Umberto
Eco, Le Pendule de Foucault (Il pendolo di Foucault, 1988),
traduit de l’italien par Jean-Noël Schifano, éd. Grasset, 1990 et éd. Livre de
poche (dans une nouvelle édition revue par l’auteur et le traducteur).
J’ai revisionné
quelques entretiens de Eco à l’époque de la parution du Pendule…, et notamment celui d’Apostrophes,
sur le site de l’INA. Disons qu’à l’ère numérique, la mémoire est
additionnelle. J’additionne des souvenirs à des souvenirs de souvenirs, et j’en
cherche la trace. Et après revisionnage, l’essentiel saute aux yeux (qui
lisent) et aux oreilles (qui entendent). La traduction. Jean-Noël Schifano
traduit en orfèvre, on le sent. Il faudrait, après tant d’années de proximité
avec ce texte, que je me résolve à aller lire le texte original, mais je suis
d’ores et déjà sûre d’y retrouver les mêmes inflexions : celles de Eco
lorsqu’il parle en français, et celles de la traduction de Schifano lorsqu’il
traduit Eco. Celles de Eco dans sa langue maternelle, celles de Eco lorsqu’il
écrit en italien, et celles de Schifano lorsqu’il traduit le texte italien. On
est déjà à une puissance cubique, là, non ? Ce que l’on entend, dans la
langue française du Pendule…, c’est
la voix même de Eco. Son balancement, et parfois la redondance du sujet pronominal.
C’est une prosodie. Le Pendule… est,
finalement, construit comme un dialogue. Le lecteur et Eco, voilà les deux
forces en présence. Ce que Eco fait dire à Casaubon, c’est du Eco. Les
répliques des personnages avec lesquels Casaubon interagit, ce sont nos
répliques. Dans les parties de récit pur, c’est Eco qui parle. Mais…
renversement… lorsque Casaubon et Belbo dialoguent, le lecteur devient Casaubon,
et Belbo, c’est Eco.
Laissons de côté
l’érudition – avec Eco, on ne peut pas lutter, enfin, mézigue, je ne peux pas
lutter – et restons du côté du lecteur (de la lectrice). Lorsque commence le
roman – alors que les prémisses viendront plus tard dans la narration – le
Casaubon qui se fait enfermer aux Arts et Métiers, c’est nous. Nous sommes dans
le rôle du héros acculé et candide, alors que Casaubon, lui, sait par où il en
est passé et pourquoi il se retrouve là, mais nous pas encore, puisque nous ne
faisons que débuter la lecture du roman. La construction du Pendule… est diabolique, elle met le
lecteur en position oscillante : il ne sait rien, il apprend et découvre,
il explore tout en revenant en arrière. En cela, la construction du Pendule… colle exactement à
l’exploration de Casaubon, qui est parfois Eco, et parfois nous.
Que nous raconte Le Pendule… ? Et
« raconter » n’est pas le bon mot ici. Le Pendule de Foucault est un roman d’aventures, aventure
intellectuelle et réelle. Mais la pierre de touche du Pendule…, c’est bien cette conjonction de l’avant et de l’après. Cette
dissertation tout en alacrité et distance de ce qui précède et ce qui va
arriver. Les Rose-Croix remontent-ils à Akhenaton ou même plus haut (plus
loin ?) L’élaboration du Plan – le fameux Plan ! – est-elle
postérieure au déroulement de la diégèse remise en ordre, ou antérieure et
redécouverte par trois pieds nickelés qui s’ennuient ? Le Pendule… est la construction quasi
quantique d’une plaisanterie.
Dans cette
plaisanterie qui tourne au drame, Eco toujours remet son lecteur sur le droit
chemin. Il s’agit de ne pas se laisser happer par des enchaînements séduisants,
de ne pas tomber dans la séduction du grand complot. Eco nous rattrape par la
main. Par exemple : « Naturellement, me disais-je en rentrant chez
moi, il ne s’agit pas de découvrir le secret des Templiers, mais de le
construire », ou encore : « Nous étions enfin en mesure de
procurer aux Templiers un secret honorable. » Ce secret, qui tourne
autour, bien entendu, de la domination du monde, Casaubon, Belbo et Diotallevi
le font aussi reposer sur les épaules de ce que dans le roman on appelle les
Illuminés, et qui renvoie de plein fouet, aujourd’hui, aux Illuminati du Da Vinci Code de Dan Brown, roman publié
en 2003, c’est-à-dire quinze ans après la publication en Italie du Pendule de Foucault. Dans le chapitre 64
du Pendule… les trois héros font
avaler à l’ordinateur Aboulafia des phrases qu’ils nomment « vers »
et des connecteurs logiques de type si/alors, et demandent à la machine de
randomiser le tout, pour en sortir un poème. La méthode n’est pas sans rappeler
les Cent Mille Milliards de Poèmes de
Raymond Queneau. Aboulafia crache un texte qui vaut ce qu’il vaut :
« Les
Templiers y sont toujours pour quelque chose
Ce qui suit n’est
pas vrai
Jésus a été
crucifié sous Ponce Pilate
Le sage Ormus
fonda en Egypte les Rose-Croix
Il y a des
kabbalistes en Provence
Qui s’est marié
aux noces de Cana ?
Minnie est la
fiancée de Mickey
Il en découle que
Si
Les druides
vénèrent les Vierges noires
Alors
Simon le Magicien
identifie Sophia à une prostituée de Tyr
Qui s’est marié
aux noces de Cana ?
Les Mérovingiens
se disent rois de droit divin
Les Templiers y
sont toujours pour quelque chose »
Et là,
tadaaam ! devant la déception de Diotallevi, Belbo se lance dans
l’explication du texte, et livre le pitch du Da Vinci Code (qui ne sera publié que quinze ans plus tard,
rappelons-le) :
« Un peu
confus, dit Diotallevi.
- Tu ne sais pas
voir les connexions. Et tu ne donnes pas l’importance qu’il faut à cette
interrogation qui revient par deux fois : qui s’est marié aux noces de
Cana ? Les répétitions sont des clés magiques. Naturellement, j’ai
intégré, mais intégrer la vérité est le droit de l’initié. Voici mon
interprétation : Jésus n’a pas été crucifié, et c’est pour ça que les
Templiers reniaient le crucifix. La légende de Joseph d’Arimathie recouvre une
vérité profonde : Jésus, et non pas le Graal, débarque en France chez les
kabbalistes de Provence. Jésus est la métaphore du Roi du Monde, du fondateur
réel des Rose-Croix. Et avec qui débarque Jésus ? Avec sa femme. Pourquoi
ne dit-on pas dans les Evangiles qui s’est marié à Cana ? Mais parce que
c’étaient les noces de Jésus, noces dont on ne pouvait parler parce qu’elles
avaient lieu avec une pècheresse publique, Marie-Madeleine. Voici pourquoi
depuis lors tous les illuminés, depuis Simon le Magicien jusqu’à Postel, vont
chercher le principe de l’éternel féminin dans un bordel. Par conséquent, Jésus
est le fondateur de la lignée royale de France. »
Là, c’est comme si
Eco lui-même me lisait son texte, et qu’ensuite nous éclations ensemble de
rire. Là, c’est de l’humour à l’état pur. Un humour littéraire et culturel. Quinze
ans plus tard, je devrai batailler ferme, dans telle ou telle discussion
familiale ou amicale, pour démonter, sans succès, les ressorts du Da Vinci Code. Rien à faire, le
complot, ça marche à tous les coups. Et les Illuminati séduisent. Là où
Dan Brown se prend au sérieux et s'engouffre quasi politiquement dans la
conspiration, ce cher Umberto fait un clin d'oeil complice. Eco ne prétend pas révéler
quoi que ce soit, il montre, en rigolant, comment on invente une théorie. C'est
l'invention du Plan. Bon, bien sûr, après, ça tourne vinaigre, parce que sinon,
point de roman.
Curieusement, à la
re-re-re-relecture du Pendule…, je
suis frappée par les collisions littéraires. Ainsi, l’exergue du chapitre 83
est tiré de Science et sanity
d’Alfred Korzybski : « Une carte n’est pas le territoire. »
Cette citation est connue et archi-connue depuis le roman de Houellebecq
(2010), mais je ne me souvenais pas de l’avoir lue dans Le Pendule… Idem pour le
jésuite Kircher, qui est un des héros du roman de Jean-Marie Blas de Roblès Là ou les tigres sont chez eux (2008),
et qui est cité et re-cité dans Le
Pendule…, lorsqu’il est question de l’implication des jésuites dans le Plan
(mais les jésuites y sont toujours pour quelque chose, on le sait au moins
depuis Le Juif errant d’Eugène Sue). Dans
un même élan romanesque, Eco et Blas de Roblès emmènent aussi un de leurs héros
au Brésil. C’est sans doute ce que Eco appelle la « polygénèse
littéraire » (chapitre 66).
C’est bien
simple : dans Le Pendule de Foucault,
il y a tout (mais pas n’importe quoi), tout ce qui touche à une imagination à
laquelle on a laissé la bride sur le cou. Belbo, Casaubon et Diotallevi sont
les champions de la mise en perspective et des connexions : ils jouent. A
ce grand jeu-là, ils laissent des plumes, et même la vie. Mais ils nous
transportent et nous enthousiasment. Pour ceux qui, comme moi, ont été à la
fois traumatisés et émerveillés par le feuilleton Belphégor (hé, j’étais vraiment petite à l’époque de la première
diffusion, et je n’ai que des souvenirs de souvenirs du premier visionnage,
réactivés depuis, plusieurs fois), les Rose-Croix, c’est quelque chose !
C’est à la fois le regard incroyable de l’actrice Sylvie, et la phrase
impeccable prononcée par l’acteur Yves Rénier qui incarne le journaliste André
Bellegarde : « Je sais tout, mais je ne peux rien dire. »
Le Pendule de Foucault est un roman formidable, monstrueusement documenté, qui, à
ma re-re-re-relecture de ce jour, me fait osciller entre l’avant et l’après des
références littéraires et feuilletonesques. Et j’ai, décidément, dans
l’oreille, le balancement de la voix d’Umberto Eco, merveilleusement rendu par
la traduction de Jean-Noël Schifano. C’est bien grâce au traducteur que je
dialogue avec Eco. Et qu’avec lui je ris.