dimanche 1 décembre 2013

Air de Dylan d'Enrique Vila-Matas



Enrique Vila-Matas, Air de Dylan, traduit de l’espagnol par André Gabastou, Bourgois, 12 septembre 2012, 336 pages.

Sur un air de Vila-Matas


Je ne sais pas si j’ai envie de rencontrer Enrique Vila-Matas, parce que pour moi EVM est tout entier dans la fiction. Enfin, disons que si je rencontrais Enrique Vila-Matas, je lui poserais une question. Je la lui poserais sans doute en espagnol, non pour me faire mousser ou quoi que ce soit, parce que je parle espagnol et c’est de notoriété publique. Je la lui poserais en espagnol parce j’aurais besoin de cette distance, même minime pour une personne bilingue. La question tournerait sans doute autour du vertige. Je demanderais : ¿No le parece que el vértigo que nace de la lectura de sus libros tiene que ver a la vez con el propio ritmo de su frase y el desencadenamiento de los hechos ? Mais en posant la question ainsi, j’aurais laissé de côté mon émotion de lectrice et je n’aurais même pas posé le problème de la fiction. J’aurais raté mon but. J’aurais échoué.

Quand je lis Enrique Vila-Matas, je sais que je lis autre chose qu’un simple livre, parce que ce que l’on souligne de cette œuvre en élaboration, partout, et sur tous les tons, c’est que c’est une entreprise littéraire. Enfin, disons, littérairement littéraire. Mais si je lis un livre de Vila-Matas, par exemple Air de Dylan, en simple lectrice d’un livre et pas d’un livre de littérature autophage, je pense immédiatement à Jorge Semprun. Aux livres que Semprun a écrits en français. L’Écriture ou la vie, par exemple. Assez bon exemple de titre qui me ramène, quoi que je pense ou dise, à la littérature et au métier d’écrire. Je pense à Semprun parce qu’en lisant L’Écriture ou la vie, et en faisant abstraction de ce qui se racontait dans le livre, les camps, les cheminées des crématoires, je me suis sentie emportée dans un tourbillon que je qualifierai de « narratif », faute de mieux. Il me semble qu’il y a là quelque chose d’éminemment espagnol dans la conduite de ce que je ne peux pas nommer « récit » – pour moi, bêtement, un récit est linéaire –, mais qui y ressemble. J’ai pu faire la même constatation en lisant Ricardo Menéndez Salmón, alors que je ne cherchais aucune constante. La « matière » narrative de ces trois auteurs, et chez Vila-Matas plus encore que chez les deux autres, semble habiter plusieurs dimensions à la fois. Nous ne sommes pas dans un plan, ni dans un volume. La pensée, le fil du texte, les événements, s’enchaînent selon une logique qui nous semble évidente, conceptualisable, mais que nous ne pouvons que conceptualiser, et non démontrer. Nous pouvons l’évoquer, en parler, mais l’analyser nous prendrait plusieurs vies.

Dans Air de Dylan, disons jusqu’à la page 93, parce que c’est à la page 93 que j’ai suspendu ma lecture pour rédiger cette chronique, l’utilisation des dimensions multiples est vertigineuse. Il n’est bien sûr pas question que j’interrompe ma lecture au quart du livre, mais le sens de la chronique à écrire m’est apparu soudain, en lisant : « Je te parle du Jugement dernier, tu as oublié ? lui ai-je demandé. Ah, c’est quelque chose qui s’est passé il y a déjà des années, ne vous tracassez pas pour ce Jugement, m’a-t-il répondu. Qui s’est passé ? ai-je répété. Oui, a-t-il répondu. Il devrait plutôt avoir lieu dans quelques années, ai-je rétorqué. Chacun est libre de croire ce qu’il veut, y compris que le Jugement est  à venir, m’a-t-il répondu d’un air énigmatique ». Le maniement des événements, dans les livres de Vila-Matas, me semble tenir tout entier dans cet extrait. Par « événements », entendons-nous. On assiste rarement en direct aux péripéties, chez Vila-Matas. Elles sont rapportées ou anticipées, pensées et analysées par d’autres personnages que ceux qui les subissent. Elles sont distanciées, dans l’espace et dans le temps, presque dans un autre espace et un autre temps, dans d’autres dimensions, qui sont celles, certainement, de la fiction narrative et de l’élaboration littéraire, et qui sont au-delà de la mise en abyme. N’ayons pas peur des mots, c’est du grand art. De l’art tout court. On peut gloser sur les tenants et aboutissants du postmodernisme, cela n’ajoute rien à mon vertige de lectrice.

Véronica Lake
Quelques mots, tout de même, sur ce qu’il y a, dans Air de Dylan. Il y a la mort d’un écrivain, Juan Lancastre, et son fils qui vient lire dans un colloque une nouvelle qu’il a écrite et qui raconte les six jours qui ont suivi la mort de son père. Le thème du colloque, organisé par un certain Echèk, c’est l’échec, et le fils de l’écrivain, qui a des faux airs de Dylan, est furieux parce que le narrateur – qui est écrivain – est resté pour entendre la fin de la nouvelle alors que le but du fils Lancastre était que tout le monde quitte l’amphi, il aurait ainsi fait la démonstration de ce que c’était que l’échec. La nouvelle lue par le fils Lancastre raconte, entre autres, que le fantôme de son père parle à son fils, et bien sûr on évoque Hamlet. Que la mère a brûlé le dernier manuscrit du père. Que le fils cherche par tous les moyens à prouver qu’une réplique d’un film hollywoodien de la grande époque a bien été écrite – ou ne l’a pas été, justement – par Scott Fitzgerald. Pour ce faire, il va consulter un certain Max, qui se trouve être l’amant de sa mère, mais qui sort en compagnie d’une jeune fille nommée Débora, qui ressemble à Veronika Lake, et dont le fils Lancastre apprend, de la bouche même de l’amant de sa mère, qu’elle était la maîtresse de son père. Lequel Max soutient que la phrase de Fitzgerald, dans le scénario, est sans doute de Mankiewicz lui-même, que Fitzgerald avait caricaturé dans une nouvelle sous le nom de Monkeybitch. Je continue ? Non !… Allez lire, allez voir comment ça s’articule, chez Vila-Matas. Du grand art, je vous dis. Servi par la traduction impeccable d’André Gabastou, qui sait suggérer en français le rythme de la phrase originale espagnole. Parce que le rythme, endiablé, vertigineux, c’est sans doute un des secrets de cet art-là.
   
Finalement, si je rencontrais Enrique Vila-Matas, je ne lui parlerais pas de Air de Dylan. Je lui parlerais plutôt de Perdre des théories, ce tout petit bouquin qu’Antoni Casas Ros m’avait recommandé, et que je trimballe toujours avec moi. On a un temps émis l’idée qu’Enrique Vila-Matas était Antoni Casas Ros, mais à présent l’affaire est close. Dans Perdre des théories, un personnage, qui est aussi dans Dublinesca, se retrouve à Lyon, qui est la ville où je réside. Si je rencontrais Enrique Vila-Matas, je lui dirais qu’avant de lire Perdre des théories, je n’avais jamais eu l’idée d’associer le quartier lyonnais de la presqu’île et Julien Gracq. Je lui dirais que je lui en veux un peu pour ça, pour m’avoir mise face à mes défaillances de lectrice, et qui plus est de lectrice lyonnaise. Mais je le remercierais, aussi.