dimanche 1 janvier 2017

La Petite Marchande de prose de Daniel Pennac

Daniel Pennac, La Petite Marchande de prose, éd. Gallimard, 1989, et éd. Folio

Une phrase titille Benjamin Malaussène, le frère de famille. Une de ces phrases qui ne vous lâchent pas, comme un prurit : « La mort est un processus rectiligne ». Voilà les mots avant-coureurs de la trajectoire du héros dans cet épisode, le 3ème de la saga Malaussène, après Au bonheur des ogres et La Fée carabine. Le premier à être publié en collection blanche. Benjamin Malaussène doit mourir. C’est là le fatum des boucs émissaires, de toute éternité. Mais Benjamin Malaussène ne va pas mourir. Thérèse, la voyante de la famille, est formelle : Benjamin mourra dans son lit à 93 ans. Ça laisse de la marge.

Le titre La Petite Marchande de prose renvoie à la figure de la reine Zabo, corps grêle sur tête de baudruche, qui règne sur les Editions du Talion. La maison doit sa prospérité aux bouquins d’un certain J.L.B., sorte de Paul-Loup Sulitzer à la puissance mille, écrivain adulé des foules, inventeur du concept de « réalisme libéral » en littérature, ou tout en moins en édition (pour la littérature, on repassera). La reine Zabo, dont on apprend ici l’histoire via son ami de toujours Loussa de Casamance, aime les livres et peut reconnaître l’encre et la colle particulière d’une publication les yeux bandés. Aimer les livres, ce n’est pas forcément aimer les textes. Toute la question de la bibliophilie est ici mise en relief. Mais ce n’est pas le propos du roman.

Dans La Petite Marchande de prose, Benjamin Malaussène n’est plus qu’un corps souffrant, que l’on vide peu à peu de ses organes. Oh, on ne le débranche pas, on vient y faire son marché et on remplace ses reins par un appareil de dialyse, etc. Il est absent du déroulé de l’histoire, mais sa voix est audible, il pense et s’exprime, sans que personne ne s’aperçoive qu’il pense et s’exprime, même pas Thérèse, c’est dire… Benjamin Malaussène n’a pas la peau dure, c’est même le contraire, il a le cuir tendre. Mais la mort, ça non, ce n’est pas possible.

La mort, pourtant, elle explose au tout début du roman, sous l’objectif de Clara, la sœur photographe. On a tué l’homme qu’elle aimait, celui qu’elle devait épouser le jour-même. En robe blanche traditionnelle, Clara braque son appareil photo vers le corps supplicié de son fiancé. La mort, voilà le grand motif de La Petite Marchande de prose.

Daniel Pennac écrit en noir profond sur le registre de la tragi-comédie. Plus tragique que comique, je m’en rends compte à la relecture (le roman est paru en décembre 1989, il y a donc 27 ans et quelques jours, je l’avais lu dès sa parution), La Petite Marchande de prose embraye sur les deux opus précédents mais dévie légèrement de la ligne. Ce qui faisait sourire serre le cœur. Cette tribu déjantée est placée ici sous le signe du malheur : deuil de la fiancée enceinte (Clara), assassinat du prête-figure (Benjamin), abandon du pseudo-père par sa pseudo-fille (la petite Verdun, qui dès qu’elle se met à marcher signe la mort de l’inspecteur Van Thian), et la liste est longue. Sur les malheurs de cette famille veillent deux âmes tutélaires : Julie, et le docteur Marty. Et, d’une certaine façon, mais d’une façon certaine, le commissaire Coudrier.

La mort est un processus rectiligne pour tout un chacun, mais pas pour les héros de roman. Cervelle transpercée par un projectile, corps pillé par le chirurgien Berthold, Benjamin Malaussène continue de vivre. La mort, au fond, c’est pour les autres : pour le fiancé improbable de Clara, pour le ministre menteur, pour le vrai J.L.B. dont on récupèrera les organes pour reconstruire Benjamin, sans aucune manifestation de rejet. Entre boucs émissaires, on est compatibles…

La saga Malaussène est une grande entreprise de désensibilisation (je reprends ici l’expression de Romain Gary). Mais désensibilisation ne signifie pas arrêt de la douleur, on l’aura compris. Tout est à prendre à contre-pied. Le corps souffrant – et « désorganisé », dans le sens où l’on s’en prend à ses organes, où on les lui retire – de Benjamin Malaussène est l’image-même de la vie qui gagne. Et la vie, hein, on n’a rien fait de mieux.
 
La tendresse sauvera le monde. Et l’obstination. Surtout l’obstination. Benjamin Malaussène aura survécu aux attentats à la bombe dans les grands magasins et au tabassage de ses collègues (Au bonheur des ogres). Ici, il redevient lui-même après un assassinat. Rien n’est perdu. Rien n’est jamais perdu. Il suffit, peut-être, d’une certaine attitude devant la vie : « Vous puez plus que votre chien, Malaussène, vous parlez du cœur comme on refoule de la bouche », voilà ce qu’on lui reproche, au bouc émissaire. Comme disait Cocteau, « ce qu’on te reproche, cultive-le, c’est toi ». Daniel Pennac nous enseigne, en bon pédagogue, que le cœur, pompeur de sang, c’est la vie-même.