Résidence dernière, Georges-Olivier Châteaureynaud, éd. des Busclats, mars 2011, 104 p.
La Part de l'imagination
Montreur de sphinx, Les Miroirs ferment mal et Résidence dernière, les trois nouvelles du recueil, forment un tout cohérent, ordonné. Entre novembre 2007 et décembre 2009, l’auteur s’est plongé par trois fois dans l’univers particulier des « résidences d’écrivain », ces haltes, ces pauses, ces « bénédictions d’un temps qui s’en montre chiche à leur égard ». Et Châteaureynaud d’ajouter : « On vous arrache pour une durée variable au train-train […], on vous héberge, on vous défraie, on vous rémunère ! » Ces stations offertes aux gens de plume, qui leur permettent de se poser, et d’écrire tout leur soûl, devraient être un temps de calme. Rien de tel, bien entendu, dans l’univers d’un néo-fictionnaire. Dans les résidences castelreynaldiennes, il arrive des choses terribles aux écrivains, des choses qui ont à voir avec ce qu’ils sont. Qui vit de, et par, l’imagination est soumis à sa loi.
Dans Montreur de sphinx, le narrateur se languit dans une station balnéaire désertée hors-saison, une sorte de cité-fantôme dans laquelle la seule personne à qui il réussit à parler est une vieillarde sortie d’un autre âge, qui le nourrit d’une soupe d’herbes dont il pense « qu’elle y mêlait de l’aconit, de la belladone et de la ciguë ». La mer, unique paysage du texte, dessine un monde intemporel, flou. Un finistère. De ce monde-là, la femme est absente. La femme, ce devrait être Nausicaa Blomet, la bibliothécaire. Mais à l’arrivée de l’écrivain, elle a disparu, happée ailleurs par des obligations familiales. Montreur de sphinx a été rédigé avant le roman Le Corps de l’autre. Dans ce roman-là, l’intendante de François Brumaire, l’écrivain, le fantastiqueur emblématique – sous les traits duquel on reconnaît aisément un autoportrait de Châteaureynaud – s’appelle également Blomet. Car tout cela a à voir avec la littérature, et avec l’écrivain. Le nom de Blomet fait le lien entre qui se retire dans l’arrière-pays provençal – comme le fait Brumaire – et qui s’installe pour un temps en résidence. Dans les deux cas, la condition de l’auteur est au cœur du sujet. Sa condition, et sa mécanique. Le sphinx promis dans le titre de la nouvelle n’apparaît qu’en fin de texte. C’est une sphinge à l’agonie, qui expire dans les bras du narrateur, et dont le dernier souffle, qui « empestait comme l’haleine de tous les charniers ouverts depuis le jour de la création », empoisonne l’écrivain. Peut alors apparaître, en chair et en os, une Nausicaa Blomet qui joue les infirmières avant de devenir, sans doute, la femme aimée. Le montreur de sphinx, sorte de Gorbius déclassé, prononce la phrase magique qui donne à la Fiction tout son sel : « si cette sphinge est la vôtre, vous résoudrez l’énigme ». La pauvre sphinge en fin de vie, incapable de poser sa question, ânonnant « Qui… Qui… Qui… ? » n’est que la figure allégorique, sans doute, du sujet que l’auteur en résidence est venu chercher dans cette cité bizarre. Le sphinx, Nausicaa, sont des références aux mythes grecs que Châteaureynaud a souvent exploités dans ses textes. Ils acquièrent ici une force plus mystérieuse, et plus charnelle. La question imprononçable « Qui ? » fait pendant à la réponse scellée du « Pourquoi ? », plus encore qu’à celle du « Comment ? » que soulève La Vie nous regarde passer. Qui suis-je, pourquoi suis-je là, comment suis-je arrivé là ?
Les Miroirs ferment mal met en scène un écrivain plus jeune. Germinal, vingt-cinq ans, sûr de lui et de son talent, vient passer son temps de résidence dans un manoir, chez un vieux baronnet qui porte un regard à la fois sarcastique et bienveillant sur le jeune fantastiqueur qu’il accueille. L’histoire se déroule en huis-clos, et met en scène quatre personnages – outre Germinal et son hôte, la gouvernante Hestia et… la femme, idéale sans doute, rêvée assurément, sensuelle. Elle se matérialise dans la chambre la nuit, surgie du grand miroir dissimulé par du velours de gênes. Cette nouvelle, dans laquelle se perçoivent les échos de Psyché, de Mélusine, des vampires femelles, et de l’Orphée de Cocteau, peut être lue comme une métaphore de l’écrivain au travail. La « mécanique » de Châteaureynaud, ce qu’il nomme lui-même « la machine à imaginer », est démontée dans cette phrase : « Il s’endormit et rêva qu’il s’éveillait ». L’imagination, qui est une faculté, naît ici du rêve, d’un inconscient en bon état de marche. L’imaginaire, qui est un territoire, se bâtit sur l’acceptation effarée de cette capacité imaginative, dont on est si peu maître, et que l’on reçoit comme un cadeau. Ou comme un fardeau. Les Miroirs ferment mal met en évidence la condition particulière, particulièrement périlleuse, du fictionnaire. Comme dans Montreur de sphinx, l’aventure vécue en résidence conduit à la maladie, physique ou mentale. Mais qu’est-ce, au fond, que ces « résidences » ? Sinon la figuration matérielle, sous couvert d’institution culturelle, de mécénat, d’aide, d’association, du « foyer » de l’imagination de l’écrivain ? Écrire de la Fiction, dans cette optique, tient de l’alchimie: transmuter l’imagerie – l’hermétisme – personnel(le) en texte partageable par tous ; ordonner le chaos onirique et dévoiler le monde. Enfin, un monde.
Résidence dernière, nouvelle qui donne son titre au recueil, reste dans le droit fil du fantastique de Châteaureynaud, tout en interrogeant plus avant la condition même de l’écrivain. Se pose la question, dans ce texte, de la postérité. Le personnage central de la nouvelle est Frédéric Septembre, un écrivain qui a « entassé les volumes, grappillé des honneurs, engrangé quelques tirages honorables… » L’autre personnage important est François Janvier, écrivain solaire, reconnu, dont la présentation lapidaire, « Il comptait », résume la place qu’il occupe dans le monde littéraire. Quelle est cette « résidence dernière » que l’on offre aux écrivains chevronnés ? Ne gâchons pas le plaisir du lecteur, et laissons-le savourer un texte halluciné et vertigineux, écrit dans une langue ferme, néo-classique, où la férocité le dispute à l’ironie tendre, et où le désespoir l’emporte, sans doute, sur le simple désenchantement. Dans cette nouvelle réapparaissent des motifs traités ailleurs par Châteaureynaud, des sortes de constantes, d’amers. Le plus poignant est la description d’une « colonie », sorte de camp de prisonniers qui rappelle celui dans lequel séjournait Odilon Frêle, le héros du Congrès de fantomologie. Le camp de concentration, on le retrouve dans nombre de textes de Châteaureynaud, décrit ou évoqué. La Vie nous regarde passer, le récit autobiographique publié en même temps que le recueil Résidence dernière, donne la clé de cette obsession : le père intermittent, le père cavaleur, si peu père, est passé par Dachau et Sachsenhausen. Autre constante : la description du milieu littéraire. On pourrait jouer à « qui est qui ? » et tenter d’identifier telle personnalité sous tel personnage, telle caricature. Cela est vraiment sans intérêt, et le texte à clé n’est pas la tasse de thé de Châteaureynaud. Son intention est autre. Du groupe d’écrivains décrits dans la nouvelle émerge la figure de Charret, personnage récurrent dans l’œuvre. Charret, c’est le bon écrivain, au jugement littéraire aigu. Charret, c’est aussi – surtout – l’écrivain raté, celui qui a gâché son talent, ou dont on a gâché le talent, tombé dans l’alcoolisme par dépit, sans doute, par désillusion. Charret, c’est celui qui, dans la nouvelle Trois autres jeunes tambours, met en garde les jeunes loups qui croient voir s’ouvrir devant eux la route aisée, tapissée de velours rouge, de la réussite littéraire. Personnage d’une cohérence absolue, il se retrouve, en compagnie de Septembre, dans un camp-purgatoire parfaitement symbolique. On écrit, on est publié, on est lu – plus ou moins, plus ou moins bien –, on est célèbre ou vaguement reconnu, on entre dans l’histoire littéraire, ou pas. C’est cela que nous conte Résidence dernière, dans une mise en scène qui rappelle l’introduction en forme de rafle de la nouvelle Le Voyage des âmes. C’est une fantasmagorie jubilatoire et désespérée autour de ce que l’on est, de ce que l’on fait, et de ce que l’on devient. Janvier, le célébré et solaire Janvier, l’écrivain phare, proprement statufié, « était déjà taché par endroits de mousse végétale, et des oiseaux irrévérencieux avaient profané son front et son col ». Le parc du château tant espéré, du panthéon littéraire, n’est qu’un parc désert, à l’abandon. Plus encore que sur la condition de l’écrivain, la nouvelle ouvre des perspectives sombres, désespérantes, et désespérées, sur la littérature elle-même.
Les publications concomitantes du récit autobiographique et du recueil de nouvelles éclairent de façon évidente, presque crue, un pan entier de l’œuvre de Georges-Olivier Châteaureynaud. Le récit permet de percer la part personnelle de la fiction, et de prendre la mesure de l’imaginaire du fictionnaire. Le recueil met l’accent sur la condition du métier d’écrivain. Dans les deux cas, il est donné au lecteur de s’interroger sur la manière de tordre le réel et l’intime, pour en faire de l’art.