Paul Fournel, La Liseuse, P.O.L. et Folio
La « liseuse », c’est tout autant la jolie jeune fille penchée sur un livre dans un tableau de Fragonard ou de Renoir, qu’une tablette électronique. Robert Dubois, le personnage central du roman de Paul Fournel, est éditeur. Autant dire « liseur ». Il lit, des manuscrits, qu’il annote au crayon. Lorsqu’une stagiaire lui met entre les mains une de ces machines permettant de stocker une bibliothèque entière sous forme numérique, sa vie bascule. Comment écrit-on dans les marges électroniques ? « Mon crayon inutile est resté sur mon oreille (je suis un lecteur boucher) et je me demande bien comment je vais organiser ma chasse aux coquilles. L’idée de faire apparaître un clavier, comme la stagiaire me l’a montré, et de me glisser dans le texte me rebute ». L’aventure commence ici, il s’agit de dompter la machine, de se l’approprier, et d’en tirer plus ou moins profit.
Mais l’appareil moderne n’est que la matérialisation – terme étrange dès lors qu’il s’agit, justement, de dématérialiser le livre – d’une mutation-évolution plus souterraine, et plus désespérante, du monde de l’édition. Paul Fournel n’est pas du genre à se désespérer lourdement. En homme bien éduqué il choisit l’humour, cette forme raffinée de politesse.
L’éditeur Robert Dubois, que l’on appelle parfois Gaston – suivez mon regard – est un honnête homme qui croit encore en son métier, qui rêve encore de découvrir un chef-d’œuvre dans la pile de manuscrits qu’il emporte chaque vendredi pour un week-end de lecture, qui est bien conscient qu’il n’y dénichera, au mieux, qu’un « bon livre », et qui toujours se retrouve face à un texte qui raconte l’histoire « d’une fille qui rencontre un type, mais… ». Les pages sur le monde de l’édition sont les plus savoureuses. Tout, ou presque, y est férocement et tendrement évoqué, du comité de lecture aux réunions bisannuelles avec les représentants : « Au comité de lecture, les dés sont pipés. Depuis le jour où j’ai vu surgir dans le programme un titre dont la publication n’avait pas été décidée en comité, j’ai su que c’était fini » ; « J’aime les représentants, des gaillards qui chaque matin tournent la clef de leur Peugeot diesel pour aller vendre des livres alors qu’ils pourraient tout aussi bien aller vendre autre chose, vendre par exemple des choses dont tout le monde a besoin et sur lesquelles il n’y a rien à dire ».
Dans le monde de l’édition, on trouve aussi les auteurs, bien entendu. Le personnage de Geneviève est exemplaire : écrivain à succès, elle court les foires et les signatures en librairie, répond à chacun – à chacune, car les lecteurs sont des lectrices, on le sait bien – ce que chacun veut entendre, elle choisit un tailleur chic et une coiffure sage pour les séances de dédicace mais se change en tornade hirsute et bigarrée pour aller souper au restaurant avec son éditeur. Le portrait est cruel, mais il l’est bien moins pour l’écrivain que pour le lecteur. Ce lecteur, toujours en creux, jamais différencié, et qui pourtant fait tourner la boutique, n’est que le maillon ultime de la chaîne. Ce lecteur, que l’on va convertir – ou qui s’est déjà converti – à la production numérique, n’est qu’une entité que l’on aurait pu appeler « lectorat » mais qui n’apparaît jamais autrement que comme faisant partie du « marché ». L’édition est aussi une industrie. Cette industrie est soumise à mutation technique. Robert Dubois décide donc de constituer une équipe spécialisée dans le numérique. Et c’est là qu’entrent en scène les stagiaires. L’édition est une industrie qui repose sur le travail non rémunéré d’une armée d’étudiants corvéables et reconnaissants. Les stagiaires, jeunes, mangeurs de hamburgers et de frites au ketchup, versés en informatique, inventent pour les iPhones et iPads de tous poils de nouvelles manières de vendre non plus des livres mais des textes, sous forme de feuilletons auxquels on s’abonne, de devinettes rédigées par Le Clézio et dont la solution n’est donnée que le jour suivant…
La Liseuse est un roman élégant. Écrit par un acteur du milieu – Paul Fournel a été éditeur chez Ramsay et Laffont, entre autres, et a dirigé Seghers à la meilleure époque. La Liseuse est le roman désabusé et réjouissant d’un écrivain qui s’amuse et se désole, qui éclaire plus qu’il ne dénonce la vie éditoriale. Et comme Paul Fournel est un oulipien bon-vivant, on trouve dans La Liseuse du brouilly, de la blanquette, et une contrainte en sextine subissant une attrition.
NB : à propos de la contrainte en sextine, voir la postface de Paul Fournel pour l'édition anglais de La Liseuse
NB : à propos de la contrainte en sextine, voir la postface de Paul Fournel pour l'édition anglais de La Liseuse