mercredi 25 septembre 2013

Le Peintre d’éventail d'Hubert Haddad



Le Peintre d’éventail, Hubert Haddad, Zulma, 3 janvier 2013, 192 p.

Peindre des éventails. Entretenir un jardin. Faire du jardin une œuvre parfaite d’équilibre zen, et sur les éventails, calligraphier les haïkus dans le paysage représenté – ou anticipé. Dans son roman, Le Peintre d’éventail, Hubert Haddad nous emmène au Japon, nous y emmène par la main. Nous y sommes. Pas d’exotisme de pacotille, pas de vocabulaire spécifique et plaqué, simplement le Japon, comme une terre de tremblements et de sérénité, de philosophie et de passion, éternel et contemporain. Le roman nous conte une histoire de transmission : Hi-Han, qui ouvre le texte à la première personne, est le disciple de Matabei Reien, lui-même disciple « d’un maître local encore plus humble que lui », Osaki Tanako. Dans le district d’Atôra, au bord de la mer et près des montagnes, une auberge tenue par une ancienne courtisane, Dame Hison, accueille les trois hommes. Ils sont ses employés, Hi-Han commis aux cuisines, Matabei chargé de l’entretien du jardin après la disparition d’Osaki. Dans l’auberge, quelques clients sont des habitués, un couple illégitime, une vieille fille qui parle aux fantômes, un négociant en thé ignorant les bonnes manières.
   
Matabei a quitté le monde urbain après un accident de voiture dans lequel a péri une jeune fille prénommée Osué. Il se réfugie dans l’auberge de Dame Hison, rongé par la culpabilité – « Nul ici n’avait mémoire d’elle. La maison d’enfance d’Osué était maintenant une pension de famille tenue par une ancienne geisha de second rang ». Chez Dame Hison, le temps semble s’être arrêté, c’est la vie moderne et traditionnelle à la fois, on se déplace en voiture, par exemple, mais le paysage autour de son auberge semble immémorial, végétal-minéral-maritime, on traverse une forêt de bambous musicaux et l’on parcourt un jardin précisément entretenu, on contemple le mont Jimura, on entend le feulement des vagues de l’océan et l’on pêche sur le lac Duji, géographie parfaitement imaginaire, plausible et rêvée. Lorsque Matabei reprend la charge de jardinier, il comprend qu’Osaki a peint sur les mille éventails qu’il a laissés dans sa cabane le jardin parfait, qu’il s’agit de déchiffrer, d’agencer et de résoudre, comme une mosaïque ou un puzzle. L’entretien et la contemplation du jardin n’empêchent pas la passion et la sensualité, Dame Hison, et la jeune Enjo, s’offrent.
    
Le jardin de l’auberge est le motif central du roman. Son dessin, son agencement, sont une création que dévoilent les motifs des éventails. Osaki a laissé son enseignement, à décrypter :

« L’exercice de la perspective ne s’arrêtait pas […] au principe des trois profondeurs, ses éventails en témoignaient : par ce qu’il appelait l’ “harmonieux vertige”, il fallait inverser sans cesse l’impression de proche et de lointain à partir du plan intermédiaire, de sorte à désorienter le regard :
        Pourquoi tout ranger ?
l’arbre entre l’herbe et l’étoile –
        harmonieux vertige ».
      
Et puis… et puis… cette nature savamment domptée, philosophiquement et culturellement envisagée, va se voir ravagée par la nature sauvage, dans le troisième tiers du roman. Un certain 11 mars, une vague, puis une autre, et une autre, vont venir tout anéantir. 11 mars… nous savons ce qu’il s’est passé, le 11 mars 2011. Le mot est tu, dans le roman. La catastrophe est une évidence de notre actualité récente, et Hubert Haddad fait confiance au lecteur pour remettre le roman dans un contexte qui n’a pas besoin d’être souligné. Les notations sont ténues, suffisantes : « une distribution de pastilles d’iode », « les bâtiments décapités du complexe de la centrale », « dispersion d’isotopes ».
   
Les origines des personnages renvoient toutes à l’itinéraire du Zen : Japon, Chine, Corée. Le jardin, et la décoration des éventails, offrent un monde codé et déchiffrable, mettent en évidence une démarche philosophique et personnelle, un itinéraire. La rédemption chrétienne n’est pas de mise, ici. Pourtant, dans cette philosophie lointaine qui est aussi une religion, le soin apporté aux corps des défunts apparaît comme universel, comme apparaissent universels l’expiation, l’attention à l’autre, le dépassement de soi, la réflexion sur l’ordre et la beauté.
   
L’écriture d’Hubert Haddad, basée sur la métaphore, le paradoxe, la surprise poétique, acquiert ici une fluidité parfaite, en harmonie totale avec le thème traité. L’ancrage dans l’histoire immédiate va de pair avec les thèmes fondamentaux de l’œuvre entière : le rêve dit la vérité, les apparences nous cachent la vérité, la vérité des hommes est dans la quête de la quête :
   
        « Dès que ses nausées et maux de tête cessaient, Matabei reprenait où il l’avait laissé le legs invisible du vieux maître. Il travaillait à sa réparation avec acharnement dans un monde désert, en réponse au vide qui l’assiégeait. Recomposer un jardin de pensées avec toute la patience de l’intuition, afin qu’un jour pût renaître ou pas le jardin réel… »



NB : paraissent également aux éditions Zulma, en complément du roman, les Haïkus du Peintre d’éventail. Hubert Haddad dit avoir écrit mille haïkus – comme Osaki avait peint mille éventails –, qui sont devenus la chair et la colonne du roman, les haïkus du (des) peintre(s) d’éventail(s).