mercredi 25 septembre 2013

Nul n’est à l’abri du succès de Pascal Garnier



Nul n’est à l’abri du succès, Pascal Garnier, Zulma, 2012 (première publication : 2001), 145 p.

Jean-François Colombier – Jeff – est écrivain. Petit écrivain sans réelle ambition, père incompétent, tout juste séparé d’une Hélène pleine de vie. Lui, Jeff, la vie, il fait avec. Et voilà qu’on lui décerne un grand prix littéraire, qu’il se retrouve sur un plateau de télévision pour une émission qui rappelle Apostrophes, qu’on le ballote de salon du livre en signatures en librairies, qu’il se remarie avec une jeune femme délicieuse… Le succès est là. La reconnaissance, l’aisance. Le bonheur, peut-être. Pour Jeff, cette situation est inconfortable, voire insupportable. Quand on n’est pas prêt, on n’est pas prêt, quoi. Quand on n’est pas fait pour « ça » – et mettons sous ce « ça » tout l’allant nécessaire à un changement de cap, la vitalité, l’espoir, la confiance en soi… – on prend la tangente : « Quant au bonheur… il vous tombe dessus le jour où vous vous y attendez le moins et, par manque de préparation, vous écrase aussi sûrement que le pire des malheurs ».
    
Les gares sont les lieux où se brassent à part égale les destins les plus étroits et les faillites les plus magnifiques. Dans les gares, les paumés ne sont en partance pour nulle part, ils échouent au buffet, attendent que passe un temps immobile, feuillettent un roman qu’ils ne liront pas vraiment, qu’ils ont acheté par réflexe : dans les gares, on lit des romans de gare. Jeff est de ceux-là, il vient de quitter sa jeune épouse Ève – « A cinquante ans passés, je fugue comme un gamin de quinze ans et je n’en suis pas fier » –, fuit la province, le confort, la perfection d’un bonheur terrifiant. Le roman de gare que Jeff feuillette au buffet s’intitule Nul n’est à l’abri du succès. Il commence ainsi : « Tu sais, petit, les hommes c’est comme les coffres-forts, ils ont tous les mêmes numéros mais pas la même combinaison » et page 82 on peut lire « Agathe, comme toutes les femmes, avait ses hauts et ses bas mais ce qu’il préférait chez elle c’était ses bas ». 
    
À partir de là, à partir de la fugue et de la lecture du roman de gare, la vie de Jeff s’emballe. Lors d’une escapade à Lille avec son fils, la réalité devient improbable, les événements s’enchaînent suivant des lois mécaniques, horlogères. Jeff va croiser une Agathe qui porte des bas, un faux avocat victime du thalidomide – une figure à la Danny DeVito dans le film de Coppola L’Idéaliste – qui l’aborde en lui citant l’incipit du roman de gare… Il va se faire tabasser, danser sur Les Roses de Picardie avec une vieille folle, tuer quelqu’un… Nul n’est à l’abri du succès est un petit bijou de désenchantement, de construction romanesque, de style. 
    
L’univers de Pascal Garnier est une création. Garnier crée, aucun doute là-dessus. Cette création engendre des situations floues, bancales, décalées. La trajectoire des anti-héros ne suit jamais la ligne droite, ne bifurque jamais à angle droit. L’univers de Pascal Garnier est courbe, voire flottant. Pour le maintenir à flot, il faut une maîtrise parfaite de la construction, et du style. Dans chaque roman de Garnier, le défi est relevé, haut-la-main. Ici, dans Nul n’est à l’abri du succès, la description de cet univers flou passe par l’usage de la métaphore et de la comparaison : « un garçon au visage lustré d’ennui », « un type au teint de serpillière essorée », « elle ressemble toujours à un grand lys blanc courbé mais il faudrait songer à changer l’eau du vase », « accoudé à l’un de ces champignons de formica qui poussent devant les machines à café »… Passe également par la volonté non de surprendre, mais de révéler. Le lecteur entre dans cet univers en invité choyé. Sans brusquerie. Du travail d’artiste, d’artiste attentionné et chaleureux. Humain, quoi.