mercredi 25 septembre 2013

Fermé pour cause d'Apocalypse de Jean Claude Bologne



Fermé pour cause d’Apocalypse, Jean Claude Bologne, éditions Pascal Galodé, collection « Le K », 23 mai 2013, 114 pages.

L’Apocalypse est pour demain, pensait-on, en décembre 2012. Le calendrier maya était formel. C’est du moins ce qu’affirmaient quelques illuminés, dont la presse mondiale s’était fait le relais. L’un des motifs – sans doute le plus farceur – du dernier roman de Jean Claude Bologne, Fermé pour cause d’Apocalypse, est la date du 21/12/2012. Lorsque Léon-Joseph Massoulat, syndicaliste virulent, arrive aux portes de l’Enfer, « l’apocalypse avait bien été programmée, la fin des temps décidée, le jugement universel précipité ». L’Enfer se prépare à accueillir le flot des nouveaux entrants, mais Massoulat « se sentait l’Élu, l’avocat des pauvres comme devant les prud’hommes. À force de tracasseries administratives, de bon sens buté et de mauvaise humeur, il serait le grain de sable dans la vaste machinerie de l’apocalypse ».
Explorer l’Enfer, et un p’tit coin du Paradis, voilà à quoi est convié le lecteur dans ce roman en forme de farce érudite. On retrouve au fil des pages les démons et Cerbère, le Père-le Fils-le Saint-Esprit en grande discussion, les Danaïdes et les Harpyes. Et on découvre un Léon-Joseph Massoulat qui continue sa mission syndicaliste dans l’au-delà.

Car l’Enfer n’est pas sûr. Question sécurité, ça laisse tout de même à désirer. On trébuche sur les pavés disjoints des bonnes intentions, on ne trouve nulle part d’extincteurs, de portes coupe-feu, d’issues de secours. Massoulat refuse de signer le registre d’entrée avant que les lieux soient mis aux normes. Et en Enfer comme partout, lorsqu’on veut déposer des réclamations, il faut en passer par l’administration. Là-bas-en-bas, c’est le docteur Ménofauste qui est chargé de la sécurité infernale. Et là-bas-en-bas comme partout, l’administration est lente à se mettre en branle, même si « une semaine n’est rien sur l’agenda de l’éternité ». Alors Massoulat patiente, dans une espèce de village-fantôme en ruines et grisaille qu’il baptise « Oradour-sur-Styx », s’interrogeant sur les circonstances de sa mort, et sur les étranges plaies dont son corps est parsemé. Il trouve dans des caisses des ossements éparpillés façon puzzle, et pour passer le temps, reconstitue les squelettes. L’assemblage est surprenant : le corps d’un gros chien comporte une septième cervicale disposant « d’un triple processus articulaire sur lequel s’appuyaient trois séries de six vertèbres » ; dans une autre caisse les pièces du casse-tête révèlent des phalanges « aussi longues que des cubitus qui devaient supporter les membranes chitineuses de grandes ailes »… Massoulat est en train de reconstituer Cerbère, les Harpyes, les Gorgones…
  
Fermé pour cause d’Apocalypse est une fable érudite menée sur le ton de la farce. Mais lorsque Massoulat rencontre une vieille femme en voile bleu qui porte à grand-peine un seau rempli d’eau, le propos se recentre sur la condition humaine, sur les conséquences de nos actes, sur l’attention que les hommes portent à leurs semblables et à leurs amours. Les femmes qui ont partagé la vie du syndicaliste ne sont pas étrangères à son arrivée en Enfer. En attendant de signer – ou pas – le registre d’entrée, Massoulat repense à sa vie terrestre, en mesure les excès et les défaillances.

Le lecteur familier des romans de Jean Claude Bologne retrouve dans Fermé pour cause d’Apocalypse la flèche de l’œuvre entière : la douleur des femmes, l’interrogation théologique et philosophique, la mise en parallèle du quotidien politique et séculier – disons-le ainsi – et de l’aspiration mystique. Mais un mysticisme athée – c’est le titre d’un de ses essais – qui tend à la transcendance sans passer par un dieu. Pour Bologne, l’Homme est prêt, les dieux peuvent lui lâcher la main, il sait marcher, ça y est. L’Histoire humaine est l’histoire d’une trajectoire d’émancipation. Dans l’Ancien Testament dominait un Dieu vengeur. Dans le Nouveau se révélait un Dieu d’amour. L’un des fils conducteurs de l’œuvre romanesque de Bologne est le Troisième Testament, ce livre écrit et effacé, qu’il faut récrire et qui s’effacera, palimpseste de palimpsestes. Cette transcendance, cette révélation intime d’un dieu humain et de dieu en nous, quelques figures, pour Bologne, en ont été porteuses : Lautréamont, Mallarmé, Jarry, Cros, Beethoven… Musique et Poésie. Mais cette révélation intime est portée aussi, dans ses romans, par des personnages quotidiens, un courtier en assurance, un apprenti-comédien… ; ou historiques, le frère de Voltaire, Lambert le bègue… Dans Fermé pour cause d’Apocalypse –  qui par le ton rappelle Sans témoins, roman érotico-théologique – le personnage de Léon-Joseph Massoulat qui a toujours œuvré dans l’ici et maintenant, « en son âme et conscience », est confronté à la vérité de l’être et du faire : « c’est peut-être cela, oui, l’antéchrist, non pas celui qui fait le mal, mais par qui il n’y a plus de bien, ni de mal, juste une question, le miroir d’une question face à l’énigme d’être soi-même. C’est dans ce miroir que nous vivons. Nul n’a le droit de le briser ». L’Apocalypse n’est pas la fin du monde, c’est une révélation. Si l’Enfer – et le Paradis – sont fermés pour cause d’Apocalypse, c’est sans doute une bonne nouvelle : la bonne nouvelle de l’homme révélé. Le roman se clôt au bord de la résolution : « Il n’y avait pas d’autre choix, sinon celui de refuser le choix […] Il était 23h59 ».

Dans ce court roman, le ton de la farce n’occulte en rien la qualité littéraire ni le fond culturel. La langue est belle, souvent portée par l’allitération (« clique cléricale complice de la cabale capitaliste ») et l’affirmation poétique (« L’Enfer n’est composé que des mots qui le décrivent », « les cris se calmèrent et l’air se défroissa »). On joue sur les majuscules et les petites capitales dans une discussion théologique. Les références culturelles (Harpyes, Danaïdes, Trinité, voile bleu de la Vierge) vont de soi, l’auteur fait confiance à son lecteur. Les clins d’œil sont nombreux : Ménofauste est un personnage de l’autobiographie fictive de Bologne L’Arpenteur de mémoire ; il est fait allusion au président de la Société des Gens de Lettres (Bologne est l’actuel président de la SGDL) ; on règle son compte en passant aux best-sellers de Dan Brown (« La mode, en 2011, était aux illuminati, avec ce cachet latin qui leur donnait un faux air médiéval. Pendant un an, ils avaient détrôné le prieuré de Sion, sans pour autant mettre en péril les piliers des théories du complot, templiers, cathares ou Rose-Croix. Derrière les illuminati, d’ailleurs, on ne tardait pas à retrouver les francs-maçons, best-sellers indétrônables des révélations estivales »).


Le plaisir que l’on prend à lire Fermé pour cause d’Apocalypse s’enracine dans le rire franc et la réflexion surgie, dans la complicité que l’auteur crée avec son lecteur, par l’allusion partagée. On s’amusera des pipes qui parsèment le récit (celles de Staline, Brassens, Holmes, Simenon, Haddock), du web infernal auquel on accède à partir du vieil ordinateur d’un démon-planton, et de bien d’autres choses encore. On réfléchira à la douleur des femmes (cf. le magnifique paragraphe de la page 80), au sens des mots « liberté » et « vie », « engagement » et « amour ».