vendredi 20 septembre 2013

Faber le destructeur de Tristan Garcia



Faber le destructeur, Tristan Garcia, Gallimard, 22 août 2013, 480 pages.

Basile Lamaison, Madeleine Olsen et Mehdi Faber sont inséparables. Ils se rencontrent dans la cour de l’école, dans la bonne ville de Mornay, et ne se quitteront plus. Ou presque. Les années collège, les grèves lycéennes, de 1995, l’engagement politique ou le rejet des parents… Non, Faber, l’excellent roman de Tristan Garcia, ne raconte pas que cela.  Sur cette trame, le roman dit autre chose. Ces enfants que l’on suit au long de leur adolescence et de leur jeunesse, que l’on quitte lorsqu’ils ont trente ans – c’est dire qu’ils ont, peu ou prou, l’âge du romancier[i] – incarnent à leur façon un désenchantement, une dérive, des renoncements et des acceptations. Mais Faber, c’est autre chose qu’un roman générationnel. Quatre narrateurs ayant chacun sa voix singulière, cinq parties non chronologiques se répondant en parfait écho, un dénouement qui surprend et ravit, voilà pour la structure, solide. Une mise en perspective en limite de fantastique dans une littérature apparemment blanche, voilà pour le principe, assumé. Faber est sans conteste une des belles et bonnes surprises de la rentrée littéraire. On n’en attendait pas moins de Tristan Garcia, romancier, nouvelliste, essayiste, philosophe, qui confirme ici son talent.


Le diable, probablement

Mehdi Faber, qui exige que ses amis l’appellent Faber tout court, petit algérien, a été adopté puis, à la mort de ses parents adoptifs, arrive dans la ville de Mornay, placé par la DDASS. Il est beau. Il est étrange. Surdoué. Ombrageux. Il défend les faibles contre les monstres. Les faibles, ce sont Basile et Madeleine. Basile est le souffre-douleur des caïds de la cour de récré, le binoclard de service, énurétique, plus tard méchamment acnéique. Madeleine est fille de pasteur, un peu garçon manqué, rêve de tenir les buts lors des parties de foot quand les petits coqs de la cour refusent de laisser jouer les filles. Faber va mettre bon ordre au désordre ambiant. Et c’est l’amitié, immédiate.
         Qui est Faber ? Un garçon doué, surprenant, qui sait à peu près tout faire, qui ne dort pas, qui fugue et revient. Charismatique. Parfois, ses yeux deviennent jaunes. Parfois, un troisième bras lui pousse. Parfois, trois voix s’emmêlent dans son discours – animal, enfant, homme. Enfin, c’est ce que Basile et Madeleine racontent, lorsqu’ils s’expriment à la première personne.
         Autour des trois amis gravite un petit monde provincial : le couple à qui l’on a confié la garde de Faber, les parents de Basile et de Madeleine, les élèves de l’école, du collège et du lycée, parmi lesquels se détache la figure d’Estelle, jeune fille noire, un peu sorcière, un peu exorciste, qui sera la seule à faire l’amour avec Faber, qui sera la seule à savoir, vraiment, que ce jeune homme brûle. Est brûlant comme l’enfer.
         Le démon ? Un démon ? Peut-être, peut-être pas. La question du mal est posée de biais par l’intermédiaire du personnage de Faber. Sa métamorphose – que le lecteur suit à presque rebours dans les cinq parties du roman, on le découvre en quasi déchéance, ventre gonflé et torse creux, eczémateux, puant, surveillé-protégé par deux vieilles femmes dont une aveugle – est celle de l’ange déchu. De-ci de-là, dans les chapitres où Faber s’exprime à la première personne, le doute est peu permis. Il se considère comme le fils écarté du dieu au fils unique, et semble traîner avec lui toute la mélancolie de l’errance. Son magnétisme, ses parts d’ombre et de lumière, n’échappent ni à Basile ni à Madeleine. Mais eux, ils sont coincés dans la vie étriquée qui les rattrape. Il deviendra prof de français sans envergure, elle deviendra pharmacienne comme sa mère détestée. Et ils n’auront de cesse de se venger de cet ange même pas exterminateur, puisqu’il n’a pas su les sauver du marasme ambiant.
         La vérité – vérité ? – sur la part démoniaque et bénéfique de Faber tombera de la bouche d’un vieux prof de maths schyzo, alcoolique, déjanté, cultivé et perdu : « Lorsque Satan s’est relevé, il a vu ses serviteurs à terre, les généraux de ses armées. Qui étaient les anges perdus, ceux qui étaient tombés ? Les perdants de l’Histoire. Les cocus du monothéisme. Jahvé a triomphé des dieux d’antan : ceux qui préservaient les moissons et la fertilité des femmes ; ceux qui habitaient les airs et les eaux. Les dieux du Moyen-Orient. Jadis ils avaient été les seigneurs de la terre. Toutes nos pensées étaient tournées vers eux. Nos protecteurs. Mille fois nous les avons priés ».
         Les noms des personnages – Madeleine, Jean, Marie, Marthe… – renvoient à un monde monothéiste qui permet une lecture culturelle du roman. Les correspondances onomastiques Maddie/Mehdi, Faber/Fabien, soulignent le parti pris de symbolisme. La noire Estelle (= l’étoile noire) et son entourage hip-hop, sensuel, en marge, marquent des frontières qui sont aussi culturelles que générationnelles, aussi sociologiques qu’ésotériques. Faber n’est pas un roman qui se lit distraitement.

La bouche de l’enfer

Un des personnages principaux du roman est sans conteste possible la ville de Mornay. Une ville recréée, imaginaire, parfaitement balisée topographiquement et toponymiquement. Mornay incarne les années 1990-2000, et suit son cours social et politique jusqu’à nos jours. On y croise les figures du maire de droite – RPR rallié à Barre, puis à Balladur, pour ensuite se faire réélire sous une bannière plus opportuniste – et de son challenger PS ; on côtoie les syndicalistes ouvriers et lycéens, les fafs et les jeunes militants du NPA… La ville de Mornay présente tous les condensés de la France contemporaine et banale : un passé antique, une étendue tentaculaire faite de supermarchés, de ronds-points, de maisons à colombages et de pavillons, de quartiers défavorisés et de zones résidentielles. On y trouve une cathédrale et une piscine toute moderne, un café où trônent encore des posters de Léo Ferré et de Barbara, une agora taguée et désertée. Mornay, ou la France telle qu’en elle-même.
         Tristan Garcia a lu Georges-Olivier Châteaureynaud, c’est certain. Sa ville de Mornay a comme des échos de l’Écorcheville de L’Autre Rive, ce grand roman publié en 2007. Dans Faber, on n’est pas au bord du Styx, comme dans L’Autre Rive, mais sur les rives de l’Hombre, nom de fleuve qui renvoie à la fois à l’obscurité et à l’homme. Avec la ville de Mornay, Tristan Garcia crée son propre monde et sa propre topographie, lui aussi. Il y met toute une sociologie parfaitement identifiable, plus terre-à-terre, disons-le ainsi. Plus générationnelle, même si, encore une fois, il ne s’agit pas que de cela.
         Mornay, où atterrit le démon (?) Faber, est l’enfer-paradis quotidien d’une génération sans véritable allant : « Nous étions des enfants de la classe moyenne d’un pays moyen d’Occident, deux générations après une guerre gagnée, une génération après une révolution ratée. Nous n’étions ni pauvres ni riches, nous ne regrettions pas l’aristocratie, nous ne rêvions d’aucune utopie et la démocratie nous était devenue égale ». Mornay est un territoire parmi d’autres, uniforme et diversifié, reflet mental d’un manque. Une stagnation. L’arrivée de Faber bouleversera un temps – mais sans plus – cette banalité.


Je m’appelle Tristan

La quatrième voix qui s’exprime dans Faber est celle de Tristan. Il s’agit d’un lycéen d’une quinzaine d’années, élève de Balise Lamaison qui est devenu professeur. Il a lui aussi la beauté du diable. Ce Tristan s’emploie à reprendre le flambeau du Faber doublement déchu. Mais une génération, ou presque, a passé. Le personnage de Tristan incarne non pas l’échec, mais le manque d’allant. On n’ose dire d’envergure, parce que l’envergure, il pourrait l’avoir. Il suffirait d’un rien, d’une étincelle de progrès, d’espoir, pour que Faber revienne sous ses traits. Mais l’ambiance n’est pas – plus – à l’espoir. L’ère de Faber marquait, d’une certaine manière, la fin des utopies. L’ère du personnage de Tristan marque la fin de la fin. L’homme, démoniaque ou pas, engagé ou pas, est impuissant.
         Tristan replace le roman à la fois dans une perspective sociologique et littéraire. Le fait que ce personnage porte le prénom du romancier, et qu’il soit une sorte de projection difractée à quinze ans de distance de Faber, parachève l’entreprise littéraire du roman : qui est le narrateur ? Que lisons-nous lorsque nous lisons les différentes parties du texte écrites à des « je » différents ? Et qu’est-ce donc que ce roman, somptueusement mis en abyme ? Un texte démoniaque à plus d’un titre, à n’en pas douter.


[i] On se souvient qu’il a été plus ou moins reproché à Tristan Garcia – ou tout au moins s’en est-on étonné à l’époque – d’avoir choisi pour trame de fond de son premier roman La Meilleure Part des hommes une époque qu’il n’avait pas vécue…