vendredi 11 décembre 2020

Le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas

Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, éd. Folio Classique, coll. XL, novembre 2020, 1264 p.


Relire, dit-elle…

Le plaisir de cette relecture relève de la joie pure. Dumas, je l’ai découvert tard. J’ai dévoré Les Trois Mousquetaires alors que je venais d’achever mes études universitaires, puis Joseph Balsamo, puis Le Comte de Monte-Cristo, en un été. L’histoire d’Edmond Dantès, je m’y suis replongée souvent, films et téléfilms, et dans le texte aussi. Disons que j’en suis à ma quatrième relecture du texte. Et chaque fois dans une édition différente.

On ne dira jamais assez l’importance du poids du livre dans nos mains, la douce douleur de la pliure du poignet sous la gravité de plus d’un millier de pages, la magie de faire défiler sous son pouce, comme pour un flip-book, ce que l’on a lu, et ce qui reste à lire. Pour les textes longs, très longs, je préfère le volume unique. J’y trouve une sensualité, une promesse. Je suis pour le temps étiré, dans l’intrigue et son traitement, et pour la dévoration, dans la lecture. Idem pour les séries : beaucoup d’épisodes avalés d’une seule traite, ou presque. J’aime les pavés. Je viens de relire Le Comte de Monte-Cristo dans l’édition Folio Classique en un seul volume, dans une collection baptisées XL, collection qui ne compte, me semble-t-il, que deux ouvrages : outre celui de Dumas, Les Misérables de mon cher Victor Hugo. 

Tout le monde connaît l’intrigue du Comte de Monte-Cristo, c’est notre culture commune. Trois temps forts, d’inégale ampleur, scandent l’histoire : la promesse du bonheur, l’emprisonnement injuste et l’évasion, la vengeance. Le château d’If fait à jamais partie de notre imaginaire, de même que le trésor dans l’île. Personne n’a oublié le nom du navire sur lequel Edmond Dantès revient à Marseille – le Pharaon – ni le prénom de la jolie fiancée des Catalans – Mercedes. Ça commence à Marseille, ça se poursuit en Orient tout en ellipse, en Italie, ça bifurque en Corse, et ça prend véritablement forme à Paris, sur les Champs-Elysées et à Auteuil, où Edmond Dantès, devenu comte de Monte-Cristo, a établi son camp. Car il s’agit de mener bataille, de se venger des traitres, de ne pas faillir à la mission que l’on s’est donnée.

Le Comte de Monte-Cristo est un roman noir, désespéré. Le beau jeune homme capitaine de navire, joyeux, confiant, n’aspirant qu’au bonheur d’une vie simple auprès d’une épouse aimante devient un dieu vengeur, manipulateur, sûr de sa mission. Il détient les secrets de la médecine et du haschich, il est servi par des domestiques dévoués corps et âme, il possède une esclave, il apparaît sous différentes formes – abbé, lord… –, il est omniscient et omniprésent. Il fait mourir et ressusciter une jeune fille, il est dieu. Ce dieu-là est saturnien, sombre, dégouté par ce que la vie a fait de lui. Mais il sait où il va, il sait ce qu’il veut, et lorsque les événements le prennent de court, il réagit en homme de pleins pouvoirs. Non de pouvoirs terrestres – ceux-là, les pouvoirs terrestres, sont aux mains des traitres qu’il traque : un banquier, un procureur, un pair de France, c’est-à-dire la finance, la justice et la politique – mais de pouvoirs souterrains, occultes – la richesse donnée comme dans un conte de fée, la dissimulation, la connaissance des poisons. Et puis, à la toute fin, le dieu ayant accompli sa vengeance redevient homme, entrevoit la possibilité d’un avenir plus clair. 

Je ne vais pas ici détailler l’intrigue, elle est, je l’ai dit, connue. Les noms d’Edmond Dantès, de Morrel, de Villefort, de Danglars, de Morcef et de Caderousse sont dans toutes les mémoires. On a peut-être oublié – mais je ne peux y croire – le personnage de Noirtier enfermé dans ce que l’on nomme à présent le « locked in syndrome », vieillard ne pouvant communiquer que par le regard, et le lesbianisme d’Eugénie Danglars qui, déguisée en homme, fuit avec sa maîtresse la maison paternelle où l’on veut la marier. La scène où elle coupe ses longues tresses brunes est extraordinaire de force et de justesse. 

Voilà, j’ai relu Le Comte de Monte-Cristo pour la quatrième fois. Je connais les replis de ce texte, les bifurcations de cette intrigue. Mais cela ne gâche en rien la joie de la relecture. Au contraire. Je me suis réfugiée dans cette histoire lue et relue comme dans un abri douillet en ces temps compliqués de confinement. 

*

NB : cette édition Folio Classique est dérivée de l’édition en Pléiade. Préface de Jean-Yves Tadié, texte établi et annoté par Gilbert Sigaud. On appréciera l’appareil critique, éclairant. 

 


lundi 16 novembre 2020

La Métamorphose de Franz Kafka illustrée par Miquel Barceló

Franz Kafka, La Métamorphose, avec des œuvres originales de Miquel Barceló, éd. Gallimard, coll. Blanche illustrée, octobre 2020, 208 p.


Soixante illustrations originales de l’artiste majorquin Miquel Barceló soulignent, ou surlignent, le texte de Kafka. Dans cette nouvelle traduction française – celle parue dans la Pléiade en 2018 – la « vermine » de Vialatte devient « une énorme bestiole immonde ». L’énorme bestiole, sous le pinceau de Barceló, envahit tout l’espace de la feuille, giclures, coulures, taches superposées, petites pattes et mandibules en traits graphiques. Si l’on fait défiler les pages sous le doigt, comme pour un flip-book – mais il est tout de même dommage de traiter ainsi une aussi belle édition – on voit la palette s’assombrir, puis s’éclaircir un instant pour retourner au plus obscur. On suit le rythme du texte.

Sur ce texte universellement connu, Barceló pose le regard de sa propre lecture, venue de l’enfance, ou plutôt du début de l’adolescence : « J’ai lu La Métamorphose à l’âge de 13 ou 14 ans d’un trait, la nuit. Peut-être même deux fois de suite, comme j’avais l’habitude de faire parfois. Le jour d’après, en rentrant de l’école, j’ai trouvé ma mère en train de pleurer en le lisant, alors que je l’avais trouvé drôle et troublant. Ma mère pleurait à l’idée que j’avais lu ÇA. Je l’ai ensuite relu plusieurs fois. Peut-être à chaque décennie. Je le considère comme une sorte de comique essentiel et moderne (tel Cervantès). Plus les années et les évènements passent, plus je trouve Franz Kafka pertinent, avec cet humour qu’on disait juif mais qui est une forme très ancienne d’humanisme… désespoir cosmique… Métamorphose : changement. Le seul qui ne change pas est Gregor Samsa, il maigrit peut-être, mais il reste le même du réveil jusqu’à la fin. Autour de lui tout se transforme. Son père, sa mère, sa petite sœur ! Après lecture, on prend conscience de quelque chose qu’on avait oublié depuis longtemps, que l’on savait déjà. »


La lecture graphique de Barceló rend compte à la fois de la modernité de la nouvelle de Kafka, et du trouble qui saisit chaque lecteur lorsqu’il découvre ou redécouvre le texte. Au moins aussi cruelle que comique, à la fois fable sur les rapports familiaux et mise en abyme socio-économique, La Métamorphose toujours interroge et fascine. Avec les illustrations de Barceló, elle entre aujourd’hui dans la dimension particulière de la couleur éclatée. Un choc supplémentaire pour tenter d’entrer en profondeur dans ce texte.

La Métamorphose de Kafka illustrée par Barceló est à classer résolument dans la catégorie des beaux livres. A offrir, à partager. 



dimanche 8 novembre 2020

Poissons rouges et autres bêtes aussi féroces d’Ella Balaert

Ella Balaert, Poissons rouges et autres bêtes aussi féroces, nouvelles, éd. des femmes, octobre 2020, 188 pages.


Un recueil de nouvelles est un monde homogène présenté en fragments solides. C’est l’unité des textes qui fait sens et donne la clé de déchiffrement. Dans Poissons rouges et autres bêtes aussi féroces, Ella Balaert, malicieusement, choisit l’angle animal pour décrypter le monde réel. Le choix des mots a son importance, et d’ailleurs, dans les différentes nouvelles, les mots sont souvent mis en avant, pour leur rareté ou leur euphonie. Et les prénoms aussi : une Ophélie perdue, une Amélie épousée, pour poursuivre le rêve de créer la Rosalie parfaite, par exemple – nous reviendrons sur cette nouvelle étonnante, remarquable, intitulée « L’Araignée ». Le choix des mots a donc son importance, les « bêtes » ne renvoient pas directement aux animaux et à leur animalité, et « féroces » n’est pas synonyme de cruelles… Ella Balaert a choisi de placer son recueil sous l’ombre tutélaire d’Edgar Allan Poe, l’écrivain se faufile dans les nouvelles, ouvertement ou camouflé, mais réduire l’ouvrage à un démarquage serait faire fausse route, et fausse lecture, me semble-t-il.

Dix-sept nouvelles composent le recueil, d’ampleur variable. Le texte situé au mitan – le neuvième, donc – est intitulé « La Chienne de chasse » et s’appuie sur deux motifs sur lesquels je voudrais insister, qui me semblent donner la mesure intrinsèque de l’ensemble. Regardons l’argument : une chasseuse de tête tente de débaucher un cadre. Elle n’aime pas le mot « chasseuse », qui rime avec « tueuse » et lui préfère celui de « chasseresse », qui rime avec « déesse ». Sauf que, bon… je n’en dis pas plus, mais la dame chasse bel et bien un gibier d’entreprise. L’héroïne de cette histoire féroce et non cruelle est ancrée dans une réalité économique et sociale, elle exerce une profession moderne. Elle est aussi en relation avec une certaine Léonor – salut !, au passage, cher Edgar Allan Poe – qui est enceinte. L’héroïne de cette histoire très féroce a grandi avec ses chiens, elle allait dormir avec eux dans le chenil, sans que ce soit une punition, son père n’en savait rien. Il faut dire que son père était bien occupé à tabasser sa mère… Dans le texte central d’un recueil de nouvelles, il se passe toujours quelque chose qui se répartit harmonieusement sur la première et la deuxième partie du livre. Ici, deux motifs : le corps des femmes, l’attitude des hommes.

Dans Poissons rouges et autres bêtes aussi féroces il se joue quelque chose de la mécanique organique des femmes : les règles, les fausses couches, la cellulite, la jouissance clitoridienne, la transpiration… Tout cela est ouvertement décliné ou dessiné à bas bruit, la Léonor enceinte de la chasseresse de tête, par exemple, ou la profession – gynécologue – d’un mari. Le corps des femmes, et son horlogerie, sont envisagés au plus près, dans des histoires où les bêtes symbolisent, plus qu’elles ne métaphorisent, l’angoisse ou la puissance. Puissance née de l’angoisse, ou du traumatisme. Angoisse née de ce que l’on demande aux femmes, de ce que la société, ou les hommes, c’est pareil, demandent aux femmes. Dans « Le Faucon », Johanna expérimente toutes les vertus de tissus étranges vendus sur un stand du marché : « Après l’étoffe antistress, elle achète, comme Francine, cinq mètres d’un textile anticellulite. Au moindre mouvement, des microfibres palpent la peau, la pincent, la plissent, cassent les amas graisseux, éliminent les toxines. » Dans « La Mouette », sur un mode poétique qui n’est pas sans rappeler le Marienbad de Barbara et l’étole d’engoulevent de la chanson, une femme déambule à Cabourg dans un décor proustien poussé à son paroxysme. Mais, sur le sable, dans les traces de pattes des oiseaux, elle déchiffre des kangis japonais, celui qui représente la femme, celui qui représente l’homme… que va-t-elle faire, cette femme au col de plumes blanches, à l’homme qu’elle a rencontré ? Et pourquoi ? Les hommes, dans ces nouvelles, sont violents, ou indifférents. Tentateurs. Bourreaux. Les femmes réagissent. 

La plus aboutie des réactions féminines est sans doute celle d’Amélie, l’épouse de cet homme qui aura passé sa vie à tenter de créer la rose parfaite : la rose-femme, sa Rosalie. Dans la nouvelle « L’Araignée », la bête féroce n’apparaît que pour la chute, surgie par nécessité, venant contrebalancer l’hybris d’un Frankenstein botaniste. Durant des années cet homme-là aura cherché à hybrider le corps de son épouse – ses cheveux, des lambeaux de sa peau, le sang de ses règles… – avec la fleur. Fleur qu’il saura, une fois seulement, faire palpiter et jouir, tandis qu’il délaissait, au fil des années, une épouse que l’on croyait résignée. Nouvelle parfaite, parfaitement menée, surprenante et limpide.

« Je tiens que le réel est présent dans chacune des nouvelles fantastiques d’Ella Balaert avec une acuité et une prégnance qui font défaut à beaucoup, sinon à la plupart des auteurs réalistes » écrit Georges-Olivier Châteaureynaud dans sa préface. Je suis d’accord. C’est bien dans ce sens que j’ai lu Poissons rouges et autres bêtes aussi féroces. Les bêtes féroces du titre ne renvoient pas à l’hybridation humain/animal, il ne s’agit pas non plus de métamorphoses, ou de mise en perspective métaphorique. Le monde fantastique d’Ella Balert, dans ce recueil, c’est la vie même. Une vie bien réelle, de l’ordre du réel qui cogne, férocement. La vie de couple, les rapports homme/femme, mais aussi le racisme ou la compréhension de la mort dont je n’ai pas parlé ici, ne sont en rien une toile de fond. Ils sont, au contraire, le cœur même du recueil. 



mardi 27 octobre 2020

Un hiver à Wuhan d’Alexandre Labruffe

Alexandre Labruffe, Un hiver à Wuhan, éd. Gallimard, coll. Verticales, septembre 2020, 128 p.


C’est l’histoire d’un écrivain à qui l’on propose, fin 2019, un poste d’attaché culturel dans une ville industrielle chinoise. L’écrivain s’appelle Alexandre Labruffe, et l’on peut affirmer qu’il écrit diablement bien. La Chine, il connaît. Il a fait plusieurs séjours, jamais touristiques, toujours en immersion salariée ou missionnée, dans ce pays schizophrène, république populaire mais désormais ancré dans l’économie de marché. La productivité a un prix, exorbitant : la Chine est le pays de la pollution acceptée, du développement industriel à tout prix, de la main d’œuvre entassée. En courts paragraphes que l’on ne peut comparer à des clichés photographiques tant ils sont écrits, au vrai sens du terme, là où la photo ne ferait que décrire, Alexandre Labruffe tisse un texte en va-et-vient sur ses aventures chinoises depuis la fin du siècle dernier. (…)

Lire l'article sur La Règle du Jeu


samedi 24 octobre 2020

Chroniques d’une station-service d’Alexandre Labruffe

Alexandre Labruffe, Chroniques d’une station-service, éd. Gallimard, coll. Verticales, août 2019, 144 p.

 


Avant Un hiver à Wuhan, dont je parlerai par ailleurs, Alexandre Labruffe a publié dans la même collection Verticales chez Gallimard, en 2019, un roman dont le titre laisse à penser qu’il s’agit de chroniques rédigées sur le vif. La chronique, ça a à voir avec le temps (qui passe) et rarement avec le romanesque. Dans Chroniques d’une station-service, on est dans le romanesque le plus déjanté et le plus poétique, camouflé sous la forme de fragments écrits au jour le jour par un narrateur joliment nommé Beauvoire.

Beauvoire, donc, est employé dans une station-service, en proche banlieue parisienne. Il télécharge et diffuse dans ce qu’il appelle la « capsule » – c’est-à-dire le bâtiment qui abrite la caisse, les toilettes, les gondoles de comestibles et quelques mange-debout – des films de série B ou Z, qu’il adore. Il voit dans Mad Max, ou dans les films de zombies, une amplification réaliste du monde ambiant. Les clients défilent : des personnes seules, des familles, des collègues de bureau… toute une humanité en transit, de passage pour une station dans une station-service. Ce que Beauvoire nous fait voir et entendre de ces clients, c’est une absurdité du monde en marche, des bribes de surréalisme et de non-sens. Et ce que Beauvoire nous donne de ses réflexions à propos de ce défilé d’humanité, c’est une philosophie de l’attention légère, légèrement étonnée. Les gens, pour lui, sont ainsi, à peu près incompréhensibles. Son patron passe une fois par semaine, il vient voir comment son entreprise est tenue et dispense des discours de marketing et de management dont le vocabulaire semble tout droit sorti d’un manuel de manager pour les nuls. Tout cela est savoureux, désespéré, drolatique.

L’observation du monde à partir d’un microcosme ne fait pas forcément un roman. Alexandre Labruffe introduit des motifs de comique de répétition, ou plutôt de succession ou d’enchainement, qui donnent à son texte une force de drôlerie hilarante. Par exemple, c’est dans la station-service que des personnes, jamais les mêmes, viennent confier à Beauvoire des livres que d’autres personnes, jamais les mêmes non plus, viennent récupérer à la caisse. Dans ces livres, il y a des signets, ou des pages cornées, des mots soulignés, des messages secrets. Une jolie japonaise, qui vient acheter des chips en vélo à la station-service chaque semaine, pratique un art martial où le combat consiste à ligoter son adversaire. Le narrateur, hors de son lieu de travail, fouille dans ses poches à la recherche de monnaie et donne à un SDF sa clé USB – où il a enregistré la seule copie d’un roman qu’il est en train d’écrire – au lieu d’une pièce. Dans la capsule, on joue aux dames, on organise des expos photos, on danse sur du charleston remixé… Tous ces motifs se recoupent et s’entremêlent, c’est le grand théâtre du monde,  bizarre. 

Il y a des livres dont la lecture fait du bien, et Chroniques d’une station-service est de ceux-là. Ça semble écrit à tout berzingue, mais il n’en est rien. Voilà un texte qui dit quelque chose du monde à un moment donné, sur un ton de mélancolie profonde dissimulée sous le burlesque. Bien plus efficace que n’importe quel traité de sociologie, ce roman énergique – dont le narrateur a tout de l’aboulique – est une petite merveille d’humanité en marche, et de poésie du quotidien. On retiendra, entre autres, les néons fatigués de ce hangar HORIZON, près de la station, dont le H et le Z rendent l’âme pour laisser apparaître le nom de la constellation ORION. Chroniques d’une station-service, c’est ça : un narrateur, la tête dans les étoiles, qui consigne ce qu’il se passe sur un petit bout de Terre. Plus qu’à ceux de Perec ou Vasset, c’est à l’univers de Pierre Etaix que ce roman renvoie. 


mardi 13 octobre 2020

La Femme-Ecrevisse d’Oriane Jeancourt-Galignani

Oriane Jeancourt-Galignani, La Femme-Ecrevisse, éd. Grasset, coll. Le Courage, 2 septembre 2020, 400 p.



En 1934 René Magritte peint un étonnant hybride, une femme-poisson. L’Invention collective est le titre qu’il donne à son tableau. La créature est l’inverse exact de la sirène des contes et des mythologies : le buste est animal, et le bas du corps, à partir de la taille, féminin. La sirène montre ici son sexe et n’a pas de poitrine, ni de bras. Oriane Jeancourt-Galignani imagine une gravure qui représenterait une femme-écrevisse, selon le même ordre que Magritte : tête animale et corps féminin. Mais la femme-poisson de Magritte est échouée sur le rivage, alors que la femme-écrevisse de Jeancourt-Galignani danse dans un paysage champêtre. L’une est morte, ou agonise, l’autre bouge en cadence, bien vivante. Le tableau surréaliste est déconcertant, référentiel, il inspire la surprise tout autant que le dégoût. La gravure, elle, est mystérieuse, on y devine un symbolisme moins sexuel que psychique, capable d’émouvoir hommes et femmes à la fois. La femme-poisson de Magritte surgit à l’évidence de la mer, ou de l’océan, c’est-à-dire de l’eau salée, tandis que la femme-écrevisse évoque le ruisseau ou la rivière, l’eau douce. Mais, comme il s’agit d’une gravure, elle surgit surtout d’un bain d’acide, d’une eau forte. Eau douce/eau forte. Il faut sans doute aller chercher du côté de cette opposition-là pour comprendre l’émotion qui naît à la lecture de ce roman.

Lire l'article sur La Règle du Jeu 

 


jeudi 24 septembre 2020

Les Métamorphoses de Camille Brunel

 Camille Brunel, Les Métamorphoses, éd. Alma, août 2020, 208 pages.

 

Il existe plusieurs manières de défendre ses idées, et l’une des plus élégantes, et sans doute des plus efficaces, est d’en passer par la mise en fiction. Camille Brunel est antispéciste et militant végane, l’animalisme est un de ses combats. Dans Les Métamorphoses, il imagine que sur la planète se répand un virus qui transforme les humains en animaux. Et parmi les humains, surtout les hommes, d’ailleurs. L’héroïne est une jeune femme militante que l’on découvre en début d’ouvrage au sein de sa famille, pour un repas de baptême. La jeune femme se prénomme Isis, elle est venue à la cérémonie et au banquet en couple, ou tout comme. Celle qui l’accompagne est Dinah, sa chatte, qu’elle nourrit depuis toujours de croquettes véganes et à qui elle a enseigné à ne pas chasser. Pour Isis, Dinah, c’est quelqu’un. 



jeudi 17 septembre 2020

Yoga d’Emmanuel Carrère

Emmanuel Carrère, Yoga, éd. P.O.L, août 2020, 400 pages.


Voilà un livre – un roman ? un moment d’autobiographie ? une autofiction non agressive ? – qui débute comme un reportage en immersion durant un stage de méditation. Cent-vingt personnes, hommes et femmes en nombre égal, mais séparés physiquement et chromatiquement (les hommes se voient attribuer des couvertures bleues alors que les celles des femmes sont blanches) tout au long du séjour, sauf pour les séances de méditation. On pourrait dire que Carrère adopte, dans les débuts de Yoga, un point de vue ironique, il regarde son voisin de tapis comme la réincarnation d’un de ses professeurs d’enfance, il est tout en distance par rapport à son sujet, qu’il maîtrise. Le yoga et la méditation, Carrère les pratique depuis des années, il sait et explique clairement comment on doit parvenir à faire deux choses en même temps, tendre vers le haut et trouver une assise qui permettra de s’ancrer vers le bas, par exemple. Il est là pour dix jours, il a signé pour dix jours de silence. La première intention d’Emmanuel Carrère semble bien de composer « un petit livre souriant et subtil » sur la pratique de la méditation. Mais… 

Lire l'article sur La Règle du Jeu




lundi 7 septembre 2020

Chavirer de Lola Lafon

Lola Lafon, Chavirer, éd. Actes Sud, août 2020, 352 pages.


Entrer dans les coulisses, c’est ce à quoi nous invite Lola Lafon dans Chavirer. Des coulisses multiples, celles des cours de danse, des plateaux de télévision et des cabarets, mais également celle des familles, des collèges, et des hôtels particuliers où se terrent les loups. Il y a un âge de « chavirement » chez les filles qui se situe entre douze et quatorze ans, quelque part entre l’apparition d’une raison raisonnante et la puberté, qui excite et attire les prédateurs. Le récent ouvrage de Vanessa Springora mettait parfaitement en lumière cet âge-là, de basculement. L’héroïne principale de Chavirer est ainsi définie : « Cléo, treize ans, quatre mois et onze jours ». Cléo apprend la danse, dans un cours de modern jazz dispensé dans une MJC de banlieue parisienne. Cléo aime danser, elle est douée, veut « passer pro », ne ménage pas ses muscles de pré-adolescente. Cléo deviendra danseuse, portera des carcans de lourdes plumes qui lui meurtriront le corps autant que les extensions ou les arabesques. Cléo vivra dans une perpétuelle odeur de menthe camphrée, pieds déformés, muscles trop saillants. Cléo est et sera une danseuse. Chavirer est un des premiers grands romans sur la danse, et sur ce que subit le corps lorsque l’on danse.

vendredi 21 août 2020

Les Aérostats d’Amélie Nothomb

Amélie Nothomb, Les Aérostats, éd. Albin Michel, 19 août 2020, 180 pages.

Comment retomber sur terre après avoir donné à entendre, à la première personne, la voix du Christ en sa Passion ? Difficile… Lors de la rentrée littéraire 2019, Amélie Nothomb avait placé la barre assez haut avec Soif – très très haut, en fait – et voilà qu’en cette fin août 2020 elle nous ramène en Belgique. Bruxelles, littérature, champagne, chocolatines, parricide et matricide, voilà les ingrédients de son nouveau roman Les Aérostats.

Ange a dix-neuf ans, elle étudie la philologie. Elle est la colocataire d’une certaine Donate qui ne supporte pas que l’on déplace ses courgettes dans le bac à légumes du réfrigérateur commun. Ange est sollicitée par le père d’un jeune homme de seize ans prénommé Pie : il s’agit que le garçon guérisse de sa dyslexie et puisse passer brillamment son bac de français, oui, on est en Belgique, mais aussi dans le cursus scolaire républicain. Pie n’a jamais lu un livre. Problème.

Le texte est construit sur des scènes dialoguées assez savoureuses, Amélie Nothomb a un savoir-faire qui n’est plus à démontrer. Le gamin vierge de lecture, au nom improbable, parvient à lire Le Rouge et le Noir, Le Bal du comte d’Orgel, La Métamorphose, et tout un tas d’autres classiques. S’en suivent des discussions littéraires déviées de façon réjouissante et pertinentes entre l’étudiante en posture professorale et le jeune homme. Discussions suivies par le père de Pie, derrière une vitre sans tain.

Les Aérostats est un roman agréablement et humoristiquement pervers. Ange sait qu’elle est sous surveillance paternelle quand son élève l’ignore. Ange ne sait pas si elle en train de tomber amoureuse de Pie, qui n’est qu’un gamin, quand elle se fait entreprendre par un de ses profs quinquagénaire, prénommé Dominique. Ange et Dominique ont en commun le caractère épicène de leur prénom, ce qui renvoie à un roman précédent d’Amélie.

Tout cela finira dans une mare de sang.

On pourrait se réjouir d’un retour nothombien à la gravité légère, aux digressions sur les vertus combinées du chocolat, des olives vertes et du champagne, à la célébration de la ville de Bruxelles. On pourrait apprécier, vraiment apprécier, la chute du roman, qui donne à la littérature tout son sens meurtrier, c’est-à-dire de dessillement, et goûter le twist final qui apparaît en quatrième de couverture : « Le jeunesse est un talent, il faut des années pour l’acquérir. »

Mais… mais, lorsque l’on choisit comme thème principal la découverte de la littérature et ses éventuels prolongements assassins, on n’a pas droit au faux-pas. Surtout si l’on prend comme héroïne une étudiante en philologie, ce qui suppose des connaissances en latin et en grec. Il se trouve qu’Ange propose à Pie de lire l’Iliade. Qu’il apprécie, en bon ado qui préfère la guerre à l’amour. Rappelons qu’à ce stade des Aérostats, le jeune Pie n’a lu que Le Rouge et le Noir, imposé par Ange. Il n’a jamais rien lu d’autre. Et donc, voilà qu’il dévore l’Iliade, et peut en parler :

« […] Les Troyens, je les apprécie, surtout Hector.
- Qu’est-ce qui vous plaît en lui ?
- Il est noble, courageux. Et il a un point commun avec moi : il est asthmatique.
- Le mot asthme n’est pas employé dans le texte.
- Non, mais la description de sa crise ne trompe pas. Je reconnais les symptômes. Et je comprends qu’il soit allergique aux Grecs !
- Quand même, ils ont quelques éléments intéressants, Ulysse par exemple.
- Ulysse ? Un sale type ! Le coup du cheval de Troie, quelle infamie !
- Timeo Danaos et dona ferentes.
- C’est ça, oui. »
(P.30)

Euh… un gamin de 16 ans qui n’a pas encore lu l’Odyssée, et encore moins l’Enéide de Virgile dont est tirée la citation latine Timeo Danaos et dona ferentes ne peut raisonnablement pas soutenir une telle conversation littérairement serrée. Il n’est nullement question, dans l’Iliade, de l’épisode du cheval de Troie. Bien sûr, nous sommes là dans l’épaisseur du trait : la conversation est invraisemblable, et le vraisemblable n’est pas l’intention romanesque première d’Amélie Nothomb. Mais, quand même… dans un roman qui brasse, entre autres thèmes, l’influence de la découverte de lecture sur un esprit jeune modelé par une étudiante sensée maîtriser son sujet, cela fait un peu tache. Et gâche l’édification romanesque.

Rendez-vous est d’ores et déjà pris pour la rentrée littéraire 2021. On y attend un Nothomb plus convaincant.

jeudi 20 août 2020

L’Anomalie de Hervé Le Tellier

 Hervé Le Tellier, L’Anomalie, éd. Gallimard, 20 août 2020, 336 pages.

Voilà sans doute un des romans les plus réjouissants de la rentrée littéraire 2020. Et même si à la toute fin du texte le personnage d’une éditrice supplie son personnage d’auteur en ces termes : « par pitié, c’est trop compliqué, tu vas perdre tes lecteurs, simplifie, élague, va à l’essentiel », le lecteur n’est pas perdu. Il se laisse embarquer dans une aventure fantastique et politique, à moins qu’elle ne soit scientifique et philosophique. Dans tous les cas, c’est une aventure. Et embarquer, le bon verbe. Car tout commence dans un avion effectuant la liaison Paris-New-York, un jour de mars 2021. A moins que ce ne soit trois mois plus tard…

L’anomalie qui donne son titre au roman tient du prodige et de l’inexplicable : le vol 006 décolle de Paris en mars, atterrit sans encombres quelques heures plus tard à New-York ; et en juin de la même année, le même vol 006, avec le même équipage et les mêmes passagers, demande à amorcer sa descente sur New-York.

Lire l'article sur La Règle du Jeu 

Regards croisés (38) – Térébenthine de Carole Fives

Regards croisés
Un livre, deux lectures – avec Virginie Neufville


Carole Fives, Térébenthine, éd. Gallimard, 20 août 2020, 176 pages.


Un bon peintre est un peintre mort, surtout en notre siècle, semble-t-il. Les artistes reconnus aujourd’hui sont des plasticiens, ou des installateurs, ou des emballeurs, mais pas des peintres. Duchamp est passé par là au début du siècle dernier, bien sûr. Mais même après Duchamp, on a encore peint. Pollock, Rothko, de Staël, dirais-je. Pour le moins. C’est pourtant la marque infamante de la peinture qui apparaît en orange sur les murs de l’école des Beaux-arts de Lille, en 2004, « Peinture et Ripolin interdits ». Carole Fives, qui a suivi les cours de cette école, revient ici, sous forme romanesque, sur l’enseignement qui lui a été prodigué : la suprématie de la vidéo, des images et des écrans, des installations et du body art. Ce qui, même au début des années 2000 où l’autrice place son roman, datait sans doute déjà un peu. L’enseignement, même – et surtout – non académique, a toujours une longueur de retard, quand il se veut et se croit révolutionnaire.

Trois jeunes étudiants, forts de leur conviction que la peinture n’est pas morte, qu’elle a encore des choses à dire et à montrer, sont traités en presque pestiférés par leurs condisciples, et leurs tuteurs. Cependant, ils s’obstinent dans leur art, et sont cantonnés dans les sous-sols de l’école, sans chauffage et sans éclairage. Le trio est constitué de Luc, Lucie, et d’une jeune femme dont on ne sait pas le nom, et qui est traitée dans le texte au vocatif. Elle est un « tu » à qui l’autrice, ou la narratrice/le narrateur s’adresse, laissant entrevoir qu’il y a là un jeu de miroir. Carole Fives s’adresse sans doute à elle-même lorsqu’elle met en jeu et en scène ce troisième personnage. D’ailleurs, ce personnage abandonnera la peinture, par glissement, doucement et lentement mais sans douleur, pour l’écriture.

Les peintres sont ostracisés dans cette école des Beaux-arts, mais tout un pan de l’histoire de l’art également. Où sont les femmes ? Lorsqu’il est question d’évoquer ou d’étudier plus avant les phares de l’art contemporain, aucune artiste femme n’est mentionnée. Le professeur en charge de ces cours, interpelé par Lucie sur ce phénomène, avoue qu’il ne s’en est même pas rendu compte. Il laisse la parole à son étudiante pour un exposé centré sur les artistes féminines de la deuxième moitié du XXe et le début du XXIe. La page 46 du roman dresse une liste assez complète de ces femmes que l’on oublie souvent de nommer, et qui ont laissé une marque importante. Peut-être que le geste artistique des femmes dérange, parce qu’il y a souvent dans leur démarche une intention de mise en avant de ce qui se cache. L’exemple emblématique de ces artistes est sans doute Niki de Saint Phalle, dont le travail à la carabine est évoqué par Carole Fives.

Les trois héros de Térébenthine, titre choisi en presque dérision – ces jeunes gens n’ont même pas les moyens de s’acheter de la térébenthine, ils utilisent du white spirit et se fournissent dans les magasins de bricolage – vivent une vie de dèche inhérente à l’état d’artiste maudit. Le trio éclate à l’heure des choix de vie. Car il faut bien faire une fin. Personne ne veut de leur peinture, alors ils choisiront des destins différents. L’un de ces destins est désespéré, un autre raisonnable, le troisième, on l’a déjà vu plus haut, bascule d’un art à l’autre. Ces trois personnages de peintres en devenir, et qui tous ne le deviendront pas, forment une seule entité, à bien y regarder.

Voilà un court roman qui se lit d’une traite, dans lequel palpite un cœur féministe, et qui rend compte avec justesse des désillusions d’une jeunesse idéaliste.

*

vendredi 10 juillet 2020

La Carte et le Territoire de Michel Houellebecq lu par Philippe Duclos

Michel Houellebecq, La Carte et le Territoire, lu par Philippe Duclos, éd. Gallimard, coll. Ecoutez lire, 1 CD mp3, 9 juillet 2020.


La Carte et le Territoire est le livre qui a valu à Michel Houellebecq le prix Goncourt en 2010. On a dit de ce roman qu’il avait été « calibré » pour le prix et que l’auteur s’y était assagi après La Possibilité d’une île. On a dit que le titre n’était pas original, et cherché bien d’autres choses encore, comme un ou deux emprunts à une encyclopédie collaborative en ligne. Je ne reviens pas ici sur le contenu du roman, connu, glosé : l’art contemporain, la représentation du monde, la mise en scène d’un personnage nommé Michel Houellebecq, un crime, etc. On s’en souvient.

Ce qui m’intéresse, ici, c’est l’adéquation entre la voix et l’écriture. En général, j’ai du mal, avec les audio-livres. Tout simplement parce que la voix qui lit est toujours incarnée, et vient interférer avec « la voix que j’entends » quand je lis. Quand je lis, j’entends quelque chose, qui n’est pas de la musique, ni de la conversation ou de la confidence, et pas ma propre voix. C’est autre chose. Ça parle et ça ne parle pas, mais ma lecture, ce ne sont pas de simples caractères qui défilent devant mes yeux. Ça module, par exemple. En tant que lectrice, je lis tous les mots (ce qui ne veut pas dire que lis mot à mot…) Peut-être que nous sommes très différents, nous tous, lecteurs. Je connais une jeune femme capable d’avaler 150 pages en moins d’une heure, et de ne rien perdre de l’histoire. Mais je pense qu’en lisant si vite, elle a perdu quelques mots en route. Les mots, j’aime ça. La façon dont on les apparie, c’est ça qui m’occupe. Je lis lentement, profondément. Je respire une écriture. Je la flaire. Je ne la lâche pas.

Alors, les audio-books, je pensais que ce n’était pas pour moi. J’avais fait quelques tentatives, et j’en avais été déçue. J’ai même essayé en langue étrangère – espagnol, anglais – mais rien à faire, ça ne passait pas. J’aime écouter les fictions mises en ondes, j’ai particulièrement apprécié, récemment, l’adaptation de L’Amie prodigieuse sur France Culture, j’écoute parfois de vieux enregistrements des Maîtres du Mystère. Mais qu’un comédien mette sa voix sur le texte-même, une voix qui n’est pas celle que j’entends lorsque je lis, ça me gêne.

Eh bien, avec Philippe Duclos, rien de tel. Philippe Duclos est ce comédien formidable qui incarne le juge François Roban dans la série Engrenages. On l’a vu ailleurs, à la TV et au cinéma, mais dans Engrenages, il a trouvé, me semble-t-il, son rôle parfait. Lorsque j’écoute Duclos lire le texte de Houellebecq – que je connais pour l’avoir lu plusieurs fois déjà – je ne redécouvre pas le texte. J’en éprouve une lecture autre. Peut-être l’image du juge Roban vient-elle se superposer à mon écoute, son flegme et ses embrasements, sa conviction et son autorité à la fois ancrées et détachées. Je ne sais pas. Je ne suis pas sûre. Toujours est-il que La Carte et le Territoire prend une autre vie. Pas l’histoire du roman, mais le texte. Ce que j’aime chez Houellebecq, par-dessus tout, c’est l’humour. Cette façon de finir la phrase sur un retournement à la fois attendu – on connaît le bonhomme – et terrassant. On en a encore eu l’exemple dernièrement, à propos du « monde d’après », qui sera, d’après lui « le même, en un peu pire. » C’est la pirouette houellebecquienne. Dans La Carte et le Territoire, ce truc de la pirouette est poussé à ses limites, plus que dans tous ses autres romans, me semble-t-il. Et Philippe Duclos parvient à dire la pirouette, lui donnant à la fois son côté comique et tragique. Le tragi-comique, c’est la marque de Houellebecq, au même titre que le romantisme. En lisant le texte, en écoutant la voix qui lit dans ma tête, mot à mot, je saisis ma propre appréhension et compréhension de ce tragi-comique. En écoutant la voix de Philippe Duclos lire un texte que je connais si bien, j’envisage ce tragi-comique autrement, plus universel, plus humainement évident,  et plus détaché. Ou envisagé de plus haut. Sur le site de Gallimard, on peut écouter le prologue de La Carte et le Territoire lu par Philippe Duclos. La description du tableau de Jed Martin - Damien Hirst et Jeff Koons se partageant le marché de l’art – mise en bouche par Duclos donne une dimension autre à la toile, et au texte. Les inflexions de voix du comédien accentuent le comique et le tragique, de situation et de description. Plus tard, lorsque Jed Martin se retrouve face à Frédéric Beigbeder lors d’un cocktail littéraire, le détachement et la lucidité féroces de Jed sont oralement incarnés.

C’est dans les interstices d’imperfection que l’on reconnaît la patte de l’artiste. Dans le texte comme dans la lecture, tout n’est pas parfait. La lecture à haute voix met en évidence les répétitions, les à-peu-près du texte de Houellebecq dont tous les boulons n’ont pas été assez resserrés. Les mots « soumis » et « soumission » sont souvent répétés, comme en prélude à un autre roman. Le tic « l’auteur d’Un roman français » pour désigner Beigbeder, ou « l’auteur de Plateforme » pour désigner le personnage de Houellebecq saute à l’oreille. La lecture à haute voix laisse aussi passer, parfois, des chuintements, des hésitations de virgules. Mais elle donne à entendre les incises de la phrase. Là est le tour de force. Et de là naît une émotion plus grande que le texte, et plus grande que la performance  d’acteur.

jeudi 2 juillet 2020

Le Roman inépuisable de Philippe Le Guillou

Philippe Le Guillou, Le Roman inépuisable, Roman du roman, éd. Gallimard, mars 2020, 448 pages.

Philippe Le Guillou est breton, écrivain, et Inspecteur général de l’Education nationale, doyen de la discipline Lettres. Trois caractéristiques qui à elles seules peuvent laisser envisager ce que contient son essai, sous-titré « roman du roman ». Le Roman inépuisable est un vaste panorama du roman français dans lequel n’apparaissent que les écrivains et les œuvres que Guillou a goûtés, aimés, adorés. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un essai de critique littéraire, mais plutôt de la cartographie des engouements d’un écrivain pour certains de ses pairs. Le tout est assez académique, tient parfois des souvenirs d’enfance ou de jeunesse – et même, au détour d’un chapitre, de la confidence feutrée.

Un premier pan de l’ouvrage est consacré au roman français à travers les âges, et particulièrement au XIXème, le grand siècle du roman. Le Hugo des Misérables, le Flaubert de Madame Bovary… mais pas Balzac, apprécié par Le Guillou bien plus tard que dans les années de formation. Pour le XXème siècle, Gracq, bien entendu, lu et relu, fréquenté, décrit comme redevenant Louis Poirier dans sa retraite de Saint-Florent-le-Vieil. Et Malraux. Et Proust. Et Drieu. Ce panorama est lié aux lectures de l’enfance et de la jeunesse, les lectures du cadre scolaire et celles qui découlent des vagabondages dans les bibliothèques. Tout lecteur né au début des années 60 reconnaîtra le programme des livres imposés et les éblouissements des lectures buissonnières. Le Roman inépuisable est aussi un essai générationnel. Et tout lecteur breton, entre les pages 260 et 288, trouvera son content de romanesque armoricain.

Là où l’essai devient vraiment parlant, et moins académique, c’est lorsque Le Guillou parle de littérature contemporaine. Grainville, par exemple. Il arrive à dresser le portrait d’un style, et non d’une écriture. « La voix si particulière de l’écrivain : c’est ce que j’aime entendre dans ces romans, elle monte encore de L’Abîme, elle vient vers moi, elle m’inciterait presque à engager une conversation, à jeter une bouteille à la mer. » Oui, les textes de Grainville font cet effet-là. Style flamboyant et univers tumultueux. La jeune garde est saluée, Tristan Garcia en tête, et ce n’est que justice. Est mentionné aussi Victor Pouchet, pour un premier roman remarquable. Dans ces pages, la lectrice se reconnaît entièrement, elle aurait cité les deux mêmes noms. Et quelques autres.

Là où la lectrice se reconnaît moins, et c’est peu dire, c’est dans la mise en aparté des écrivains femmes. « Loin de moi, en cette Journée des femmes, l’idée de vouloir rassembler en un même chapitre autrices, auteures ou écrivaines… » écrit Le Guillou, p.290. C’est pourtant ce qu’il fait. Colette, Yourcenar, Duras, et celles que l’auteur nomme lui-même des ovnis littéraires : Sagan, Leduc et Millet réunies en un seul mouvement de plume ce 8 mars 2019. Car Le Guillou nous explique, en fin d’ouvrage, la manière dont il a écrit son essai : « Tous les jours, depuis la fin octobre, je me suis levé nuitamment pour écrire cette histoire subjective du roman. » Et donc, le 8 mars, tiens, on va parler des femmes qui écrivent, puisque c’est la Journée des femmes. Euh… non, le 8 mars, c’est la Journée internationale des droits des femmes. Nuance. Et, au moins ce jour-là, on aurait pu penser que les autrices pouvaient s’inclure dans un panorama littéraire général, et non être traitées à part.

Ce « roman du roman », ambitieux, est bien entendu entièrement subjectif. Parfois agaçant, souvent brillant, Le Roman inépuisable reflète sociologiquement la formation littéraire d’un homme né en 1959 et khâgneux provincial dans le deuxième pan des années 70. Il dévoile aussi le sens aigu de la lecture de son auteur, et, en creux, ses rejets. Même si le lecteur n’y retrouve pas tous les phares de son propre panthéon littéraire, il ressortira de cette lecture avec la certitude encore plus ancrée que le roman est la nourriture essentielle de nos émotions.

jeudi 25 juin 2020

Leçons d’une pandémie de George A. Soper

George A. Soper, Leçons d’une pandémie, traduit de l’anglais par Danielle Orhan, éditions Allia, 30 juin 2020, 48 pages.

La pandémie que nous subissons depuis quelques mois a fait ressurgir la figure de Mary Mallon, surnommée « Typhoid Mary ». Cette cuisinière allait de place en place et déclenchait, dans les maisons où elle était embauchée, des cas de typhoïde, sans qu’elle-même présente le moindre symptôme. Cela se passait au tout début du XXème siècle, aux Etats-Unis. Le médecin qui a compris que ces différents foyers de typhoïde avaient une seule et même source – la cuisinière, donc – s’appelait George A. Soper. Il a, du même coup, mis en évidence la notion de porteur sain, de personne asymptomatique, termes qui nous sont devenus familiers. C’est ce que l’on apprend dans le texte intitulé « Le Combattant d’épidémie », situé en deuxième partie de l’ouvrage, et consacré au parcours de Soper. Peut-être faudrait-il commencer la lecture de ce livre par ce texte, d’ailleurs. On y découvre un épidémiologiste consciencieux, méticuleux et concerné, un « ingénieur sanitaire » qui s’est intéressé, entre autres, aux questions d’aération dans le métro new-yorkais.

Le premier texte de cet ouvrage, « Leçons d’une pandémie », est de la main même de Soper. Publié pour la première fois en 1919 dans la revue Science, il a pour thème la grippe espagnole. Cette pandémie a surpris le monde entier au sortir du premier conflit mondial. Les premiers cas sont apparus aux Etats-Unis, et la maladie a fait cinquante millions de morts, peut-être cent.  Soper, dans cet article destiné à une revue scientifique, ne peut faire abstraction de l’Histoire immédiate. Les gens ont eu peur, ont souffert, ont perdu à la guerre nombre de leurs pères, frères, fils et amis. La pandémie ajoute du malheur au malheur. Cependant, Soper s’exprime en épidémiologiste, en scientifique.

Ce court article nous frappe par la cohérence du raisonnement de son rédacteur, et par la surprenante résonance qu’il acquiert aujourd’hui. Quelles sont les solutions envisagées pour limiter la pandémie ? Le confinement ? « Il n’existe qu’une seule manière de prévenir [la pandémie] en toute certitude : en instaurant le confinement total » lit-on p.17. Mais, plus bas dans la même page : « L’isolement de villes entières, de certains quartiers ou même de citadins est infaisable. » Le début du XXème siècle n’est pas celui du XXIème. En 2020, on a « réussi » à confiner des villes, et même des pays entiers. Etrange réussite postmoderne… Ecoutons Soper, p.27 : «  Penchons-nous d’abord sur ce qu’il est préférable d’éviter. Il n’est pas souhaitable de fermer les théâtres, les églises et les écoles, à moins que l’opinion publique en fasse instamment la demande. » En 2020, on ne nous a pas demandé notre avis… Toujours sur la même page : « Il n’est pas souhaitable de généraliser et de rendre obligatoire le port du masque. Sauf lors d’un trajet d’un point à un autre, les patients ne doivent pas êtres masqués – ils ont besoin d’air. » Oui, au sortir d’un conflit mondial, on a besoin d’air. L’article se conclut sur un dodécalogue qui nous semble diablement actuel. Douze conseils d’hygiène et de comportement qui auraient, de nos jours, dû nous sembler évidents, mais que l’on a, étrangement, dû nous rappeler. Deux conseils parmi ces douze, pour exemples : « 8 – Votre destin pourrait être entre vos mains – lavez-les avant de manger » et « 10 – N’utilisez pas d’essuie-main, de serviette, de fourchette, de verre ou de tasse qui aurait été utilisée par une autre personne et non lavée. » On en reste quelque peu pantois… Ce sont les mêmes conseils qui nous sont donnés, plus de cent ans après. Bien sûr, le parallèle est aisé, et sans doute biaisé. On a coutume de penser, et c’est en partie vrai, que plus ça va, plus ça va vite. Que le progrès et son ressenti suivent une courbe exponentielle. Mais il existe une autre courbe, asymptotique, celle de nos réactions face à la peur du danger et de la mort. En 2020, durant une pandémie pourtant prévisible, ou tout au moins envisageable, la réponse institutionnelle est parente de celle de 1919. Voilà qui devrait nous interroger.

Dans un format presque manchon, et pour la petite somme de 3,10 €, les éditions Allia nous proposent un livre à lire d’une traite, lors d’un trajet dans les transports en commun, par exemple. La lecture d’un aller-retour entre pandémie passée et pandémie actuelle. Saisissante lecture.


jeudi 18 juin 2020

Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Georges Perec

Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, éd. Bourgois, coll. « Titres », 11 juin 2020, 72 pages.

Tentative d’épuisement d’un lieu parisien tient apparemment du pointillisme et de la fresque. Nous sommes place Saint-Sulpice, les 18, 19 et 20 octobre 1974. C’est passant, par là. Parfois même, ça grouille. Quel est le sujet du tableau ? La vie parisienne ? Pas sûr… Georges Perec s’installe dans un café, ou sur un banc, et note. Il ne décrit pas. Ecrire n’est pas décrire – comme peindre n’est pas dépeindre, mais ça, on le sait, depuis Braque. Perec note. Il fait des listes, mais pas vraiment. Nous n’avons pas, par exemple, le comptage exact des 2CV vert pomme, et pourtant, il en passe ou il s’en gare des flopées en trois jours sur cette place. C’est Paris, c’est la France : on marche sur les trottoirs avec une ou deux baguettes sous le bras, on sort de la messe dominicale et on achète un bouquet de fleurs que l’on tient tiges en haut, ou des petits gâteaux que la pâtissière protège dans des paquets pyramidaux. Ceux qui sortent de la pâtisserie avec un paquet parallélépipédique ont acheté une tarte, envisage Perec.

Sur la place Saint-Sulpice, il y a l’église Saint-Sulpice, on le sait. Comme Perec tente d’épuiser ce lieu parisien sur un vendredi, un samedi et un dimanche, il nous fait assister, en creux, à quatre cérémonies religieuses. Dans l’ordre : des funérailles, un mariage, une messe, un baptême. Comme une vie qui se déroulerait à l’envers, à rebours. C’est saisissant. D’autant plus saisissant que pour les funérailles, Perec emploie par deux fois le terme « tocsin », confondant la sonnerie des cloches annonçant une catastrophe, ou un danger, avec le glas qui salue le défunt et invite au recueillement. Le premier jour de cet épuisement commence par la catastrophe de la mort.

On imagine aisément que sur une place aussi fréquentée, Perec choisit, ou privilégie, ce qu’il consigne. Si le décompte des passages d’autobus semble objectif – un 96, un 87, un 70, un 63… – ainsi que leur taux de remplissage, c’est que ces passages rythment arithmétiquement une vie organisée. Les autocars de touristes, surtout japonais, sont plus aléatoires. Ça circule, place Saint-Sulpice. De toutes les façons possibles : vélo, cyclo, moto, auto (2CV vert pomme, auto-école), autobus, autocar… Etrangement, les piétons apparaissent comme des silhouettes emblématiques, souvent décrites selon leur habillement ou leur allure – un bonnet rouge à pompon, une pipe et une serviette en cuir noir, une jupe taillée dans différents tissus mais pas en patchwork, un imperméable élégant ressemblant à celui de Sherlock Holmes. Ces piétons-là ont peu d’expression, ce sont des passants. Les gens passent. Ils sont baptisés, vont à la messe, se marient, meurent. Perec leur fait vivre une vie à  rebours. Parfois, une figure notable apparaît, Jean-Paul Aron, par exemple. Ou quelqu’un qui ressemble à quelqu’un, comme ce flic qui a des airs de Michael Lonsdale. C’est la petite foule parisienne, traitée en impressionniste, ou en pointilliste. C’est la petite foule en pointillé. Les pigeons, eux, semblent organisés, à l’inverse des humains. Ils se regroupent sur le toit de la Mairie, s’éparpillent selon des séquences qui n’ont rien à voir avec le bruit ou la météo, puis reviennent en grappes serrées se poser à nouveau sur la Mairie. Les pigeons de Paris ne se déplacent pas comme les piétons de Paris.

On peut envisager la tentative de Perec comme une sorte de performance. Je ne sais pas, je n’ai jamais rien voulu lire sur ce texte, et j’enfonce sans doute des portes béantes, tant pis. Comme toujours, je donne ici la lecture de la lectrice. Et la lectrice, dans ce texte, retient surtout ce qu’il en est de Perec tentant d’épuiser un lieu parisien. Perec s’épuise lui-même, A plusieurs reprises, il écrit que l’exercice le fatigue. Alors il nous dit ce qu’il mange, et ce qu’il boit. Un sandwich au camembert, ou au saucisson. Du café, de la Vittel, un marc. C’est que le texte lui prend de l’énergie… Il faut se rassasier. Se satisfaire jusqu’à satiété, jusqu’au bord du dégoût (dixit Littré pour l’entrée « rassasier ») d’un monde en mouvement, d’un petit peuple en marche, d’un coin parisien anodin en apparence. Regarder la vie qui va, et commencer par parler de la mort.

Depuis « Des lettres de l’alphabet, des mots : “KLM” (sur la pochette d’un promeneur), un “P” majuscule qui signifie “parking” » (p.11) jusqu’à « Quatre enfants. Un chien. Un petit rayon de soleil. Le 96. Il est deux heures » (p.65), c’est sans doute un autre paysage et une autre vie en mouvement qu’il nous est donné de voir et de lire. Quel est le sujet du tableau ? Le mouvement de la vie. Où est le sujet dans le tableau ? Au centre d’une vie qui va sans lui.

vendredi 12 juin 2020

Ce virus qui rend fou de Bernard-Henri Lévy

Bernard-Henri Lévy, Ce virus qui rend fou, éd. Grasset, 10 juin 2020, 112 pages.

 

Voilà l’anti-journal de confinement. Le coup de gueule d’un homme en mouvement qui, bien que civiquement confiné, refuse le marasme social auquel le monde a été et reste soumis, dans sa presque entièreté. Bernard Henri-Lévy nous livre ses réflexions alors que nous entrons dans ce que l’on appelle le « déconfinement », même si le mot n’existe pas. S’il existe un contraire au « confinement », c’est la liberté. Comme le contraire de la mort est la vie. On ne « démeurt » pas – éventuellement, on ressuscite – comme on ne « déconfine pas ». On élargit. On libère. En cinq chapitres qui sont autant d’angles de vue du même phénomène, et un prologue qui revient sur les pandémies historiques – celles qui n’ont jamais conduit à l’interdiction de mouvements de milliards de personnes – BHL dit sa colère.

 

Lire l'article sur La Règle du Jeu 

vendredi 29 mai 2020

Rituaire de Jean Claude Bologne

Jean Claude Bologne, Rituaire, éd. Le Taillis Pré, mars 2020, 124 pages.

Le mot n’existe pas, enfin, il me semble. Rituaire. Et soudain, nous nous rendons compte qu’il manquait, ce mot, et que son invention est une évidence. Son invention, ou son apparition. Sous forme d’abécédaire, le philologue, fictionnaire et historien des sentiments Jean Claude Bologne nous livre un ouvrage d’une humanité poignante. Qu’est-ce qu’un rite ? Pas seulement une cérémonie de passage, ou d’initiation. Pourquoi tel rite ici et pas là-bas ? Si le mythe projette la vérité d’un imaginaire singulier applicable au général, le rite, lui, incarne cet imaginaire singulier qui renvoie au général. Il ne s’agit pas d’histoire, de récit, de légende, mais au contraire de gestes, d’attitudes, de ressenti immédiat. Le rite, c’est du concret.