quiproquos, parce que Boris n’a pas le courage de dire à la femme qu’il vient de rencontrer, et dont il est amoureux, que le scénario évolue sous la pression des producteurs ; parce que Boris n’a pas la force de parler de ses états d’âme à son meilleur copain qui est en plein divorce… Le scénario de la vie de Boris relève du comique de situation, dans le registre de la tendresse. Le scénario massacré par les producteurs relève, lui, du comique franchouillard en limite de scatologie. La confrontation de ces deux formes de comique est irrésistible.

Le roman de Caro est truffé de références cinématographiques et musicales délicieuses. Les inserts du texte du scénario qui nous sont donnés sont savoureux, on y voit Boris se battre bec et ongles pour conserver un peu de poésie et de hauteur dans une histoire qui tourne au grand guignol. 

Voilà un roman à lire d’une traite. On y rit à gorge déployée, souvent, et l’on a tout aussi souvent la gorge serrée. Caro construit une histoire de désastre et de renoncements sur le seul mode qui soit approprié au malheur de l’homme contemporain : le comique. Le talent de Fabrice Caro repose, entre autres, sur la maîtrise parfaite des mécanismes comiques et sur une empathie formidable envers les petits perdants quotidiens.

Une réussite indéniable, que ce Journal d’un scénario. A lire, et à offrir autour de soi. 


mardi 22 août 2023

Plexiglas d’Antoine Philias

Antoine Philias, Plexiglas, éd. Asphalte, 22 août 2023, 240 p.

Cholet, Maine-et-Loire, 55 000 âmes, ou à peu près. Une de ces villes moyennes comme il en existe tant en France : boutiques fermées en centre-ville, déploiement de ZAC, ces zones commerciales qui s’articulent autour d’un hypermarché entouré d’enseignes de bricolage et autres, toujours les mêmes, du nord au sud et de l’est à l’ouest du territoire national. Cholet, 31 décembre 2019 : c’est là qu’Elliot arrive, ou plutôt revient. Il est d’ici, sa sœur jumelle y vit, son grand-père y est en EHPAD et sa maison est disponible. Elliot s’y installe, dans sa chambre d’enfant – les parents ont déserté durant l’enfance des jumeaux. Elliot et ses 30 ans, son désoeuvrement, ses désillusions, sa jambe plâtrée. Elliot et sa vie qui boite. 

Antoine Philias bâtit un roman qui pourrait faire penser à la fois à Nicolas Mathieu et à Fabrice Caro. Un roman d’un réalisme sociologique abouti, et d’une ironie tendre tout aussi aboutie, pleine d’empathie pour les personnages. Et des personnages, il y en a, qui sonnent tous plus vrai les uns que les autres. Lulu, tout d’abord, la caissière de Carrefour, au seuil de la retraite, qui décide de s’intéresser à son propre sort et à celui des autres employés, se documente sur les revendications sociales, occupe les ronds-points. Ces deux-là, Elliot et Lulu, vont former le duo de base de toute une petite foule romanesque, une petite foule de petites gens – la sœur coiffeuse à domicile, le beau-frère employé chez Leroy-Merlin, le vigile payé-debout… pour ne citer que les personnages principaux.

Le roman s’articule sur une année entière, selon les fêtes et les saisons, transpercé par l’épisode du COVID et du confinement. Ces travailleurs de deuxième ligne ne sont pas confinés, ils officient tout d’abord sans masque, sans gel, puis, enfin, derrière des plaques de plexiglas. Ils sont ceux que l’on n’applaudit pas à 20:00, et qui ont marné toute la journée pour des salaires plus que modiques. Si la sœur et le beau-frère d’Elliot ont pu profiter du confinement pour cuisiner et prendre quelques kilos, Lulu est restée rivée à sa caisse, inquiète pour son fils enfermé dans un studio à Paris, et le vigile du Carrefour a peaufiné ses remarques envers la clientèle sur le port maladroit du masque et le passage obligé par la borne de gel hydro alcoolique. C’est à ses côtés qu’Elliot, en fin de RSA, dégote un emploi.

Plexiglas est un roman politique qui met les obscurs dans la lumière. Ils le méritent. Ceux que parfois l’on appelle « les vraies gens de la vraie vie », expression idiote, tous les gens sont vrais, et toutes les vies. Mais ces trajectoires-là, qui s’effectuent loin de Paris ou des grands centres régionaux, sont, finalement, majoritaires. Cholet, ville moyenne dirigée par un édile maintes fois condamné, devient l’exemple-même de la ville de province non pas abandonnée, mais oubliée. Pourtant, on y vit, on y aime, on s’y débat, on y rit, on y forge de belles amitiés. 

Singulièrement, la couverture de Plexiglas, avec son Caddie esseulé sur un parking de supermarché, évoque celle des Disparus de Mapleton de Tom Perrota – roman qui a servi de base à la série The Leftovers. Dans le roman de Perota, une partie de l’humanité disparaît, laissant le monde dans la sidération. Dans le roman d’Antoine Philias, une partie du territoire national – les petites villes, la diagonale du vide – et de la population – les travailleurs de deuxième ligne – indispensables et invisibilisés, sont mis sur le devant de la scène. Ces héros du quotidien, attachants, sympathiques jusque dans leurs contradictions, forment un chœur harmonieux. 


mardi 30 mai 2023

Regards croisés (46) – Sur la dalle de Fred Vargas

Regards croisés

Un livre, deux lectures – avec Virginie Neufville

Fred Vargas, Sur la dalle, éd. Flammarion, mai 2023, 512 p.

Il y a, chez Fred Vargas, cette capacité à brouiller la temporalité. C’est le brouillard, comme dans la tête de son  commissaire Adamsberg. Nous revoilà en Bretagne – ce n’est pas la première fois que l’autrice de rom-pol nous y entraîne – dans une Bretagne quasi folklorique, intemporelle. Oh, bien sûr, on utilise des téléphones portables et on conduit des voitures, mais, à bien y regarder, ce sont, finalement, de petites concessions faites à la modernité, voire à la contemporanéité. Nous sommes en Bretagne, donc. Les personnages du coin se prénomment ou se nomment Maël, Annaëlle, Cleach, Le Guillou, Braz, et j’en passe. Il n’y a pas de Le Goff, il me semble, mais il est fait mention d’un forgeron dans le texte. Le monde que nous décrit Vargas, dans Sur la dalle, est un monde atemporel presque exclusivement masculin, un monde d’hommes entre eux. Un des rares personnages féminins est une vipère, et son patronyme renvoie aux serpents. Trois autres personnages féminins sont placés sous des références plus positives et traditionnellement féminines : on trouve une Estelle, une Rose, et une Violette, bien sûr – Violette Retancourt qui, elle, mais le lecteur le sait déjà, porte un nom oxymorique, elle est plus forte qu’un homme. Jamais comme dans ce roman cette notion de brume temporelle et de voile masculin cachant le reste du monde ne m’était apparue si évidente.

Nous sommes en Bretagne, donc. Au XXIe siècle, si l’on veut. Dans le village où l’équipe d’Adamsberg est occupée à traquer un serial killer, on croise le sosie de Chateaubriand. Ce personnage est un descendant de l’écrivain, et la ressemblance est si frappante qu’il est une sorte de gloire locale que les touristes viennent photographier. Le seul endroit où on le laisse tranquille, c’est dans l’auberge, auberge qui sert de quartier général à l’équipe d’Adamsberg, et où l’on sert, évidemment, du chouchen et du cidre. 

Nous sommes en Bretagne, donc. Au XXIe siècle, si l’on veut. Les habitants du village se déchirent sur des superstitions : les ombreux et les ombristes, par exemple, les uns croyant que marcher sur leur ombre porte malheur et les autres s’ingéniant à piétiner les ombres des premiers. On fait référence aussi à un Américain superstitieux qui ne voulait pas voyager un vendredi 13, ni rédiger son testament par peur de mourir d’avoir testé. Et puis il y a cette histoire de fantôme boiteux, celui du château de Combourg, Chateaubriand oblige. Et puis il y a un bossu. Et puis il y a des puces sur les cadavres des victimes. Voilà tout l’univers de Vargas ramassé dans une intrigue.

Pour une fois, Adamsberg a une méthode d’investigation. Sa hiérarchie lui donne tous les moyens qu’il veut, et dans le village breton c’est une bonne cinquantaine de policiers qui opèrent. Porte-à-porte, barrages sur les routes, surveillances de nuit, rien que du traditionnel sans âge. Seul le lieutenant Mercadet opère dans la sphère contemporaine, avec son ordinateur. De l’intrigue en elle-même, je ne dirai rien, elle va son petit bonhomme de chemin. Bien entendu, c’est grâce aux rêveries d’Adamsberg qu’elle sera vraiment résolue. 

Le titre est trompeur. « La dalle », de nos jours, renvoie plutôt aux banlieues et aux grands ensembles bétonnés. La dalle de Vargas, et d’Adamsberg, est la table d’un dolmen, dolmen sur lequel le commissaire va s’allonger afin de laisser son esprit divaguer. Un dolmen, bien entendu, puisque nous sommes en Bretagne.

Je m’interroge sur ma lecture. Je ne sais pas ce que j’attendais de ce nouveau roman de Fred Vargas. Disons que je ne suis pas déçue. Mais que je ne suis pas, non plus, « déçue en bien ». Aucune véritable surprise, à part peut-être une incursion dans le grand-banditisme, aucune fausse note, un ronronnement paisible, quoi. Mes deux Vargas préférés restent L’Homme aux cercles bleus, et Un peu plus loin sur la droite. Deux romans des débuts. Sans doute parce que depuis ces deux découvertes, je n’ai plus été surprise, ni secouée. 

Lire l’article de Virginie Neufville sur son blog Fragments de lecture


vendredi 19 mai 2023

Le Sacrifice du roi de Livie Hoemmel

Livie Hoemmel, Le Sacrifice du roi, éd. Plon, 4 mai 2023, 448 p.


Il y a autour de cette publication un arsenal de storytelling. On ne sait rien de l’auteur, son nom est un pseudonyme que l’on qualifie de « sibyllin » (je n’ai pas résolu l’énigme, j’ai même demandé à Chat GPT, qui a calé…), Le Sacrifice du roi est un premier roman, et l’on nous dit que Livie Hoemmel est passionné par le monde des échecs. On veut bien croire tout cela, car cela n’engage à rien. Les ficelles éditoriales relèvent du marketing émotionnel. Si je me suis penchée sur ce roman, c’est parce que la figure centrale en est Bobby Fischer. On l’aura sans doute remarqué, je lis à peu près tout ce qui tourne autour des échecs, en évitant soigneusement tout ce qui concerne les parties en elles-mêmes. Ce qui m’intéresse, c’est ce qu’un écrivain fait du monde des échecs. Sans remonter jusqu’à Zweig ou Nabokov, je citerai parmi mes derniers éblouissements dans le domaine Antoine Choplin et Denis Grozdanovitch. Disons-le d’emblée, avec Le Sacrifice du roi, on est loin du chef d’œuvre. 

Cependant… Le Sacrifice du roi n’est pas sans mérite. Balayons d’emblée l’écriture en elle-même, qui s’appuie sur tout un catalogue de citations littéraires ou philosophiques expliquées, soulignées, et bénéficiant parfois de notes de bas de page. Un seul exemple, parmi bien d’autres : un paragraphe commence par la phrase « Ce fut comme une apparition », avec une note de bas de page indiquant qu’il s’agit d’un emprunt à Flaubert. Soit le lecteur reconnaît la citation et la note est inutile, soit le lecteur ne la reconnaît pas, et le renvoyer à L’Education sentimentale n’ajoute rien à l’intrigue. Intrigue qui d’ailleurs tourne plus autour des Liaisons dangereuses, cela est d’ailleurs largement souligné. Autre chose : ce roman aurait mérité une relecture plus soigneuse. Un seul exemple, là encore : l’un des personnages principaux, Olga, est une petite orpheline que l’on place dans un dans une institution. Sauvage, asociale, elle se réfugie dans la lecture. Page 111, on apprend que, fillette, quand elle lisait Dumas, elle devenait la « figure vengeresse d’Edmond Dantès », mais à la page 139, Olga a grandi et a été transférée dans un hôpital psychiatrique. Fidèle à elle-même, elle se rend à la bibliothèque et « s’arrêt[e] sur un ouvrage du XIXe siècle, Le Comte de Montecristo d’Alexandre Dumas, dont la quatrième de couverture « reti[e]nt son attention. » Voilà un personnage, Olga, dont la caractéristique première est une fabuleuse capacité de mémorisation, et qui oublie, en moins de trente pages, qu’elle a déjà lu le livre de Dumas… Ajoutons à cela que, singulièrement, cette petite fille russe ne s’intéresse pratiquement qu’à la littérature française, et que l’auteur cite lui aussi une majorité d’auteurs français. Comme il n’y a pas d’indication de traduction, on peut en déduire que l’auteur sous pseudo est français. Et que le lectorat visé est français lui aussi. Bref, l’emballage du roman est marketisé.

Mais, je le redis, Le Sacrifice du roi n’est pas sans mérite. Toutes les restrictions narratives que j’ai évoquées ne m’ont pas incitée à refermer le bouquin. C’est un signe – enfin, un signe pour moi. Que raconte le roman ? Eh bien, ce roman se donne pour mission d’expliquer l’énigme de la chute de Bobby Fischer. Bobby Fischer ? Oui, lui, le génie des échecs, le champion adulé qui a vaincu les Russes en pleine guerre froide. Le Bobby Fischer sur lequel s’ouvraient les bulletins d’information américains, avant que l’on traite du Vietnam ou du Watergate. Celui qui a mal tourné, mal fini, parano enfermé dans un délire antisémite, celui qui versait 20% de ses gains à une secte. La guerre froide, justement. La petite Olga qui lisait Le Comte de Montecristo a été missionnée par Brejnev pour anéantir le génie américain. Cette enfant géniale – géniale comme Bobby est génial – est mandatée pour redorer le blason soviétique échiquéen.

Le roman est scindé par la typographie : la plus grande partie du texte est présentée en police sans sérif, il s’agit d’un manuscrit présenté comme rédigé par un ami d’enfance de Bobby. On y détaille, en trois parties distinctes, l’ascension d’Olga, l’ascension de Bobby, et la rencontre des deux personnages. Le narrateur est partie prenante de l’histoire, il est le fils d’un espion du KGB installé à New-York – on le croirait tout droit sorti de la série The Americans – et l’ami indéfectible de Bobby. On se souvient sans doute que la mère de Bobby, Regina, était une sympathisante communiste, qui avait fait ses études de médecine à Moscou. Tout cela s’imbrique parfaitement. Paradoxalement, je me suis moins intéressée à l’histoire d’Olga, fabriquée, qu’à l’histoire de Bobby, basée sur une biographie réelle. 

Quel est le plan des Soviétiques ? Redevenir les maîtres des échecs sur l’échiquier politique. Bobby les a malmenés – le fameux combat de 1972 – et cela leur est inacceptable. Le plan échafaudé par la géniale Olga est diaboliquement efficient. Sur le papier, et dans l’élaboration. Mais c’est faire abstraction du facteur humain. Et l’abstraction, quand on parle des échecs, c’est quand même primordial.

Si comme le disait Einstein « Dieu ne joue pas aux dés », il joue aux échecs. Dans le roman, littéralement, il joue. Bon, il y a un artifice, bien entendu. Mais il est bien amené, et plausible sur le plan architectural. La construction mentale imaginée par Olga, puis réalisée, est une merveille d’invention. Je n’en dirai pas plus, mais c’est bien ce suspens, enlevé, qui m’a emportée. Le joueur d’échecs jouant contre Dieu est un motif littéraire et véridique. Plusieurs grands maîtres ont affirmé avoir joué contre Lui, parfois en Lui donnant un pion supplémentaire, et être sortis vainqueurs de la partie. La paranoïa de Bobby Fischer s’inscrit dans cette lignée de grands maîtres. L’intérêt du Sacrifice du roi est de broder autour des fragilités psychiques de Bobby Fischer, de leur donner un cadre romanesque. 

Le roi, ici, c’est Bobby. L’idée de sacrifice est à la base de quasiment toutes les fictions bâties sur les échecs. Que l’on se souvienne, a minima, de la série Le Jeu de la dame (The Queen’s Gambit), qui a fasciné des millions de spectateurs. Les échecs sont le jeu roi par excellence, un duel d’abstraction. Le Sacrifice du roi joue sur cette veine, mêlant lutte entre soi et Dieu, et guerre froide. Les dernières pages sont bâties sur une série de rebondissements ou twists narratifs et mentaux qui évoquent les diverses possibilités de résolution de l’énigme de base – qui a rédigé le manuscrit ? Tous les coups sont envisagés, comme sur une fin de partie d’échecs. Cette construction de fin de partie est virevoltante, et épuisante. Sans compter qu’on y croise Poutine et Nalvany.

Mais ne serait-ce que pour découvrir par quel stratagème Olga va concevoir la partie entre Bobby Fischer et Dieu, le roman mérite le détour.