Darragh McKeon, Tout ce qui est solide se dissout dans l’air, traduit de l’anglais (Irlande) par
Carine Chichereau, éd. Belfond, 2015, et éd. 10/18, 16 mars 2017.
Ce roman, que
Darragh McKeon a mis neuf ans à écrire et qu’il a publié en 2014, raconte de façon
chorale l’accident de Tchernobyl et ses conséquences sur les populations. Avant
d’entrer dans le texte, on remarquera que tandis que l’Irlandais McKeon se
penchait sur le premier plus grand accident nucléaire de l’histoire, intervenait
au Japon la catastrophe de Fukushima. Deux traumatismes qui sont encore dans
toutes les mémoires. Le danger que représente le nucléaire, par son caractère
invisible, impalpable, est un ressort éminemment dramatique, comme la guerre ou
l’épidémie. La littérature s’empare des malheurs du monde et les donne à voir,
à sentir et à ressentir. C’est aussi, ici, une façon de rendre hommage aux
victimes bien réelles.
Dans Tout ce qui est solide se dissout dans l’air
des personnages aussi différents qu’un enfant pianiste prodige, un chirurgien
séparé de sa femme, une ex-journaliste contestataire devenue ouvrière en usine
et un adolescent de la campagne biélorusse en viennent à dessiner une ronde au
centre de laquelle la centrale de Tchernobyl décide de leur destin. Le 26 avril
1986, Artiom s’en va chasser l’oie avec son père. Il s’étonne de cette aube qui
rougeoie, au loin. C’est là, d’une certaine façon, le début de la fin. Le roman
raconte l’histoire d’une chute inéluctable, celle de l’empire soviétique.
L’accident de Tchernobyl en est un des jalons essentiels.
Darragh McKeon
construit son roman, mutatis mutandis,
sur le modèle des grands romans russes. Cela n’a pas l’ampleur de Guerre et Paix, entendons-nous bien,
mais la base narrative est la même : l’Histoire et sa grande hache emportent
dans un tourbillon des personnages qui étaient déjà en équilibre instable entre
deux mondes, en révolte ou en acceptation, et qui soudain prennent pleinement
conscience de leur condition. Les circonstances épouvantables de l’évacuation
des irradiés biélorusses, par exemple, sont mises en scène par Darragh McKeon
sur le mode de l’errance incomprise et du rejet par le reste de la
population : Artiom, sa sœur et sa mère, sont embarqués manu militari dans des bus et, soudain,
l’adolescent se rend compte que ces bus ne transportent aucun homme dans la
force de l’âge. La mère d’Artiom est persuadée que sa sœur, à Minsk, les
accueillera. Mais c’est parce que la sœur garde soigneusement sa porte close et
crie qu’ils sont contagieux et qu’elle n’en veut pas chez elle que les trois évacués
sont dessillés. Ils comprennent ce qu’ils sont, ce qu’ils sont devenus. Ils se
retrouvent dans un lieu d’accueil où l’espace qu’on leur octroie est plus
étroit que celui qu’ils réservaient, à l’étable, à leurs bêtes malades, chez
eux.
Le mystère des
hommes absents des évacuations est résolu en amont par le lecteur : on
sait le sort qui leur a été réservé. Ils sont allés au sacrifice, au cœur du
danger. Non pas chair à canon, mais chair à fusion.
Tout ce qui est solide se dissout dans l’air se lit comme en apnée. Le roman nous
ramène à nos angoisses au moment de l’accident, et à ses conséquences
politiques. Darragh McKeon écrit sur la ligne claire, presque factuellement, comme
en adéquation avec le déroulé des événements biens réels. Le lecteur n’est pas
en prise empathique avec les personnages, ou alors épisodiquement, au détour
d’une scène. Le roman, ample et sec à la fois, épouse les contours d’une
politique terrible où l’humain compte moins que la marche de l’empire, sa bonne
gestion supposée de l’accident, et sa place dans le monde.
*
Addendum : Il y a, dans Tout ce qui est solide se dissout dans l’air, une porte de maison
qui a son importance. Le père d’Artiom la dégonde et veut l’emporter avec
lui : cette porte fait partie de la famille, elle a servi de toise pour
ses enfants, on y a étendu les êtres chers après leur mort. On notera
qu’Antoine Choplin, dans son roman La
Nuit tombée, utilise lui aussi le motif de la porte à préserver après la
catastrophe de Tchernobyl. Son roman se déroule à Pripiat, près de la centrale,
un an après l’accident. Sur la porte de l’appartement que son personnage veut
récupérer absolument, alors que la zone est bouclée et interdite, sa fille,
morte des suites de la catastrophe, avait laissé ses dessins d’enfant.