mercredi 25 septembre 2013

Opium Poppy d’Hubert Haddad


Hubert Haddad, Opium Poppy, Zulma, août 2011, et Folio, janvier 2013

   
Hubert Haddad est l’auteur d’une œuvre déjà immense, et c’est un immense écrivain. Son talent, il le déploie sous toutes les formes – essais, poésie, théâtre, nouvelles, romans – et dans tous ces domaines il excelle. Depuis toujours, ou presque. Depuis les années de lycée où, déjà passionné, il créait, avec quelques amis de son âge, ses premières revues littéraires.

Opium Poppy est un roman court et dense. Une histoire contemporaine dont le « héros » est un petit afghan, un enfant qui a quitté la guerre et la vie pauvre des cultivateurs de pavot pour débarquer clandestinement en Europe. Une histoire intemporelle et universelle d’amour fraternel, de combats incompris, de sensualité et de destin tracé. Servie par une langue magnifique, où la métaphore et l’image sont la manière la plus douce, la plus compréhensible, de faire partager le point de vue de l’enfant. « Les visages dans la ville passent comme des nuages ». « La rêverie secrète sa perle noire dans la nuit ». On a envie de tout citer.
   
Kandahar, pashtoune, kalachnikov, kosovar, madrasa… voilà quelques mots exotiques qui font partie de notre quotidien d’actualité. On n’y fait même plus attention, ils sont devenus notre vocabulaire commun, et finalement nous laissent indifférents. Litanie du JT, que l’on écoute comme une litanie, en pensant le plus souvent à autre chose. Sous la plume d’Hubert Haddad, ces mots reprennent force et sens. On est là-bas, dans les grottes des combattants. On regarde « les capsules de pavot en partie dépouillées de leurs pétales qui [dodelinent] au vent comme des têtes d’oiseaux couronnées ». On voit le monde, l’absurdité de ce coin de monde, par les yeux de l’enfant. Cet enfant, balloté par les circonstances, livré à lui-même, on l’appelle « L’Évanoui ». Plus tard, lorsqu’il arrivera en France et qu’on lui demandera son prénom, l’enfant répondra « Alam ». Alam, parce que c’était le nom de son grand frère, Alam-le-borgne, celui qui avait quitté le dur travail de la mine pour rejoindre les combattants. Alam, ce nom qu’à Paris on peut confondre avec Alma.
   
Les chapitres alternent les souvenirs du pays natal – rédigés au passé –  et l’errance d’Alam à Paris – au présent. La confrontation des deux temps et des deux espaces met en évidence une commune absurdité, une fatale fuite en avant. Les figures féminines, par exemple, sont pareillement sacrifiées, qu’il s’agisse de Malalaï, la beauté afghane voilée puis défigurée, ou Poppy, la camée squattant une briqueterie parisienne.

La force de ce roman tient tout autant à l’émotion et à la réflexion suscitées par le choix du sujet qu’à la virtuosité de l’écriture qui sert l’histoire. Virtuosité n’est d’ailleurs pas le bon mot, il induit trop la maîtrise technique. La langue, la phrase, d’Hubert Haddad, sont tout en générosité, en poésie. En partage. Le regard que l’écrivain porte sur le monde, le lecteur fidèle le sait déjà, est celui du « dévoileur » : la réalité n’est pas celle que l’on nous impose, et seule la fiction peut nous guider vers la lucidité. Pour ce faire, l’écriture elle-même se doit de participer à ce dévoilement, à cette révélation d’une vérité cachée sous l’hallucination. Citons un seul exemple de cette écriture élégante, éblouissante, et accordons-nous pour dire que jamais un coin de banlieue parisienne n’avait été décrit, ni détaillé, de cette manière : « A la pointe nord du cimetière de Pantin, coincé entre la zone industrielle des Vignes et l’éventail des voies ferrées qui s’éploie à perte de vue jusqu’à la gare de triage de Noisy-le-Sec, un secteur sans anatomie définie ni existence probante, plus hypnotique qu’une errance dans les périphéries mal famées du cauchemar, recèle au comble de l’égarement un de ces dédales au cordeau dont on ne s’échappe que par distraction, du côté de l’avenue de la Déviation ou du Chemin Latéral ».