jeudi 21 novembre 2013

Chroniques de la dernière révolution d'Antoni Casas Ros

   

Antoni Casas Ros, Chroniques de la dernière révolution, septembre 2011, 305 p

Les chroniqueurs sauvages


Antoni Casas Ros publie son quatrième ouvrage, son troisième roman, et ces Chroniques de la dernière révolution sont, à l’évidence, un grand livre. Peut-être le premier roman réellement contemporain d’une littérature française qui vit encore au XXe siècle, quand ce n’est pas au XIXe. On nous donne enfin accès à un monde spéculatif dans lequel la fiction rend compte de notre actualité au travers d’un miroir grossissant non déformant. Et ce monde-là, d’un réalisme anticipatoire exacerbé mâtiné de poésie, et de désespoir, nous le prenons carrément en pleine figure.

Les Chroniques de la dernière révolution mettent en scène, très logiquement, des chroniqueurs qui ont pour mission de rendre compte de leur temps présent. Ces chroniqueurs sont jeunes – ils pourraient être « nos » jeunes –, post-ados pré-adultes. Une organisation très organisée les lance de par le vaste monde à traquer l’événement sur le vif. On leur procure le gîte et le couvert dans tous les pays, les billets d’avion, les contacts sur place, les faux papiers si nécessaire. Ces jeunes gens, qui ont entre 13 et 27 ans, publient leurs articles sur le web, et sont lus par neuf millions de personnes par jour. De la jeunesse, ils ont la fougue et la sensualité.

Mais tous sont privés de ce qui devrait être le privilège du jeune âge : l’insouciance. Ils sont lancés, catapultés, en orbite post 11-septembre, ils postulent pour ce voyage, sont demandeurs, volontaires. Par idéalisme, ou pour combler des failles, des manques. Ils sont les témoins héroïques d’un monde en plein effondrement. Le nôtre.

« Nous sommes arrivés à un point extraordinaire, un moment unique dans l’histoire où les oppresseurs sont dans une telle confusion, le système capitaliste à un tel degré de gangrène que tout semble s’effondrer sans que nous ayons à faire le moindre effort. Les choses fondent, se désintègrent d’elles-mêmes, plus besoin de faire quoi que ce soit ». La révolution, dans ce contexte, prend la forme du sacrifice. Les adolescents, sur tous les continents, montent sur les buildings, ou dans des avions, et se lancent dans le vide. Ce geste, qui passe pour poétique, est accompli au nom d’une certaine Y, invisible prêtresse charismatique. Et chimérique. À bien y regarder, à bien y réfléchir, nous sommes ici face à un motif du plus pur romantisme et de la plus pure anarchie : on offre sa vie à la Muse, à la femme (symbolisée par l’Y), et l’on illustre la sentence selon laquelle « l’ordre est masculin [et] l’anarchie féminine ». Mais l’on ne sacrifie que soi, on ne tue personne d’autre que soi. Il ne s’agit pas de faire la guerre, de partir les armes à la main, ou les bombes à la ceinture, et de défaire l’ennemi. Ni de s’indigner, de planter des tentes au cœur des villes, et de revendiquer une place dans la société. L’effarement n’en est que plus grand. Et la riposte impossible. L’impasse de notre système capitaliste, ou la pérennité des totalitarismes (en Chine, notamment) conduisent, dans ce roman, inévitablement, à la mort des plus jeunes. Avant que la révolution change de forme, mais non de cap.

Ulysse et Lupa, deux de ces chroniqueurs, partent à la recherche de la mystérieuse Y. Cette quête-enquête entraîne le lecteur dans un monde halluciné et parfaitement scindé : les entrailles obscures du cinéma Rialto, à New-York, d’une part, où, sur fond de heavy métal, on discute et partouze allègrement, et la clarté du Mexique, d’autre part, où, sur fond de pyramides et de transe peyotlienne, on vit tous les temps à la fois. Ulysse-le-bien-nommé est le personnage central de cette odyssée dans l’espace et dans le temps. La référence aux mythes grecs, dans le roman, est d’ailleurs suggérée, on y trouve ou devine, par exemple, les figures de Cybèle, de Déméter et de Perséphone. Le Rialto est le monde chtonien (1) auquel s’oppose un Mexique solaire rempli de chants d’oiseaux. La mythologie mexicaine n’est pas oubliée, avec Quetzalcoalt, le serpent à plume, qui fait le lien entre les deux mondes.

Le Mexique… à nouveau… comme dans Le Théorème d’Almodovar, comme dans le recueil Mort au romantisme. Et le Mexique plus présent encore qu’on ne le croit, dans ces Chroniques. Les deux jeunes héros se nomment Ulysse et Lupa, ce qui renvoie au roman de Roberto Bolaño Les Détectives sauvages, roman situé au Mexique, et dans lequel on trouve deux personnages prénommés Ulises et Lupe. La partie centrale du roman de Bolaño est constituée de différents témoignages. De la même manière, le roman de Casas Ros donne à lire les textes de différents chroniqueurs qui rendent compte de l’état du monde, des actions des Free Jumpers (ces jeunes qui se jettent dans le vide), et des avancées de la science. La composition du roman, les prénoms des deux personnages, et d’autres motifs à découvrir, sont un hommage rendu à Bolaño. On est au-delà, ici, du propos d’Enigma, du jeu métalittéraire autour de la figure d’un écrivain métafictionnel (Vila-Matas). On n’est plus dans un jeu. Même si Casas Ros s’amuse à fictionnaliser dans le roman quelques personnages de la vraie vie, comme le musicien Aerik Von et le critique-écrivain Bart. Il y en a d’autres, cachés dans les ténèbres du Rialto, Valentina la photographe, par exemple, que quelques lecteurs identifieront.

Aux témoignages des chroniqueurs s’ajoutent les rapports du détective Waldo Balstam. Et les récits de Lupa et Ulysse. Ces changements de points de vue sont une manière de restituer un monde éclaté et en déliquescence, mais aussi un parti pris affirmé de narration. Le cas de Waldo Balstam, qui travaille pour un FBI dont les initiales signifient ici Fabulous Bureau of Interconnexion, est un exemple très réussi de retournement, de volte-face, de… révolution à 180° : lui qui affirme dans un premier temps être « un rationaliste de nature » que sa formation « a rendu insensible à l’inexplicable » change de point de vue au contact de Lupa. Ses rapports circonstanciés se transforment en journal de bord, puis en journal intime. Balstam en vient à penser qu’il « enquête sur la vie elle-même », et aboutit à la conclusion que « les événements peuvent sortir totalement de la sphère de la logique sans pour autant perdre leur capacité à la clarté ». Il en va de même pour le lecteur qui se trouve face à un texte polymorphe et polyphonique. Il lui faut, à ce lecteur, accepter de basculer dans une autre logique narrative, la seule peut-être qui puisse rendre compte de la complexité, et de l’absurdité, du monde à venir. Dans ce roman, l’omniprésence de la couleur bleue, contrebalancée par l’orange complémentaire, est la marque picturale d’un monde peint plus que dépeint.

La lecture des Chroniques de la dernière révolution requiert une adhésion complice à la sinuosité du récit, et à la gravité fantaisiste du romancier. Une fois la lecture achevée, on conserve, comme en persistance rétinienne, l’impression d’avoir voyagé au bout d’une réalité augmentée.
  
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(1) On se souvient que dans le précédent roman d’Antoni Casas Ros, Enigma, le professeur Joaquim Santz boitait. Nous l’avions identifié à Héphaïstos. Dans Chroniques de la dernière révolution, le jeune Ulysse a une jambe aux muscles atrophiés, suite à un accident de scooter, ce qui le met sous le double signe de la difficulté à marcher : il traîne la jambe, et son prénom évoque les pieds gonflés (c’est là une des étymologies possibles du nom « Ulysse »).

Bandeau de l'édition espagnole, avec citation de cet article