mercredi 25 septembre 2013

Le Courtier Delaunay de Georges-Olivier Châteaureynaud – 1



Article d’Edward Gauvin, traducteur de Georges-Olivier Châteaureynaud pour les USA. (A life on paper, small beer press, 2010)

« Le Courtier Delaunay » est une nouvelle parue dans le recueil Le Jardin dans l’île (Zulma, 2010)


 Les traducteurs ont coutume de dire qu’une des choses qu’ils apprécient le plus dans leur travail, c’est la recherche (mais les auteurs pourraient faire la même observation). Un rendu parfait dans la langue cible implique de s’intéresser au plus près au thème du texte source, cours intensifs en Histoire et vocabulaire compris. On ne peut jamais vraiment anticiper sur les détours étranges que vous fera emprunter la traduction. Alors que je travaillais sur la nouvelle, non reprise dans le recueil A life on paper, « Singe savant tabassé par deux clowns » (la traduction en a été publiée dans le numéro d’automne 2009 de la revue Epiphany), je me suis heurté au concept de Geworfenheit de Heidegger, ou « expérience de l’être-jeté ». Cela semble s’appliquer parfaitement à cette histoire rocambolesque se déroulant dans un cirque, et dont le climax se trouve dans les derniers mots prononcés par l’infortunée héroïne alors qu’elle chevauche une moto lancée à toute allure : « Mon Dieu, dans quel monde m’as-tu jetée ? » (Quand j’ai discuté avec Châteaureynaud de la Geworfenheit, il a souri, intrigué, et il m’a dit qu’il n’en avait jamais entendu parler). Lors de mes recherches à propos du « Courtier Delaunay », j’ai écumé les sites d’antiquaires pour comprendre de visu à quoi pouvait bien ressembler une saucière casque sur piédouche ou une tabatière de collection, c’est la meilleure façon que j’aie trouvée pour m’immerger dans l’univers des objets décrits en français. J’ai même fréquenté les sites de ventes aux enchères. Dans l’ensemble, je m’estime très heureux d’être un traducteur vivant à l’époque de Google.

Châteaureynaud a écrit « Le Courtier Delaunay » en 1988, et Words Without Borders en a publié ma traduction en novembre 2005 : c’étaient là les débuts de l’auteur en langue anglaise. L’analyse qui suit est susceptible d’intéresser ceux qui ont eu la chance de lire la nouvelle. L’intrigue en est simple : le narrateur, l’antiquaire Edmond Thyll, emploie un dénommé Delaunay, courtier connu dans le milieu pour être capable de se procurer n’importe quel objet, au moindre détail près, qu’un client décrirait et voudrait acquérir. Delaunay est, dans son essence-même, la figure magique qui peut réaliser les rêves (dans les limites des collections d’antiquités, bien entendu, ceci met en relief le sens de l’humour de Châteaureynaud). Pas étonnant, donc, qu’il excite la curiosité et la cupidité du narrateur, qui prend sur lui de violer la seule exigence de Delaunay : qu’on ne lui demande jamais de quelle façon il déniche la marchandise. En pénétrant furtivement dans l’appartement de Delaunay, Thyll trouve le déroutant, voire horrifique, journal du courtier, qui décrit les épreuves subies dans l’autre monde, cet autre monde où il se procure les objets. Naturellement, Delaunay cesse de travailler pour Thyll, et à la fin l’antiquaire se retrouve tout seul, avec une copie qu’il a faite du journal, « le seul journal intime fantastique de la littérature ». Il semble bien que Thyll passera le reste de sa vie à contempler cette copie du journal.
    
Il y a plusieurs façons de lire cette histoire. Celle qui vient immédiatement à l’esprit est une variation autour du vieil adage «la curiosité est un vilain défaut». Si, dans ce cas-là, la curiosité ne tue pas Thyll, elle le laisse hanté et dépossédé. Comme dans les fables, l’action et la morale sont quelque peu prévisibles, s’attachant à l’immuable, puisque le lamentable désir humain conduit immanquablement à la ruine. Mais est-ce vraiment tout ce que nous pouvons tirer de cette histoire ?
   
L’art de Châteaureynaud, qui consiste à brosser les personnages avec économie, sympathie et précision, est tel que nous pourrions également approfondir notre lecture en la faisant passer à la moulinette réaliste. On s’accorde à dire que les nouvelles réalistes « révèlent le personnage » alors que l’exploration psychologique du personnage et de sa motivation est souvent considérée comme un objectif «littéraire» plutôt que « fictionnel » (les guillemets – guillemets de crainte – soulignent le « bon sens commun » de ces définitions, contestées avec raison). Par ce bout-là de la lorgnette, le dénouement du « Courtier Delaunay » a le caractère inévitable de l’histoire bien ficelée. Au lieu de parler de l’universelle erreur humaine – céder à la tentation – l’histoire dessine, pas à pas, le parcours particulier de Thyll, dont les faiblesses causent la perte. Dès le début de l’histoire, quelques indices nous éclairent sur le caractère et le comportement du narrateur : superficiel, snob, sensible à la flatterie, avide, envieux et méfiant. Ces derniers traits sont renforcés lorsqu’il nous révèle dans quelles circonstances il est entré en contact avec le détective privé qu’il embauche pour suivre Delaunay : il avait déjà fait appel à cet homme afin qu’il file un ancien amant. C’est également une référence directe à l’homosexualité du narrateur, à l’attirance qu’il éprouve pour Delaunay, et à son incapacité à établir des relations stables. Vue sous cet angle, l’histoire revient à enquêter sur la façon dont on passe de la cupidité à la curiosité, l’élément fantastique n’étant qu’un simple artifice, comparable à une vanité plus réaliste, faire la lumière sur le fonctionnement de ces émotions.

Ah ! Mais qu’en est-il du mystérieux Delaunay, qui n’est jamais détaillé ? Et qu’en est-il du monde cruel qu’il visite, et qui n’est jamais évoqué autrement que sous l’euphémisme « passer la barre » (référence intentionnelle à Tennyson ?) Pour les réalistes, c’est l’éléphant dans le magasin de porcelaine, et il doit être réduit à la simple métaphore, si ce n’est à la psychologie. Mais dans la littérature fantastique, le fantastique est la raison d’être. L’inaltérable richesse de l’élément fantastique doit en fait reposer sur sa résistance à l’explication et son refus obstiné d’être réduit à la métaphore. Tout simplement, ça existe. Comme Brian Evenson le précise dans sa préface de A life on paper ; « comme Kafka, Châteaureynaud porte peu d’intérêt à justifier le fantastique ou à rentrer ses griffes : l’étrangeté onirique que l’on trouve dans ses histoires existe, tout simplement, et doit être prise pour argent comptant ».
   
« Le Courtier Delaunay », donc, nous offre un parfait exemple d’histoire fantastique des plus classiques, dans laquelle le protagoniste est confronté  brièvement à un phénomène impossible et inexplicable, alors que cela constitue d’ordinaire l’essentiel de la narration. Comme le dirait le critique et surréaliste Roger Caillois, « le fantastique manifeste un scandale social, une déchirure, une irruption insolite, presqu'insupportable dans le monde réel ». Parfois la lumière qui filtre de cette fissure nous laisse nu et nous console. D’autres fois, ce sont les ténèbres qui gagnent malgré tout, nous faisant douter d’un monde que nous pensions connaître et qui tout d’un coup bascule dans l’ombre.
   
Pour finir – et je dois cette lecture à mon ami Ken Schneyer – « Le Courtier Delaunay » peut être lu comme une allégorie religieuse. Tout courtier est un intermédiaire, mais si l’un d’entre eux a reçu le pouvoir d’exaucer les vœux, dans une telle optique, il devient le truchement entre un Autre inconnaissable, comme Dieu, et le monde des mortels imparfaits, comme le narrateur. Son journal décrit des expériences torturées et extatiques semblables à celles des mystiques, et cet autre monde où « tout est pareil » mais « je ne saurais dire au juste pareil à quoi » ressemble au monde des formes de Platon. En échange, Delaunay réclame la confiance : un saut dans la foi que le narrateur ne peut faire. Quand le narrateur trahit cette confiance, il se retrouve seul face aux écrits du prophète Delaunay : actes et saintes écritures, hostie et reliquaire dont l’incomparable, indomptable esprit, a fui.
   
Article traduit de l'anglais (USA) par Christine Bini