jeudi 25 juin 2020

Leçons d’une pandémie de George A. Soper

George A. Soper, Leçons d’une pandémie, traduit de l’anglais par Danielle Orhan, éditions Allia, 30 juin 2020, 48 pages.

La pandémie que nous subissons depuis quelques mois a fait ressurgir la figure de Mary Mallon, surnommée « Typhoid Mary ». Cette cuisinière allait de place en place et déclenchait, dans les maisons où elle était embauchée, des cas de typhoïde, sans qu’elle-même présente le moindre symptôme. Cela se passait au tout début du XXème siècle, aux Etats-Unis. Le médecin qui a compris que ces différents foyers de typhoïde avaient une seule et même source – la cuisinière, donc – s’appelait George A. Soper. Il a, du même coup, mis en évidence la notion de porteur sain, de personne asymptomatique, termes qui nous sont devenus familiers. C’est ce que l’on apprend dans le texte intitulé « Le Combattant d’épidémie », situé en deuxième partie de l’ouvrage, et consacré au parcours de Soper. Peut-être faudrait-il commencer la lecture de ce livre par ce texte, d’ailleurs. On y découvre un épidémiologiste consciencieux, méticuleux et concerné, un « ingénieur sanitaire » qui s’est intéressé, entre autres, aux questions d’aération dans le métro new-yorkais.

Le premier texte de cet ouvrage, « Leçons d’une pandémie », est de la main même de Soper. Publié pour la première fois en 1919 dans la revue Science, il a pour thème la grippe espagnole. Cette pandémie a surpris le monde entier au sortir du premier conflit mondial. Les premiers cas sont apparus aux Etats-Unis, et la maladie a fait cinquante millions de morts, peut-être cent.  Soper, dans cet article destiné à une revue scientifique, ne peut faire abstraction de l’Histoire immédiate. Les gens ont eu peur, ont souffert, ont perdu à la guerre nombre de leurs pères, frères, fils et amis. La pandémie ajoute du malheur au malheur. Cependant, Soper s’exprime en épidémiologiste, en scientifique.

Ce court article nous frappe par la cohérence du raisonnement de son rédacteur, et par la surprenante résonance qu’il acquiert aujourd’hui. Quelles sont les solutions envisagées pour limiter la pandémie ? Le confinement ? « Il n’existe qu’une seule manière de prévenir [la pandémie] en toute certitude : en instaurant le confinement total » lit-on p.17. Mais, plus bas dans la même page : « L’isolement de villes entières, de certains quartiers ou même de citadins est infaisable. » Le début du XXème siècle n’est pas celui du XXIème. En 2020, on a « réussi » à confiner des villes, et même des pays entiers. Etrange réussite postmoderne… Ecoutons Soper, p.27 : «  Penchons-nous d’abord sur ce qu’il est préférable d’éviter. Il n’est pas souhaitable de fermer les théâtres, les églises et les écoles, à moins que l’opinion publique en fasse instamment la demande. » En 2020, on ne nous a pas demandé notre avis… Toujours sur la même page : « Il n’est pas souhaitable de généraliser et de rendre obligatoire le port du masque. Sauf lors d’un trajet d’un point à un autre, les patients ne doivent pas êtres masqués – ils ont besoin d’air. » Oui, au sortir d’un conflit mondial, on a besoin d’air. L’article se conclut sur un dodécalogue qui nous semble diablement actuel. Douze conseils d’hygiène et de comportement qui auraient, de nos jours, dû nous sembler évidents, mais que l’on a, étrangement, dû nous rappeler. Deux conseils parmi ces douze, pour exemples : « 8 – Votre destin pourrait être entre vos mains – lavez-les avant de manger » et « 10 – N’utilisez pas d’essuie-main, de serviette, de fourchette, de verre ou de tasse qui aurait été utilisée par une autre personne et non lavée. » On en reste quelque peu pantois… Ce sont les mêmes conseils qui nous sont donnés, plus de cent ans après. Bien sûr, le parallèle est aisé, et sans doute biaisé. On a coutume de penser, et c’est en partie vrai, que plus ça va, plus ça va vite. Que le progrès et son ressenti suivent une courbe exponentielle. Mais il existe une autre courbe, asymptotique, celle de nos réactions face à la peur du danger et de la mort. En 2020, durant une pandémie pourtant prévisible, ou tout au moins envisageable, la réponse institutionnelle est parente de celle de 1919. Voilà qui devrait nous interroger.

Dans un format presque manchon, et pour la petite somme de 3,10 €, les éditions Allia nous proposent un livre à lire d’une traite, lors d’un trajet dans les transports en commun, par exemple. La lecture d’un aller-retour entre pandémie passée et pandémie actuelle. Saisissante lecture.


jeudi 18 juin 2020

Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Georges Perec

Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, éd. Bourgois, coll. « Titres », 11 juin 2020, 72 pages.

Tentative d’épuisement d’un lieu parisien tient apparemment du pointillisme et de la fresque. Nous sommes place Saint-Sulpice, les 18, 19 et 20 octobre 1974. C’est passant, par là. Parfois même, ça grouille. Quel est le sujet du tableau ? La vie parisienne ? Pas sûr… Georges Perec s’installe dans un café, ou sur un banc, et note. Il ne décrit pas. Ecrire n’est pas décrire – comme peindre n’est pas dépeindre, mais ça, on le sait, depuis Braque. Perec note. Il fait des listes, mais pas vraiment. Nous n’avons pas, par exemple, le comptage exact des 2CV vert pomme, et pourtant, il en passe ou il s’en gare des flopées en trois jours sur cette place. C’est Paris, c’est la France : on marche sur les trottoirs avec une ou deux baguettes sous le bras, on sort de la messe dominicale et on achète un bouquet de fleurs que l’on tient tiges en haut, ou des petits gâteaux que la pâtissière protège dans des paquets pyramidaux. Ceux qui sortent de la pâtisserie avec un paquet parallélépipédique ont acheté une tarte, envisage Perec.

Sur la place Saint-Sulpice, il y a l’église Saint-Sulpice, on le sait. Comme Perec tente d’épuiser ce lieu parisien sur un vendredi, un samedi et un dimanche, il nous fait assister, en creux, à quatre cérémonies religieuses. Dans l’ordre : des funérailles, un mariage, une messe, un baptême. Comme une vie qui se déroulerait à l’envers, à rebours. C’est saisissant. D’autant plus saisissant que pour les funérailles, Perec emploie par deux fois le terme « tocsin », confondant la sonnerie des cloches annonçant une catastrophe, ou un danger, avec le glas qui salue le défunt et invite au recueillement. Le premier jour de cet épuisement commence par la catastrophe de la mort.

On imagine aisément que sur une place aussi fréquentée, Perec choisit, ou privilégie, ce qu’il consigne. Si le décompte des passages d’autobus semble objectif – un 96, un 87, un 70, un 63… – ainsi que leur taux de remplissage, c’est que ces passages rythment arithmétiquement une vie organisée. Les autocars de touristes, surtout japonais, sont plus aléatoires. Ça circule, place Saint-Sulpice. De toutes les façons possibles : vélo, cyclo, moto, auto (2CV vert pomme, auto-école), autobus, autocar… Etrangement, les piétons apparaissent comme des silhouettes emblématiques, souvent décrites selon leur habillement ou leur allure – un bonnet rouge à pompon, une pipe et une serviette en cuir noir, une jupe taillée dans différents tissus mais pas en patchwork, un imperméable élégant ressemblant à celui de Sherlock Holmes. Ces piétons-là ont peu d’expression, ce sont des passants. Les gens passent. Ils sont baptisés, vont à la messe, se marient, meurent. Perec leur fait vivre une vie à  rebours. Parfois, une figure notable apparaît, Jean-Paul Aron, par exemple. Ou quelqu’un qui ressemble à quelqu’un, comme ce flic qui a des airs de Michael Lonsdale. C’est la petite foule parisienne, traitée en impressionniste, ou en pointilliste. C’est la petite foule en pointillé. Les pigeons, eux, semblent organisés, à l’inverse des humains. Ils se regroupent sur le toit de la Mairie, s’éparpillent selon des séquences qui n’ont rien à voir avec le bruit ou la météo, puis reviennent en grappes serrées se poser à nouveau sur la Mairie. Les pigeons de Paris ne se déplacent pas comme les piétons de Paris.

On peut envisager la tentative de Perec comme une sorte de performance. Je ne sais pas, je n’ai jamais rien voulu lire sur ce texte, et j’enfonce sans doute des portes béantes, tant pis. Comme toujours, je donne ici la lecture de la lectrice. Et la lectrice, dans ce texte, retient surtout ce qu’il en est de Perec tentant d’épuiser un lieu parisien. Perec s’épuise lui-même, A plusieurs reprises, il écrit que l’exercice le fatigue. Alors il nous dit ce qu’il mange, et ce qu’il boit. Un sandwich au camembert, ou au saucisson. Du café, de la Vittel, un marc. C’est que le texte lui prend de l’énergie… Il faut se rassasier. Se satisfaire jusqu’à satiété, jusqu’au bord du dégoût (dixit Littré pour l’entrée « rassasier ») d’un monde en mouvement, d’un petit peuple en marche, d’un coin parisien anodin en apparence. Regarder la vie qui va, et commencer par parler de la mort.

Depuis « Des lettres de l’alphabet, des mots : “KLM” (sur la pochette d’un promeneur), un “P” majuscule qui signifie “parking” » (p.11) jusqu’à « Quatre enfants. Un chien. Un petit rayon de soleil. Le 96. Il est deux heures » (p.65), c’est sans doute un autre paysage et une autre vie en mouvement qu’il nous est donné de voir et de lire. Quel est le sujet du tableau ? Le mouvement de la vie. Où est le sujet dans le tableau ? Au centre d’une vie qui va sans lui.

vendredi 12 juin 2020

Ce virus qui rend fou de Bernard-Henri Lévy

Bernard-Henri Lévy, Ce virus qui rend fou, éd. Grasset, 10 juin 2020, 112 pages.

 

Voilà l’anti-journal de confinement. Le coup de gueule d’un homme en mouvement qui, bien que civiquement confiné, refuse le marasme social auquel le monde a été et reste soumis, dans sa presque entièreté. Bernard Henri-Lévy nous livre ses réflexions alors que nous entrons dans ce que l’on appelle le « déconfinement », même si le mot n’existe pas. S’il existe un contraire au « confinement », c’est la liberté. Comme le contraire de la mort est la vie. On ne « démeurt » pas – éventuellement, on ressuscite – comme on ne « déconfine pas ». On élargit. On libère. En cinq chapitres qui sont autant d’angles de vue du même phénomène, et un prologue qui revient sur les pandémies historiques – celles qui n’ont jamais conduit à l’interdiction de mouvements de milliards de personnes – BHL dit sa colère.

 

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