mercredi 25 septembre 2013

Gros-Câlin de Romain Gary (Emile Ajar)



Gros-Câlin, Romain Gary, Folio (édition anniversaire), novembre 2012, 304 pages.

Il y a quelque chose de gênant à écrire, en tête de cet article, «Gros-Câlin de Romain Gary». Quelque chose qui relève de l’impossible, mais comme le dit le narrateur Cousin dans le roman : «c’est la fin de l’impossible, à quoi j’aspire de tout mon être», alors… Car Gros-Câlin, c’est la naissance d’Émile Ajar. Combien déjà ont glosé sur cette assertion ? Ne rajoutons, donc, à cela, que ce qui tient de l’attachement. «Je m’attache très facilement», un des leitmotive du roman. On s’attache – la lectrice s’est attachée –, à l’édition Folio de septembre 1981, avec sa couverture d’évidence, la souris Blondine dressée sur ses pattes arrière, posée sur le dos d’une main dont le pouce et le poignet sont recouverts d’écailles de python. C’est l’édition de la découverte. Le nom de l’auteur est bien Émile Ajar. Dans les éditions successives, on changera la couverture – la vedette deviendra le python, et non plus la souris –, on gardera les deux noms pendant un temps (Emile Ajar apparaîtra entre parenthèses,  puis disparaîtra tout à fait). Gros-Câlin de Romain Gary, donc. Soit.
   
On connaît l’argument du roman : un type – il se nomme Cousin – crève de solitude dans le Grand Paris, et adopte un python. Il est amoureux d’une collègue de bureau, la guyanaise Mlle Dreyfus. Il va parfois voir «les bonnes putes», qui ont tout des bonnes sœurs. Mais l’argument, s’il n’est pas rien, n’est pas l’essentiel. Gros-Câlin, c’est une écriture. Et une gifle de lecture.

Romain Gary a expliqué la nécessité de publier sous pseudonyme – et à l’insu de son éditeur – à cause de «la gueule qu’on [lui] avait faite». Romain Gary, quoi. Le Compagnon de la Libération,  le consul, l’auteur des Racines du ciel. Gary ajoute que le pseudo s’est imposé « à cause de la nature même du livre ». Cette «nature du livre», elle est sans doute dans le retournement systématique de la langue, dans le dévoilement d’une intimité – celle du personnage narrateur – qui passe par le contre-pied systématique et le bousculement du lecteur. Il y avait déjà cela, dans Tulipe, en 1946, mais nous avons dit que nous ne gloserions pas. Gros-Câlin, c’est une gifle, une vraie bonne baffe au lecteur, un aller-retour qui nous sort de la syncope. Le retournement du langage est un dévoilement. Un dévoilement de ce qu’est  la société, de la place de l’homme dans cette société, de l’absurdité d’être au monde dans un monde absurde :
   
« Avant madame Niatte, j’avais une femme de ménage portugaise, à cause de l’augmentation du niveau de vie en Espagne ».
   
« Je vais toujours au cinéma pour voir les vieux films de Charlot et rire comme si c’était lui et pas moi ».
   
« Je pense que […] le monde souffre d’un excès d’amour qu’il n’arrive pas à écouler, ce qui le rend hargneux et compétitif ».
  
« Chacun de nous est entouré de millions de gens, c’est la solitude ».
   
Mais le problème des citations, c’est qu’elles peuvent passer pour des « bons mots », de ceux que l’on jette en société, justement. Or, dans le roman, ce langage décalé, brillantissime, est une entreprise à part entière. TOUT le texte est ainsi bâti, cousu à petits points, magistralement salvateur. C’est de l’élégance à l’état pur, un grand bol de désespoir qui fait du bien, au fond. C’est de l’art, dont on ne se demande plus s’il est grand ou pas. C’est de l’art, qui révèle et réveille, qui ne questionne pas mais donne des réponses, des réponses humaines, pas linguistiques ou littéraires, mais simplement humaines. Il y a, derrière ce texte, un type qui est nous, qui a publié sous divers noms, qui a sa propre histoire et son propre désespoir, son humanité propre, disons-le ainsi, mais ce type-là, l’écrivain, le consul, l’époux de Jean Seberg, le fils de sa mère, etc., etc., c’est nous. C’est nous tout simplement parce qu’à partir d’une singularité il nous dévoile tous : « quelqu’un à aimer, c’est de première nécessité ». Voilà, tout est dit.
   
Le python est une abstraction. Une métaphore, si on veut. Mais surtout une abstraction. Une abstraction tangible, encombrante et sauvage – il faut le nourrir de souris vivantes –, civilisationnellement signifiante. Un serpent. Une bête à peu près unilatéralement reconnue comme répugnante. Mais « les pythons ne sont pas vraiment une espèce animale, c’est une prise de conscience ». De quoi faut-il prendre conscience ? Que « 2 = 1 », voilà l’équation. Qu’il ne suffit pas d’être au monde pour être né, que pour naître il faut quelqu’un à aimer, et que « quand on a attendu l’amour toute sa vie, on n’est pas du tout préparé ». Et donc, le python. Car un être entouré de dix millions de personnes dans le Grand Paris n’est qu’un « bifteck ». C’est l’amour qui fait dire à Cousin, alors qu’il vient de prendre l’ascenseur avec Mlle Dreyfus, et que, ô miracle, il y a eu entre eux deux un semblant de conversation :
   
« J’ai vu soudain sur l’étal de toutes les boucheries la viande qui chantait d’une voix qu’elle s’était enfin donnée elle-même. Il y eut même soudain, au vu et au su, une telle hausse de la qualité de la viande, que l’on put enfin distinguer le bœuf de l’homme ».
   
On peut dire tout cela autrement, bien entendu. On peut difficilement le dire plus « vrai ».Gros-Câlin, c’est ça. Cette vérité-là. La vérité de la langue, de l’image, de la chair et de la boucherie, du serpent et de la prise de conscience. Il en faut, du désespoir assumé, pour arriver à ce langage-là, dans la plus banale des situations romanesques. 

L’humour est l’avenir de l’homme : « Vers onze heures, le désespoir me saisit, ce qui est très rare chez moi, car je suis peu exigeant et n’ai pas le goût du luxe ». Dans Clair de femme, on a droit aussi à de tels uppercuts. Sans doute parce que Gros-Câlin est déjà passé par là. La lucidité de Cousin, cette lucidité qu’il nous assène à grands coups de litotes, d’antiphrases, d’euphémismes, est une manière de main tendue. Il y a de l’universel dans Gros-Câlin, plus encore que dans La Vie devant soi, que dans L’Angoisse du roi Salomon – nous mettons de côté Pseudo, pourtant notre Ajar préféré, pour d’autres raisons romanesques et destructrices. Il y a de l’universel dans cette description de la condition humaine, dans le retournement du langage, dans le renversement du viril. Foin de piédestal, mais affirmation de la faiblesse générale. Il ne s’agit ni de gagner ni de perdre. Personne ne sortira vainqueur de l’aventure, il n’y aura pas de survivants, nous le savons tous. Le personnage de Cousin, et son python – mais Cousin est aussi le python, n’est-ce pas ?, celui qui avale tout cru les souris blanches – sont des « marqueurs ». Aucune lutte entre le bien et le mal, entre l’en-haut en l’en bas, entre le noir et le blanc, l’avant et l’après. Simplement la quête évidente de l’amour. Gros-Câlin, universel, intemporel. Désespérant d’alacrité.
    
NB : cette édition Folio anniversaire propose en appendice le dernier chapitre originel du manuscrit. Qui n’apporte presque rien, qui ne change pas grand-chose, à la vérité du roman. La volonté de Romain Gary est en tous points respectée, car l’ultime chapitre est présenté « à part ».