samedi 12 octobre 2013

Peste & Choléra de Patrick Deville

  
Peste & Choléra, Patrick Deville, Seuil, août 2012, 224 p. et Livre de Poche, octobre 2013, 
   
Le Fantôme du futur

«Choisissons un fauteuil pour l’invisible fantôme du futur. Le scribe au carnet en peau de taupe». Peau de taupe : mole skin. Ce carnet, on l’imagine : noir, couverture souple, élastique de fermeture. Son propriétaire, le « fantôme du futur », c’est Patrick Deville, qui part sur les traces d’Alexandre Yersin, de la Suisse au Vietnam ; qui lit la correspondance de Yersin, les lettres à Fanny, la mère, puis à Émilie, la sœur, les lettres aux pasteuriens ; qui écrit une vie de Yersin. Alexandre Yersin, 1863-1943, découvreur du bacille de la peste. Yersinia pestis : le nom latinisé du scientifique, ce même scientifique qui, juste avant de mourir face à la mer de Chine en observant le mouvement des marées, se met à traduire les poètes grecs et latins.
  
Sous la plume de Patrick Deville, la vie de Yersin devient un itinéraire cohérent. Préparateur de cours à l’Institut Pasteur, médecin des Messageries maritimes sur la ligne Saigon-Manille, explorateur, découvreur du bacille de la peste, producteur d’arbres à caoutchouc, d’arbres à quinine, astronome… automobiliste… photographe… ce diable de Yersin est en perpétuel mouvement, physique et intellectuel. En perpétuelle avance – mais non, en adéquation, quand les autres sont à la traîne – sur un temps en mutation, sur des temps industriels et scientifiques. Pour donner chair à ce diable d’homme libre, il  fallait bien la fougue, l’ironie, l’empathie et le talent de Deville.
  
La peste, finalement, ne représente qu’une petite partie de l’itinéraire d’Alexandre Yersin. Patrick Deville expédie presque le voyage à Hong-Kong, la découverte du bacille, les recherches sur le vaccin, le séjour en Inde, mais il suggère tout au long du livre la « magie » de ce mot, sa résonance particulière dans l’inconscient collectif. Lors de son dernier séjour parisien en 1940, Yersin repart pour Nha Trang par le dernier vol Air-France, et en Europe c’est le temps de la peste brune : « Il la connaît aussi, la peste. Elle porte son nom ». Lorsqu’il travaille dans son labo de Nha Trang à la recherche du vaccin contre la peste, en France c’est le temps de l’affaire Dreyfus : « Comme autrefois on accusait les juifs de propager la peste, on les soupçonne aujourd’hui d’avoir fomenté la défaite ». Alors que Yersin note dans ses carnets à son arrivée à Hong-Kong : «Je remarque beaucoup de rats morts qui gisent sur le sol», Patrick Deville poursuit : « La première note griffonnée par Yersin le soir même concerne les égouts qui dégorgent et les rats en décomposition. Depuis Camus ça semble évident mais ça ne l’était pas. Voilà ce que Camus doit à Yersin quand il écrit son roman, tout juste quatre ans après la mort de celui-ci ».
  
Voilà un exemple du maniement du temps dans le texte de Deville. Peu de dates, toujours des allusions temporelles, évidentes parfois, ou plus souterraines. Les événements, les faits historiques, sont mis en relation – ou en opposition – les uns avec les autres sans que le lecteur suive un récit chronologique. Le maniement du temps narratif est une mise en cohérence et en convergence. En cela, entre autres, Peste & Choléra n’est pas une biographie. On rencontre Lyautey, Paul Doumer, et la bande des pasteuriens, les personnes que Yersin a côtoyées. Mais dans le texte de Patrick Deville, on évoque également « la petite bande de la rue Blomet. Masson, Leiris, Desnos, Miró ».
« Le fantôme du futur » et Alexandre Yersin se rejoignent, par-delà le temps, lorsque sont évoqués Artaud, Bataille et Breton, mais pour Yersin, la littérature et la peinture sont des « foutaises ». Et la politique une « saleté ». Pour construire son récit, Deville agit en explorateur : sur les pas de Yersin, physiquement ; en scrutant les archives de Yersin, mentalement ; en entrant dans le récit comme un fantôme, pour rencontrer son personnage, littérairement. Le lecteur imagine sans peine ce « fantôme du futur » penché sur l’épaule du personnage. Il s’agit, ici, moins d’un artifice ou d’un dispositif narratif que d’un ressort d’évidence : Yersin, peu intéressé par l’art, ne doit pas parler dans ses carnets de l’ébullition parisienne de ces années, alors que Deville veut aussi rendre compte de l’époque. Et l’époque est aux « bandes », celle des pasteuriens et celle des surréalistes, celle des scientifiques et celle des artistes, se rejoignant dans le même élan créatif, réflexif, exploratoire. Tout cela, Deville le suggère, sans appuyer le trait, faisant confiance au lecteur pour nouer les fils (1).
  
La présence dans le récit de ce « fantôme du futur » – bel oxymore alliant passé et avenir – induit, tout à fait logiquement, un récit au présent. Deville est sur les pas de Yersin, son contemporain.
  
Peste & Choléra est un livre brillant, par son sujet, sa forme, son style. Les quarante-quatre courts chapitres, aux en-têtes alternant les indications de lieu – à Bombay, à Marseille, à Vaugirard… – et les expressions humoristiques ou poétiques – le roi du caoutchouc, une grande tour en fer au centre du monde, le roi du quinquina, Fruits & Légumes… –, emportent le lecteur dans une histoire vraie, et dans l’imaginaire d’un auteur. Un tourbillon. D’humanité et de style.

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(1) La notion de « bande » est aussi évoquée lors de la conférence que Yersin donne à la Société de Géographie après sa « longue marche » au pays des Moïs : « À sa conférence assistent côte à côte la petite bande de la rue Dutot et la petite bande de la rue Mazarine, les savants pasteuriens […] et les géographes explorateurs. […] On s’étonne du talent de ce jeune homme à croiser ainsi les petites bandes, comme Paul Gégauff au siècle prochain réunira les petites bandes de la Nouvelle Vague et du Nouveau Roman ». Patrick Deville, dans son récit écrit au présent, oscille entre les parallèles passés (La Condamine découvrant le latex au XVIIIe, avec « sa petite troupe de scientifiques », comme une anticipation de « la bande ») et futurs (ici, la Nouvelle Vague et le Nouveau Roman ; plus loin en faisant référence à l’épouse hollywoodienne du prince de Monaco). Le « fantôme du futur » devient témoin de tous les temps.