jeudi 19 septembre 2013

22/11/63 de Sephen King


22/11/63, Stephen King, (titre original 11/22/63, publié en langue anglaise en 2011), traduit de l’anglais (États-Unis) par Nadine Gassie, Albin Michel, 1er mars 2013, 944 pages.


Il y a les « petits » et les « grands » romans de Stephen King, sans que le nombre de pages entre en ligne de compte. Parmi les « grands », il y a Le Fléau, Simetierre, Sac d’os, Rose Madder (liste toute subjective) et, oh oui !, 22/11/63. Un titre en forme de date. L’une des dates traumatiques du XXe siècle : celle de l’assassinat de Kennedy. Sujet étatsunien par excellence, que Stephen King traite à sa manière, fantastique et horrifique, bien sûr, mais aussi sociologique, tendrement minutieuse dans l’évocation de l’Amérique profonde. Ce roman-là, qui se dévore et déguste, nous emmène à Dallas en 1963. Mais ce n’est que la fin du périple, périple à la fois spatial et temporel. Avant d’arriver à Dallas, le lecteur suit le héros de l’histoire, Jake Epping, dans différentes villes, la merveilleuse Jodie et l’horrible Derry, entre autres. Derry ? Oui, Derry, la ville-décor de Ça, autre grand roman de Stephen King.

Dans 22/11/63, Stephen King déploie le motif du voyage dans le temps. Nous faisons la connaissance de Jake Epping en 2011, il enseigne la littérature dans un lycée. Un passage mystérieux – et secret – au  fond d’un fast-food le transporte en 1958.

Jake Epping devient George Amberson. Autre temps, autre nom. Il s’est donné pour mission d’éviter l’assassinat de Kennedy. Et donc, de traquer Lee Harvey Oswald. Entre 1958 et 1963, il remplit sa vie. Et cette vie-là, au début des années 60, c’est tout le cœur du roman, au fond. Retour à Derry. Retour pour nous, lecteurs, car pour Jake-George, c’est une découverte. La ville assassine, la ville terrible, délétère, et sans doute maudite. Derry, où un clown massacrait les enfants, dans Ça.  Ville terrifiante où un père massacre sa famille à coup de merlin, dans 22/11/63. Peut-on éviter les massacres qui vont être perpétrés, lorsqu’on vient du futur ? Le roman répond, d’une certaine façon, à cette question. C’est tout le paradoxe temporel qui est mis en branle, de manière assez traditionnelle. King ne révolutionne pas le thème du voyage dans le temps. Il s’en empare avec son imaginaire et ses obsessions propres : la violence des pères, les dangers auxquels sont soumis – voués – les enfants, l’empathie du héros, de l’homme ordinaire à qui il arrive des choses extraordinaires.

Le retour à Derry, dans 22/11/63, est comme la marque d’un recentrage. Ce retour effraie, dans la fiction-même, mais aussi dans l’économie générale de l’œuvre. 22/11/63 a des allures de roman testamentaire, et « ça » fait frémir.  Et s’il n’y avait pas d’autre roman de King, ensuite ? Mais non, ne tremblons pas. Pas pour « ça ». Pourtant… 22/11/63 condense – en plus de 900 pages, tout de même – presque tous les motifs des grands textes précédents : l’alcoolisme, la violence des pères et la mise en danger des enfants – nous l’avons déjà signalé –, la musique des années 60, le rock – à la fois musique et danse partagée –, les Plymouth, Ford, et Chevrolet, la chaleur de l’amitié dans un quartier ou une petite communauté, le désir de contrecarrer la survenue de morts inéluctables, l’enseignement dispensé avec passion. Jake Epping, en 2011, enseigne la littérature. Il fera de même, sous le nom de George Amberson, dans les années 60, dans la ville de Jodie, au Texas. On ne se refait pas. On participe à la vie du monde dans lequel on évolue, même si ce monde est celui d’avant sa naissance. Ce n’est plus un paradoxe temporel, c’est bel et bien une constante.

Les constantes, dans le voyage temporel, on les évite ou les souligne. Chez Stephen King, les constantes prennent le joli nom d’ « harmoniques » – mot qui renvoie à la musique, et sans doute aussi à la théorie des cordes, sans que cela soit vraiment souligné dans le roman – et peuvent être délicieuses ou dangereuses. Dans 22/11/63, ces constantes-harmoniques sont décelables dans un modèle de voiture, dans le regard d’une femme dont on tombera amoureux, dans le nom à peine décalé de deux bookmakers, semblables et vaguement différents. Sans oublier le fameux « effet papillon ».  Les harmoniques vibrent, le papillon déploie ses ailes, le voyageur temporel, plus qu’un intrus, devient un perturbateur. Dévier la flèche du temps n’est pas sans conséquence. Et le temps, le temps historique, se défend, lutte contre l’intrus-perturbateur.

Il y a, dans 22/11/63, une mise en miroir de Dead Zone : un personnage qui essaie d’empêcher les drames parce qu’il vient du futur (Jake Epping) ou parce qu’il voit le futur (John Smith) ; le désir de déjouer une tentative d’attentat (contre le président JFK) parce qu’on pense qu’ainsi on évitera d’autres traumatismes américains et mondiaux – l’assassinat de Luther King, la guerre au Vietnam… – ;  la conviction que le fait d’abattre Greg Stillson, futur président des USA qui conduira le monde à l’apocalypse, est la seule chose à faire, qui justifie sa propre existence, et sa propre malédiction. Oui, 22/11/63 comme le reflet inverse de Dead Zone.  Connaissance historique contre prémonition.
Chez King, l’amour n’est jamais facile. Dans 22/11/63, Jake-George rencontre la femme de sa vie. Dans son propre espace-temps, elle serait une vieille femme. Dans le temps de la fiction et du voyage vers les années 60, Sadie est une toute jeune divorcée, désirable, adorable, une danseuse hors-pair, soumise aux diktats de l’époque – ne pas faire état d’une liaison hors mariage, par exemple. Ce retour sur les mœurs et coutumes des années 60, dans le roman, est à la fois nostalgique et terrifiant. La ségrégation est emblématisée par les pancartes des toilettes dans une station-service : hommes, femmes, noirs. Les noirs n’ont droit qu’à une planche tenant de guingois, en pleine nature, parmi les sumacs vénéneux. Le retour vers le futur s’avère à la fois délectable et vomitif. Dans 22/11/63, c’est toute l’évolution de l’Histoire politique, économique, sociale, des USA qui nous est montrée. Pas démontrée. Simplement montrée. King évoque l’interdiction du roman L’Attrape-cœur dans les établissements scolaires, le tabagisme omniprésent, l’apparition du Tea-party, la pollution, l’absence de peur paranoïaque.  Le personnage de  Sadie, la belle et désirable Sadie, la bibliothécaire du lycée dans lequel Jake-George enseigne à la fin des années 60, porte en elle toute la condition féminine pas encore libérée, encore assujettie à un certain ordre, une certaine pente. Même au plus fort du drame, la mère de la jeune femme ne prend jamais parti pour sa fille.

Et Kennedy, me direz-vous ? Et Oswald, alors ? On le voit. On y est. Il est là. Avec son épouse russe Marina, son bébé June, sa colère, son impuissance-désir-de-puissance. Il vit dans des taudis, achète des armes par correspondance, rêve de Cuba, tente de fuir une mère abominablement castratrice, monstrueuse. Dans le dernier tiers du roman, on le suit pas à pas, ou presque, on écoute ses conversations grâce aux micros bricolés par Jake-George avec les moyens de l’époque. On devient Jake-George, tiraillé – déchiré – entre la mission que l’on s’est fixée et l’amour que l’on porte à la belle Sadie. On fait les allers-retours, en 1963, dans la vieille Ford qui fut rutilante en 1958, entre Jodie et Dallas. On se mêle aux voisins. On devient le voisin du tueur. On le traque. On angoisse. On s’interroge. Oswald a-t-il agi seul ? Est-ce que c’est – c’était ? – un complot ? On se souvient, au début de cette année 1963 dans laquelle on a été projeté, de l’assassinat, des bouts de cervelle de John Fitzgerald Kennedy sur le tailleur rose de Jackie… On est dans le vertige, dans l’anticipation et dans l’action, dans l’attente. On bout. On craint et espère. On tremble. On y croit. On est là pour ça.

Il est de bon ton de dénigrer les romans et nouvelles de Stephen King. Ce n’est pas de la littérature, nous affirme-t-on, dans les « milieux autorisés » comme aurait dit un certain humoriste français en salopette et nez rouge. Le lecteur – la lectrice – se moque bien de l’autorité et de  l’autorisation de ces milieux-là. Une histoire est une histoire. Une fiction est une fiction. Et un bon conteur est un bon conteur. Stephen King est un des meilleurs conteurs de ce temps, qu’on se le dise. Son succès n’est pas usurpé. Il avait déjà fait à maintes reprises la preuve de son talent, indéniable. Avec 22/11/63, il le confirme, de formidable manière. La mise en abyme temporelle se double d’un mise en abyme littéraire – disons-le ainsi. Le Jake Epping transbahuté dans les années 60 se met à écrire un roman-alibi qui prend Derry comme décor. Le roman qu’il écrit, c’est l’histoire d’une petite ville terrorisée par un tueur d’enfants qui opère en costume de clown. Jake Epping écrit le roman qu’a publié King, Ça : « Le soir, je travaillais sur un roman que j’appelai provisoirement La Ville assassine. La ville en question était Derry, évidemment, bien que je l’aie renommée Dawson dans mon livre. Je l’ai commencé en guise de camouflage, pour avoir quelque chose à montrer au cas où je me ferais des amis et que l’un d’eux demande à voir sur quoi je travaillais. […] Finalement, le texte de La Ville assassine est devenu plus qu’un camouflage. J’ai commencé à le trouver bon et à rêver qu’un jour il puisse être publié ». Et Stephen King ne se contente pas de cette mise en abyme, qui est bien plus qu’un clin d’œil au lecteur complice et fidèle. L’art du conteur, ou du moins la feuille de route du conteur, il nous l’expose, par le truchement de son narrateur : « Dans ma vie de prof, j’avais pris l’habitude d’inculquer l’idée de simplicité. Dans la fiction comme dans l’essai, il n’y a qu’une seule question et qu’une seule réponse. Que s’est-il passé ? demande le lecteur. Voici ce qui s’est passé, répond l’écrivain. Et ceci… et ceci… et encore ceci… Faites simple. C’est le plus sûr moyen d’arriver à bon port ». King « fait simple » dans le déroulement de l’histoire. Ce n’est pas pour cela qu’il « fait » un roman « simpliste ». Au contraire. Il nous donne un texte qui met en jeu des situations complexes, qui jamais ne cède à la facilité, qui ne prend jamais le lecteur pour un gogo. Ce n’est pas si courant – c’est même assez singulier – dans la littérature dite « populaire ». Dans la postface, King remercie beaucoup de personnes – c’est traditionnel, dans les romans étatsuniens. Il remercie entre autres son fils Joe Hill, lui-même romancier : « c’est […] lui qui a eu l’idée de cette fin, différente et meilleure que celle que j’avais imaginée ». La fin de 22/11/63 évite le mélo poisseux. Épilogue magnifique et élégant. Ce roman est aussi une histoire d’amour.