Proust contre Cocteau, Claude Arnaud, Grasset, septembre 2013, 208 pages.
Ils ont dix-huit ans d'écart, Jean et le « petit Marcel » : Cocteau est né en 1889, Proust en 1871. Ces dix-huit ans d'écart ne sont pas tout à fait une génération. Pourtant, l'aîné nous a légué un monde historiquement et socialement révolu, tandis que du cadet il nous reste le trait parfait des dessins, intemporel, et les émerveillements cinématographiques, intemporels eux aussi. Il semble qu'un siècle les sépare, au moins. Disons que c'est là l'impression du non spécialiste. Proust et Cocteau, pour tout non lecteur ou lecteur lambda, ce sont des noms. Le nom de celui qui a écrit À la recherche du temps perdu, le nom du réalisateur d'Orphée et de La Belle et la Bête. Pour le lecteur lambda ++, Proust et Cocteau évoquent les salons, l'amour voué à la mère – ce qui les rassemble – et le confinement ou le tempérament aérien – ce qui les dissocie. Claude Arnaud, dans son essai Proust contre Cocteau que publient les éditions Grasset en cette rentrée 2013, s'attache à la relation singulière qui les a unis pendant une douzaine d'années, de 1910 à 1922. Cet essai, qui se lit d’une traite et nous tient en haleine, met face à face – et renvoie dos à dos – deux tempéraments radicalement différents, qui pourtant se retrouvent et s’affrontent dans ce que l’on nommait le snobisme. Pour eux, à l’époque, époque révolue, surannée, le snobisme est un dandysme dévié. Fascination pour les figures « fin de siècle » de ce XIXe qui ne cessera qu’à la guerre de 14. Proust et Cocteau ont hanté, chacun à sa manière, cet « entre-deux » non calendaire.
Cocteau est un ludion. Tout jeune caméléon, il forge son art poétique sur les modèles du temps et aime à se montrer. Sûr de son talent qui ne s’exprimera véritablement que lorsqu’il aura pris son envol, et ses aises, avec ses modèles, il fréquente le milieu qu’il faut fréquenter, les Noailles, Montesquiou, Hahn, Chevigné, Daudet de seconde génération. C’est là aussi le monde de Proust, ce sont là ses propres modèles : Montesquiou en Charlus et Chevigné en Oriane de Guermantes.
Proust est un « romancier virtuel ». Il n’a publié qu’un Jean Santeuil encore trop autobiographique et quelques pastiches qui ne laissent pas encore deviner le monstre littéraire en devenir. Cocteau est sur la brèche. Dans ses poèmes, il imite. On pourrait croire qu’il apprend, qu’il est en apprentissage, mais non, il imite. Ce n’est que bien plus tard, auBœuf sur le toit, ou dans une cabine d’ascenseur où il lira pour la première fois le nom d’ « Heurtebise », qu’il deviendra ce qu’il doit être : un poète du tout (graphisme, roman, poésie, cinéma). Pour l’instant, aux côtés de Proust, il n’est qu’un ludion pas même malicieux. Proust, lui aussi, n’est encore que « le petit Marcel ».
Ces deux-là s’aiment. S’admirent et se jalousent. Proust jalouse Cocteau, jalouse son aisance, sa capacité à se faire reconnaître si jeune. Cocteau… Cocteau est admiratif, sans doute, de l’œuvre proustienne en devenir. Dans l’appartement calfeutré, après que Céleste a inspecté le ludion, reniflé ses mains, dépoudré ses joues, Cocteau écoute Proust lui lire le manuscrit de Swann. Ces deux-là sont contemporains, mais leur temps s’écoule différemment. Cocteau est reconnu tout jeune dans les salons, pour des poèmes qu’il reniera et dont il refusera la republication. Proust est considéré comme un petit snob sans avenir littéraire.
La publication à péripéties du premier volume de la Recherche, et sa reconnaissance, vont inverser le cours de leurs temps respectifs. Voilà que l’on célèbre le petit Marcel, voilà que l’on oublie les débuts fulgurants de Cocteau. Leurs temps respectifs ne seront plus jamais en phase. Claude Arnaud suppose la jalousie, le succès qui monte plus ou moins à la tête. Lorsque Proust est reconnu, il semble que Cocteau soit oublié.
Il y a la blessure Radiguet, le deuil impossible, la vie à reconstruire, d’un côté. Il y a la reconnaissance tant attendue, enfin venue, et son lot de menues mesquineries, de petites revanches, de l’autre côté. Une histoire d’amour qui n’a pas eu lieu, sans doute. Et un regard radicalement différent sur leur « différence ». Cocteau écrira Le Livre blanc – sans le signer – dans lequel il affirmera son homosexualité, tandis que Proust donnera à son narrateur une sexualité acceptable, à rebours de presque tous les personnages de la Recherche.
La rupture n’est pas une rupture. Proust meurt en 1922. Cocteau a encore plus de quarante ans à vivre et à inventer. Les salons seront autres, tout aussi mondains, mais différents. Le XXe siècle aura véritablement donné ses avant-gardismes, ses technologies scénographiques et cinématographiques. Proust n’aura pratiquement rien vu de tout cela. N’aura rien pu ou rien voulu voir. Enfermé. Calfeutré. Lors de sa dernière apparition en public, sous sa redingote d’outre-temps, il ressemble au monde des morts qu’il a ressuscité. Cocteau, lui, découvre enfin sa propre jeunesse. Et relit – si tant est qu’il l’ait jamais lue en entier auparavant – la Recherche comme l’édification a posteriori de ce qui n’est plus.
2013 marque deux anniversaires : le centenaire de la publication de Du côté de chez Swann, le cinquantenaire de la mort de l’auteur de Thomas l’imposteur. La flèche du temps, imparable, ne réunira pas – plus – ces deux géants : le modèle parfait du romancier français unanimement et mondialement reconnu, le ludion génial en pré-purgatoire. L’essai de Claude Arnaud, magnifiquement écrit, scelle la fin du match. Proust contre Cocteau. J’ai mon vainqueur.
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Extraits :
« Cocteau, en outre, a une relation plus qu’approximative aux faits, comme Proust le déplora encore devant Céleste sa gouvernante, après 1914. Non seulement il arrange, modifie, exagère, fabule, mais il se ment. Or, Proust voue un culte maniaque à l’exactitude, même s’il la pratique de façon sinueuse ». (p. 46-47)
« L’influence que la Noailles prend sur lui et l’attention croissante qu’il consacre à la Chevigné confirment à Proust que son cadet perd son temps. Devinant artifice et complaisance derrière sa gaieté continuelle, il le met en garde contre l’idolâtrie, l’érudition et le mimétisme, ces péchés qui minèrent sa propre jeunesse ». (p. 93)
« Paris en est témoin : Cocteau-le-lièvre a perdu de son allégresse, depuis qu’il a contribué à lancer la tortue Proust ». (p. 116)
Première publication de cet article sur Encres Vagabondes
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