Haruki Murakami, Le Meurtre du Commandeur, (Kishidanchô goroshi), traduit du japonais par Hélène Morita
avec la collaboration de Tomoko Oono, éd. Belfond, 11 octobre 2018, deux tomes,
456 et 480 pages.
A roman lent,
lecture lente. Le Meurtre du Commandeur
n’est pas de ces livres que l’on dévore pour en connaître la fin. Comme
toujours chez Murakami, et de plus en plus apparemment, l’atmosphère
d’étrangeté concourt à créer un climat propice à la rêverie du lecteur, et à
des interrogations sans fin. Le titre même est étrange, et trompeur. Un
commandeur tué, pour tout lecteur occidental – et mondial, puisque nous sommes
là dans le mythe moderne, comme pour Faust – renvoie immédiatement à la figure
de Dom Juan, à une statue qui parle, à une invitation à souper, à l’ouverture
des enfers. Murakami utilise la scène du meurtre du père d’une jeune fille que
l’on vient de séduire de toute autre manière. Il évacue le mythe en lui-même,
n’en conservant que la scène sanglante, et la transposant sur un tableau
typiquement japonais.
On pourrait dire
que Le Meurtre du Commandeur raconte
l’histoire d’une fosse. Ce puits de trois mètres de hauteur, aux parois lisses
au point qu’il est impossible de s’y accrocher pour remonter à la surface, est
un personnage à part entière du roman. A tel point que le narrateur
et héros du roman – il n’a pas de nom – en fait un tableau. Le narrateur est
portraitiste, il ne peint que des portraits de commande. Avec le tableau de la
fosse, on peut imaginer qu’il reste sur sa ligne. Peut-être même peint-il un
autoportrait. Séparé de son épouse, il parcourt le Japon dans sa 205 puis
s’installe dans une maison en bois, en pleine montagne, maison prêtée par un de
ses amis des beaux-arts, fils d’un peintre célèbre. Dans le grenier de la
maison, le narrateur découvre un tableau intitulé Le Meurtre du Commandeur. Le peintre célèbre, qui est en train
d’agoniser dans une clinique, avait caché ce tableau, ne voulait pas qu’il soit
découvert. De l’autre côté de la vallée, un homme riche et désoeuvré demande au
narrateur de faire son portrait, puis lui demande de peindre une jeune fille de
13 ans dont il pense être le père. Ajoutons à cela que le narrateur, qui a
toujours peint sur commande des tableaux réalistes, se met à changer de
manière, et à peindre pour lui-même. Il peint la fosse, donc, et également le
visage d’un type croisé lors de son périple en 205, qui l’a effrayé et dont le
souvenir le hante.
Le Meurtre du Commandeur n’est pas un roman touffu, dans lequel on pourrait se perdre. C’est au contraire un roman linéaire,
axé sur un seul point de vue, dont la ligne ne dévie pas. La musique y tient
une place prépondérante, en particulier l’opéra – Don Giovanni, bien sûr, et Le Chevalier
à la rose – et les couleurs des vêtements des personnages rythment à la
fois les saisons et les sentiments. Le fantastique est basé sur l’irruption
dans la vie réelle des personnages du tableau trouvé dans le grenier. Un Commandeur
de 60 cm, un pauvre hère baptisé Long Visage de 70 cm, et une Donna Anna éthérée
discutent avec le narrateur. La langue utilisée par le Commandeur tient à la
fois des sentences de maître Yoda et du sabir de Jar Jar Binks, le tout mâtiné
de préciosité et d’anachronisme linguistique.
Mais les figures
dominantes de ce roman sont les jeunes filles : la sœur du narrateur,
morte à l’orée de l’adolescence, et Marié, la fille supposée du voisin qui
commande son portrait. Ces deux jeunes filles, comme dans un conte médiéval,
font la liaison entre le monde d’ici-bas et l’autre monde. Elles empruntent des
passages secrets, elles se glissent entre les fissures des roches, elles se
cachent dans les sous-sols, elles apparaissent et disparaissent, pour
réapparaître et mourir, ou réapparaître et grandir, soucieuses de voir pousser
leur poitrine. Le roman se clôt sur la naissance d’une petite fille, dont la
conception, comme celle de Marié, est sujette à interrogation. Et jamais les
pères potentiels, ou se rêvant tels, ne voudront résoudre l’énigme de leur ADN.
Le meurtre d’un Commandeur est, symboliquement, le meurtre du père. Voilà
peut-être une des clés du titre du roman. Ces pères-là, on ne pourra les tuer,
puisqu’ils ne sont pas définitivement identifiés par leur progéniture.
Paradoxalement,
c’est loin de l’idée de Dom Juan que nous emporte Murakami. Nous revoilà face à
la fosse mystérieuse, celle qui a été portraiturée. Le narrateur, après tours
et détours narratifs, après une longue mise en place, vit enfin sa scène
décisive : il se retrouve sous terre, dans l’autre monde, un autre monde
qui a des allures grecques, avec Charon et eau de fleuve à boire ou ne pas
boire. On est, là, tout à coup, dans la vraie métaphore – celle que nous promet
le sous-titre du tome 2 « La métaphore se déplace ». On est dans la re-naissance.
Comme on est dans le mystère de la naissance lorsque, dans un temps parallèle
au périple souterrain du narrateur, Marié se retrouve enfermée dans le placard
où sont conservés les habits que sa mère portait avant qu’elle ne vienne au
monde.
Etrange roman que
ce Meurtre du Commandeur, qui brasse
des motifs disparates – nous n’avons pas parlé, ici, de l’épisode viennois du
vieux peintre comateux durant la seconde guerre mondiale – sans jamais égarer
son lecteur, mais sans jamais, non plus, réellement le guider. Etrange parcours
narratif, et symbolique, qui substitue la peinture à la musique, la sexualité à
la pureté, l’impatience à la lenteur.
*
NB : on lira
en parallèle, et avec profit, les Conversations
(De la musique) entre le chef
d’orchestre japonais Seiji Ozawa et Haruki Murakami que les éditions Belfond
publient en même temps que ce roman.