Daniel Pennac, La
Petite Marchande de prose, éd.
Gallimard, 1989, et éd. Folio
Une phrase titille Benjamin
Malaussène, le frère de famille. Une de ces phrases qui ne vous lâchent pas,
comme un prurit : « La mort est un processus rectiligne ». Voilà
les mots avant-coureurs de la trajectoire du héros dans cet épisode, le 3ème
de la saga Malaussène, après Au bonheur
des ogres et La Fée carabine. Le
premier à être publié en collection blanche. Benjamin Malaussène doit mourir.
C’est là le fatum des boucs émissaires, de toute éternité. Mais Benjamin
Malaussène ne va pas mourir. Thérèse, la voyante de la famille, est
formelle : Benjamin mourra dans son lit à 93 ans. Ça laisse de la marge.
Le titre La Petite Marchande de prose renvoie à
la figure de la reine Zabo, corps grêle sur tête de baudruche, qui règne sur
les Editions du Talion. La maison doit sa prospérité aux bouquins d’un certain
J.L.B., sorte de Paul-Loup Sulitzer à la puissance mille, écrivain adulé des
foules, inventeur du concept de « réalisme libéral » en littérature,
ou tout en moins en édition (pour la littérature, on repassera). La reine Zabo,
dont on apprend ici l’histoire via son ami de toujours Loussa de Casamance,
aime les livres et peut reconnaître l’encre et la colle particulière d’une
publication les yeux bandés. Aimer les livres, ce n’est pas forcément aimer les
textes. Toute la question de la bibliophilie est ici mise en relief. Mais ce
n’est pas le propos du roman.
Dans La Petite Marchande de prose, Benjamin Malaussène n’est plus qu’un
corps souffrant, que l’on vide peu à peu de ses organes. Oh, on ne le débranche
pas, on vient y faire son marché et on remplace ses reins par un appareil de
dialyse, etc. Il est absent du déroulé de l’histoire, mais sa voix est audible,
il pense et s’exprime, sans que personne ne s’aperçoive qu’il pense et
s’exprime, même pas Thérèse, c’est dire… Benjamin Malaussène n’a pas la peau
dure, c’est même le contraire, il a le cuir tendre. Mais la mort, ça non, ce n’est
pas possible.
La mort, pourtant, elle
explose au tout début du roman, sous l’objectif de Clara, la sœur photographe.
On a tué l’homme qu’elle aimait, celui qu’elle devait épouser le jour-même. En
robe blanche traditionnelle, Clara braque son appareil photo vers le corps
supplicié de son fiancé. La mort, voilà le grand motif de La Petite Marchande de prose.
Daniel Pennac écrit en noir
profond sur le registre de la tragi-comédie. Plus tragique que comique, je m’en
rends compte à la relecture (le roman est paru en décembre 1989, il y a donc 27
ans et quelques jours, je l’avais lu dès sa parution), La Petite Marchande de prose embraye sur les deux opus précédents
mais dévie légèrement de la ligne. Ce qui faisait sourire serre le cœur. Cette
tribu déjantée est placée ici sous le signe du malheur : deuil de la
fiancée enceinte (Clara), assassinat du prête-figure (Benjamin), abandon du
pseudo-père par sa pseudo-fille (la petite Verdun, qui dès qu’elle se met à
marcher signe la mort de l’inspecteur Van Thian), et la liste est longue. Sur
les malheurs de cette famille veillent deux âmes tutélaires : Julie, et le
docteur Marty. Et, d’une certaine façon, mais d’une façon certaine, le
commissaire Coudrier.
La mort est un processus
rectiligne pour tout un chacun, mais pas pour les héros de roman. Cervelle
transpercée par un projectile, corps pillé par le chirurgien Berthold, Benjamin
Malaussène continue de vivre. La mort, au fond, c’est pour les autres :
pour le fiancé improbable de Clara, pour le ministre menteur, pour le vrai
J.L.B. dont on récupèrera les organes pour reconstruire Benjamin, sans aucune
manifestation de rejet. Entre boucs émissaires, on est compatibles…
La saga Malaussène est une
grande entreprise de désensibilisation (je reprends ici l’expression de Romain
Gary). Mais désensibilisation ne signifie pas arrêt de la douleur, on l’aura
compris. Tout est à prendre à contre-pied. Le corps souffrant – et « désorganisé »,
dans le sens où l’on s’en prend à ses organes, où on les lui retire – de Benjamin
Malaussène est l’image-même de la vie qui gagne. Et la vie, hein, on n’a rien
fait de mieux.
La tendresse sauvera le
monde. Et l’obstination. Surtout l’obstination. Benjamin Malaussène aura
survécu aux attentats à la bombe dans les grands magasins et au tabassage de
ses collègues (Au bonheur des ogres).
Ici, il redevient lui-même après un assassinat. Rien n’est perdu. Rien n’est
jamais perdu. Il suffit, peut-être, d’une certaine attitude devant la vie :
« Vous puez plus que votre chien, Malaussène, vous parlez du cœur comme on
refoule de la bouche », voilà ce qu’on lui reproche, au bouc émissaire.
Comme disait Cocteau, « ce qu’on te reproche, cultive-le, c’est toi ».
Daniel Pennac nous enseigne, en bon pédagogue, que le cœur, pompeur de sang, c’est
la vie-même.