22/11/63, Stephen King, (titre original 11/22/63, publié en langue anglaise en
2011), traduit de l’anglais (États-Unis) par Nadine Gassie, Albin Michel, 1er
mars 2013, 944 pages.
Il y a les
« petits » et les « grands » romans de Stephen King, sans
que le nombre de pages entre en ligne de compte. Parmi les
« grands », il y a Le Fléau,
Simetierre, Sac d’os, Rose Madder (liste toute subjective) et, oh
oui !, 22/11/63. Un titre en
forme de date. L’une des dates traumatiques du XXe siècle : celle de
l’assassinat de Kennedy. Sujet étatsunien par excellence, que Stephen King
traite à sa manière, fantastique et horrifique, bien sûr, mais aussi sociologique,
tendrement minutieuse dans l’évocation de l’Amérique profonde. Ce roman-là, qui
se dévore et déguste, nous emmène à Dallas en 1963. Mais ce n’est que la fin du
périple, périple à la fois spatial et temporel. Avant d’arriver à Dallas, le
lecteur suit le héros de l’histoire, Jake Epping, dans différentes villes, la
merveilleuse Jodie et l’horrible Derry, entre autres. Derry ? Oui, Derry,
la ville-décor de Ça, autre grand
roman de Stephen King.
Dans 22/11/63, Stephen King déploie le motif
du voyage dans le temps. Nous faisons la connaissance de Jake Epping en 2011,
il enseigne la littérature dans un lycée. Un passage mystérieux – et secret –
au fond d’un fast-food le
transporte en 1958.
Jake Epping devient George Amberson. Autre
temps, autre nom. Il s’est donné pour mission d’éviter l’assassinat de Kennedy.
Et donc, de traquer Lee Harvey Oswald. Entre 1958 et 1963, il remplit sa vie.
Et cette vie-là, au début des années 60, c’est tout le cœur du roman, au fond.
Retour à Derry. Retour pour nous, lecteurs, car pour Jake-George, c’est une
découverte. La ville assassine, la ville terrible, délétère, et sans doute
maudite. Derry, où un clown massacrait les enfants, dans Ça. Ville terrifiante
où un père massacre sa famille à coup de merlin, dans 22/11/63. Peut-on éviter les massacres qui vont être perpétrés,
lorsqu’on vient du futur ? Le roman répond, d’une certaine façon, à cette
question. C’est tout le paradoxe temporel qui est mis en branle, de manière
assez traditionnelle. King ne révolutionne pas le thème du voyage dans le
temps. Il s’en empare avec son imaginaire et ses obsessions propres : la
violence des pères, les dangers auxquels sont soumis – voués – les enfants, l’empathie
du héros, de l’homme ordinaire à qui il arrive des choses extraordinaires.
Le retour à Derry,
dans 22/11/63, est comme la marque
d’un recentrage. Ce retour effraie, dans la fiction-même, mais aussi dans
l’économie générale de l’œuvre. 22/11/63
a des allures de roman testamentaire, et « ça » fait frémir. Et s’il n’y avait pas d’autre roman de
King, ensuite ? Mais non, ne tremblons pas. Pas pour « ça ».
Pourtant… 22/11/63 condense – en plus
de 900 pages, tout de même – presque tous les motifs des grands textes
précédents : l’alcoolisme, la violence des pères et la mise en danger des
enfants – nous l’avons déjà signalé –, la musique des années 60, le rock – à la
fois musique et danse partagée –, les Plymouth, Ford, et Chevrolet, la chaleur
de l’amitié dans un quartier ou une petite communauté, le désir de contrecarrer
la survenue de morts inéluctables, l’enseignement dispensé avec passion. Jake
Epping, en 2011, enseigne la littérature. Il fera de même, sous le nom de
George Amberson, dans les années 60, dans la ville de Jodie, au Texas. On ne se
refait pas. On participe à la vie du monde dans lequel on évolue, même si ce
monde est celui d’avant sa naissance. Ce n’est plus un paradoxe temporel, c’est
bel et bien une constante.
Les constantes,
dans le voyage temporel, on les évite ou les souligne. Chez Stephen King, les
constantes prennent le joli nom d’ « harmoniques » – mot qui
renvoie à la musique, et sans doute aussi à la théorie des cordes, sans que
cela soit vraiment souligné dans le roman – et peuvent être délicieuses ou
dangereuses. Dans 22/11/63, ces constantes-harmoniques
sont décelables dans un modèle de voiture, dans le regard d’une femme dont on
tombera amoureux, dans le nom à peine décalé de deux bookmakers, semblables et
vaguement différents. Sans oublier le fameux « effet papillon ». Les harmoniques vibrent, le papillon
déploie ses ailes, le voyageur temporel, plus qu’un intrus, devient un
perturbateur. Dévier la flèche du temps n’est pas sans conséquence. Et le
temps, le temps historique, se défend, lutte contre l’intrus-perturbateur.
Il y a, dans 22/11/63, une mise en miroir de Dead Zone : un personnage qui
essaie d’empêcher les drames parce qu’il vient du futur (Jake Epping) ou parce
qu’il voit le futur (John Smith) ; le désir de déjouer une tentative
d’attentat (contre le président JFK) parce qu’on pense qu’ainsi on évitera
d’autres traumatismes américains et mondiaux – l’assassinat de Luther King, la
guerre au Vietnam… – ; la
conviction que le fait d’abattre Greg Stillson, futur président des USA qui
conduira le monde à l’apocalypse, est la seule chose à faire, qui justifie sa
propre existence, et sa propre malédiction. Oui, 22/11/63 comme le reflet inverse de Dead Zone. Connaissance
historique contre prémonition.
Chez King,
l’amour n’est jamais facile. Dans 22/11/63,
Jake-George rencontre la femme de sa vie. Dans son propre espace-temps, elle
serait une vieille femme. Dans le temps de la fiction et du voyage vers les
années 60, Sadie est une toute jeune divorcée, désirable, adorable, une
danseuse hors-pair, soumise aux diktats de l’époque – ne pas faire état d’une
liaison hors mariage, par exemple. Ce retour sur les mœurs et coutumes des
années 60, dans le roman, est à la fois nostalgique et terrifiant. La ségrégation
est emblématisée par les pancartes des toilettes dans une
station-service : hommes, femmes, noirs. Les noirs n’ont droit qu’à une
planche tenant de guingois, en pleine nature, parmi les sumacs vénéneux. Le
retour vers le futur s’avère à la fois délectable et vomitif. Dans 22/11/63, c’est toute l’évolution de l’Histoire
politique, économique, sociale, des USA qui nous est montrée. Pas démontrée.
Simplement montrée. King évoque l’interdiction du roman L’Attrape-cœur dans les établissements scolaires, le tabagisme
omniprésent, l’apparition du Tea-party, la pollution, l’absence de peur
paranoïaque. Le personnage de Sadie, la belle et désirable Sadie, la
bibliothécaire du lycée dans lequel Jake-George enseigne à la fin des années
60, porte en elle toute la condition féminine pas encore libérée, encore
assujettie à un certain ordre, une certaine pente. Même au plus fort du drame,
la mère de la jeune femme ne prend jamais parti pour sa fille.
Et Kennedy, me
direz-vous ? Et Oswald, alors ? On le voit. On y est. Il est là. Avec
son épouse russe Marina, son bébé June, sa colère, son impuissance-désir-de-puissance.
Il vit dans des taudis, achète des armes par correspondance, rêve de Cuba,
tente de fuir une mère abominablement castratrice, monstrueuse. Dans le dernier
tiers du roman, on le suit pas à pas, ou presque, on écoute ses conversations
grâce aux micros bricolés par Jake-George avec les moyens de l’époque. On devient
Jake-George, tiraillé – déchiré – entre la mission que l’on s’est fixée et
l’amour que l’on porte à la belle Sadie. On fait les allers-retours, en 1963,
dans la vieille Ford qui fut rutilante en 1958, entre Jodie et Dallas. On se
mêle aux voisins. On devient le voisin du tueur. On le traque. On angoisse. On
s’interroge. Oswald a-t-il agi seul ? Est-ce que c’est – c’était ? –
un complot ? On se souvient, au début de cette année 1963 dans laquelle on
a été projeté, de l’assassinat, des bouts de cervelle de John Fitzgerald
Kennedy sur le tailleur rose de Jackie… On est dans le vertige, dans
l’anticipation et dans l’action, dans l’attente. On bout. On craint et espère.
On tremble. On y croit. On est là pour ça.
Il est de bon ton
de dénigrer les romans et nouvelles de Stephen King. Ce n’est pas de la
littérature, nous affirme-t-on, dans les « milieux autorisés » comme
aurait dit un certain humoriste français en salopette et nez rouge. Le lecteur
– la lectrice – se moque bien de l’autorité et de l’autorisation de ces milieux-là. Une histoire est une
histoire. Une fiction est une fiction. Et un bon conteur est un bon conteur.
Stephen King est un des meilleurs conteurs de ce temps, qu’on se
le dise. Son succès n’est pas usurpé. Il avait déjà fait à maintes reprises la
preuve de son talent, indéniable. Avec 22/11/63,
il le confirme, de formidable manière. La mise en abyme temporelle se double
d’un mise en abyme littéraire – disons-le ainsi. Le Jake Epping transbahuté
dans les années 60 se met à écrire un roman-alibi qui prend Derry comme décor.
Le roman qu’il écrit, c’est l’histoire d’une petite ville terrorisée par un
tueur d’enfants qui opère en costume de clown. Jake Epping écrit le roman qu’a
publié King, Ça : « Le
soir, je travaillais sur un roman que j’appelai provisoirement La Ville assassine. La ville en question
était Derry, évidemment, bien que je l’aie renommée Dawson dans mon livre. Je
l’ai commencé en guise de camouflage, pour avoir quelque chose à montrer au cas
où je me ferais des amis et que l’un d’eux demande à voir sur quoi je
travaillais. […] Finalement, le texte de La
Ville assassine est devenu plus qu’un camouflage. J’ai commencé à le
trouver bon et à rêver qu’un jour il puisse être publié ». Et Stephen King
ne se contente pas de cette mise en abyme, qui est bien plus qu’un clin d’œil
au lecteur complice et fidèle. L’art du conteur, ou du moins la feuille de
route du conteur, il nous l’expose, par le truchement de son narrateur :
« Dans ma vie de prof, j’avais pris l’habitude d’inculquer l’idée de
simplicité. Dans la fiction comme dans l’essai, il n’y a qu’une seule question
et qu’une seule réponse. Que s’est-il
passé ? demande le lecteur. Voici
ce qui s’est passé, répond l’écrivain. Et
ceci… et ceci… et encore ceci… Faites simple. C’est le plus sûr moyen
d’arriver à bon port ». King « fait simple » dans le déroulement
de l’histoire. Ce n’est pas pour cela qu’il « fait » un roman
« simpliste ». Au contraire. Il nous donne un texte qui met en jeu
des situations complexes, qui jamais ne cède à la facilité, qui ne prend jamais
le lecteur pour un gogo. Ce n’est pas si courant – c’est même assez singulier –
dans la littérature dite « populaire ». Dans la postface, King
remercie beaucoup de personnes – c’est traditionnel, dans les romans
étatsuniens. Il remercie entre autres son fils Joe Hill, lui-même
romancier : « c’est […] lui qui a eu l’idée de cette fin, différente
et meilleure que celle que j’avais imaginée ». La fin de 22/11/63 évite le mélo poisseux.
Épilogue magnifique et élégant. Ce roman est aussi une histoire d’amour.