mercredi 25 septembre 2013

La Vie nous regarde passer de Georges-Olivier Châteaureynaud



La Vie nous regarde passer, Georges-Olivier Châteaureynaud, Grasset, mars 2011, 240 p.

La part de l’enfance


La Vie nous regarde passer. Ce texte de 240 pages serrées sans chapitrage est une autobiographie, le « Je » que l’on y entend est bien celui de l’écrivain, sans masque et sans fard. Mais, tout autobiographique qu’il soit, le texte n’entre pas dans la catégorie des mémoires. C’est autre chose, cet autre chose englobant tout à la fois le portrait magnifique d’une mère, la description précise et parfois terrible de l’état de la société française dans les années 50 et 60, l’itinéraire scolaire d’un baby-boomer rêveur, la naissance d’une vocation d’écrivain, l’éviction d’un Paradis Perdu… entre autres.
   
Mémoires… non ! Même si c’est bien elle, la mémoire, qui est à l’œuvre dans ce texte. Mais elle est si défaillante, d’une défaillance toute assumée, toute revendiquée, cette mémoire… et elle ne veut pas être aidée. La mère de l’écrivain pourrait venir à la rescousse d’une chronologie fuyante, mais Châteaureynaud refuse toute aide de ce côté-là : « Je veux me contenter dans la mesure du possible de ce que je sais de toute éternité, c’est-à-dire depuis mon enfance, car d’une certaine façon cela seul est vrai », affirme-t-il dans les premières pages. Châteaureynaud, plutôt que le « n’importe quoi » inaugural des Jeunes Années de Julien Green, choisit le « ce que je sais », qui penche vers le « je ne sais quoi », cette indicible évidence de la vérité personnelle, intime, sans doute mensongère, mais à coup sûr sincère. L’écrivain mûr, auteur d’une œuvre abondante et toujours en élaboration, ne se remet toujours pas d’être là. Sa présence au monde lui semble incroyable, inexplicable. Le monde lui-même est peut-être une mystification. Alors le temps… n’en parlons pas. Une vue de l’esprit. Une supercherie. Châteaureynaud attaque son récit par la face vivante, vitale: « Depuis le premier jour, cachée derrière toutes les fenêtres, dans les embrasures de toutes les portes des rues que nous empruntons, la vie nous regarde passer ». C’est un récit des origines où « le temps bat comme le sang ». Ce n’est pas un temps perdu, pas un temps où longtemps on se serait couché de bonne heure. Ce n’est pas le temps passé, car l’enfance ne passe pas. L’enfance est là, intacte, en vrac dans les souvenirs. En vrac aussi, et le lecteur en a aujourd’hui la preuve – après l’avoir subodoré –, dans tous les textes publiés jusqu’à ce jour, romans et nouvelles, qui tous, tous, portent la marque de l’autobiographique, trait léger ou gravure appuyée. La fiction n’en devient pas suspecte pour autant. Au contraire. Elle acquiert tout d’un coup une force évidente. La vie – pas le « vécu », horrible mot – donne vie à l’œuvre, et l’œuvre est vivante. La fiction est la seule manière de s’exprimer, puisque la vie semble si fictive…
   
Pourtant, le réel est tenace et la vie est solide, palpable… Parce qu’elle  est dure, la vie, parce qu’elle décoche ses coups, poings fermés et yeux grands ouverts, des coups visés, qui jamais ne dévient. L’ironie sincère à laquelle Georges-Olivier Châteaureynaud nous a habitués dans les entretiens qu’il a pu accorder ici ou là – que l’on songe notamment au dialogue avec Jean-Luc Moreau dans La Nouvelle Fiction, ouvrage fondateur du mouvement auquel appartient l’auteur – donne le ton général de La Vie nous regarde passer. La vie n’a pas été très prodigue en bienfaits, dans l’enfance, mais le regard porté sur elle n’est pas amer. Le mot nostalgie prend ici tout son sens, car le retour est douloureux. Non le retour sur soi, il ne s’agit en aucun cas de s’attendrir et de se plaindre. Le retour est douloureux, car presque schizophrénique. L’homme muri redonne vie à l’enfant, et s’aperçoit que, finalement, l’enfant ne l’a jamais quitté. C’est une chance. Tout écrivain, sans doute, puise au fin fond des impressions premières pour expliquer le monde, son monde. Chez Châteaureynaud, le puits est sans fond. L’homme regarde l’enfant, cet enfant roux qui a peur de prendre le monte-charge pour atteindre le huitième étage de sa chambre sur l’abîme ; cet enfant balloté d’une école à l’autre, d’une loge de concierge-nounou à une pension anxiogène ; cet enfant grandi qui découvre la lecture, le latin et le grec ; ce petit Huron finistérien qui patauge dans l’Océan et rêvasse en cachette sur le bateau de son père intermittent. Ce regard-là est ironique, attendri et lucide.
   
Il en va tout autrement quand l’enfant devenu écrivain chevronné se penche sur sa mère. Monette. Il l’appelle Monette dans le texte. Jamais maman. Jamais. Monette est la plus belle figure de mère que la littérature intime ait donnée depuis Albert Cohen. Simone Bellenoux épouse – si peu épouse – Châteaureynaud, femme délaissée, mère déprimée, tout à la fois battante et dépassée ; aimante, toujours aimante, et vaincue d’avance ; dépressive – on le serait à moins – et combattive. Emportée dans la tourmente de l’après-guerre, romantique trahie, mal acceptée par sa belle-famille, mal logée, mal à l’aise. Elle est « mal ». Mais toujours redresse la tête, mais toujours se sacrifie pour que la vie – cette vie qui les regarde passer, elle et son fils unique et chéri – soit plus douce à l’enfant qu’elle ne l’a été pour elle. Le père, mauvais payeur de pension alimentaire, est parti depuis longtemps. La vie à deux, c’est la mère et le fils. L’enfant regarde sa mère. L’homme regarde la mère de l’enfant. L’ironie, il la réserve au gosse. Pour la mère, seule la tendresse s’exprime.
   
La figure paternelle est incarnée par le grand-père paternel. Autour de lui, fonctionnaire de haut rang au sein du Ministère des Finances, gravite tout un monde de colonie indochinoise qui replace le récit dans une perspective historique. On croise dans La Vie nous regarde passer des acteurs de l’Histoire – des utilités, plutôt –, des soldats de 14, une Tantine eurasienne, un oncle suicidé en Indochine. On y perçoit aussi la barrière infrangible des classes sociales. L’enfant, lui, passe d’un monde à l’autre, du prolétariat au « grand monde », ébahi tout autant par les ors grands-paternels du Ministère des Finances que par la chaudière que le père de Monette nourrit dans le sous-sol de la rue de la Convention. Débardeur bleu et gros rouge d’un côté, fume-cigarette en ivoire et whisky de l’autre. Le petit Georges-Olivier sera élevé dans les deux univers.
   
Mais la vie, la vraie, c’est à Porsguen qu’elle regarde passer l’enfant. Sur les terres que son père a foulées avant lui, le petit Georges-Olivier découvre et hante un paradis plus exaltant, plus sauvage, que l’Éden banlieusard du pavillon grand-paternel de Sainte-Geneviève des Bois. Sur la grève finistérienne, avec ses cousins, il est libre, léger. C’est à Porsguen qu’il retrouve, chaque année, son fugueur de père. Les retrouvailles ne sont jamais tranquilles. Ces deux-là se parlent peu. Et quand ils se parlent, cela finit mal, en général. L’enfant est le fils de sa mère. Le père n’est qu’un coureur sans fibre familiale.
   
La « névrose immobilière » que Châteaureynaud évoque dans sa nouvelle L’Inhabitable, prend tout son sens à la lecture de La Vie nous regarde passer. La crise du logement des années 50 balise le parcours de la mère et de l’enfant. Relégués au huitième étage d’un immeuble de Neuilly, dans une chambre de bonne sans confort, ils attendront dix ans l’attribution d’un logement HLM, à Noisy, qu’ils quitteront ensuite pour habiter Porte de Montreuil. L’errance et l’ancrage – l’enfance ballotée pour cause de dépression maternelle contrebalancée par la vie à deux dans les 12 m2 de la chambre de bonne – vont laisser place au récit de l’adolescence. L’enfant déploie ses ailes, les copains prennent une place prépondérante. La vie regarde grandir un Georges-Olivier sur son vélo vert, sur ses mobylettes. Les professeurs influent sur la poursuite des études, et de redoublement en renvoi, l’adolescent suit son chemin. La vocation littéraire s’affirme, les rencontres sont décisives.
   
Non, décidément, il ne s’agit pas de mémoires. Ce texte écrit en deux mois, dans la chaleur de l’été 2010, non dans la fébrilité mais bel et bien dans la quiétude, la plume ferme, est le jalon d’évidence d’une œuvre qui affirme résolument sa cohérence. La phrase, classique et sûre, suit une pensée parfois spiralée qui toujours trouve sa voie dans le vortex d’une chronologie apparemment fluctuante. Apparemment seulement. Pour le lecteur, tout est clair, les liens de parenté des nombreux « personnages » comme les époques décrites.
   
Loin du témoignage geignard et égocentré, La Vie nous regarde passer est aussi le récit d’une génération. Celle des baby-boomers qui, aujourd’hui chenus, n’ont rien oublié des illustrés de leur enfance et des guitares de leur adolescence.