mercredi 25 septembre 2013

Le Corps de l’autre de Georges-Olivier Châteaureynaud



Le Corps de l'autre, Georges-Olivier Châteaureynaud, Grasset, 2010.
  

Le corps de l’autre rive  


Au fil des neuf romans et plus de cent nouvelles publiés à ce jour, Georges-Olivier Châteaureynaud tisse la trame d’un monde fictionnel très éloigné de la confession intime. Le Corps del’autre, démarre sur un motif fantastique : le vieux critique littéraire Louis Vertumne se fait tuer le soir de Noël, et sa personnalité se retrouve prisonnière du corps de son skinhead d’assassin qui, lui, gît aux pieds de sa «victime», âme morte dans corps rabougri. On est ici à la page 12 du roman, à la fin du premier chapitre. Décor planté, situation donnée. Vertumne vient de subir sa métamorphose. Il a vingt-cinq ans, un corps tout neuf, et la vie devant lui.
      
Chez le romancier contemporain lambda, un tel argument déroulerait des pages tranquilles sur l’inadaptation d’un vieux cerveau au monde post-postmoderne, des scènes convenues sur l’utilisation de tel attirail technologique, des instants comiques basés sur le contre-emploi ou «le gouffre des années». Châteaureynaud, lui, continue de broder à petits points tapissiers les motifs de l’œuvre entière. Le lecteur va ainsi retrouver les thèmes abordés dans les textes antérieurs – onomastique allusive, repères autobiographiques, personnages récurrents. Mais plus explicitement qu’auparavant, la réitération des motifs conduit à la parodie d’autoportrait. Car, si l’on est un gentleman writer, on ne rit bien que de soi-même.
      
Le cœur du roman, c’est la littérature, et sa réception. Vertumne «était» un vieux critique atrabilaire que la production littéraire contemporaine insupportait. Vertumne-Donovan (Donovan Dubois étant le nom de son assassin) «est» un «jeune» auteur, enfin, auteur en devenir. Croit-il. Puisqu’il dispose de toute la culture accumulée durant les années Vertumne, Donovan ne peut que produire le texte parfait. Une nouvelle vie lui est offerte, qu’il va consacrer à écrire, et non plus à descendre les textes des autres.
     
Le roman est construit en trois mouvements. Dans le premier, Vertumne ressuscité en Donovan subit une période d’adaptation dont les étapes sont balisées par la famille, les amis, les amours. Il assiste à l’agonie de « son » père, rencontre «son» frère, joue les malfrats avec «ses» potes, se réconcilie avec «sa» petite amie. Dans le second mouvement, Vertumne-Donovan s’enfuit. Et s’enferme. Nourri, logé, blanchi – et un peu plus – par une femme à la dérive, alcoolique et dépressive, il croit avoir trouvé le havre qui lui permettra d’écrire. D’écrire son histoire, son assassinat et sa «résurrection». Mais n’est pas écrivain qui veut. Dans le troisième mouvement, à la faveur d’une escale du cirque dans lequel il a été embauché après avoir fui son «Ève éthylique», il va rendre visite à Brumaire, un «fantastiqueur» qu’il a régulièrement éreinté dans ses chroniques, lorsqu’il était critique littéraire.
     
Tout est là. En filigrane, en clins d’oeil, en évidences. Le cirque dans lequel se fait embaucher Donovan, presque malgré lui, est le cirque Gorbius. Ce nom-là apparaît six fois dans l’oeuvre de Châteaureynaud, dont quatre fois dans des situations ayant trait au monde du cirque ou du spectacle : en 1999 dans la nouvelle «La Sensationnelle Attraction», en 2001 dans la nouvelle «Singe savant tabassé par deux clowns», en 2007 dans la nouvelle «Escargot, pie, furet», et en 2007 également dans le roman L’Autre Rive. Le nom de Gorbius fait ainsi le lien entre le roman précédent, L’Autre Rive, et Le Corps de l’autre. Il n’y a pas de relation, à première lecture rapide, entre les arguments des deux romans. Mais… Que désirait Benoît Brisé, le héros de L’Autre Rive, à part connaître le nom de son père ? Son rêve était de devenir artiste reconnu – musicien, en l’occurrence. Que désire Vertumne-Donovan, dans Le Corps de l’autre ? Devenir artiste – en l’occurrence écrivain. Le statut d’ «artiste» pour l’écrivain est une revendication de Georges-Olivier Châteaureynaud. DansL’Autre Rive, souvenons-nous, l’action se déroule à Écorcheville, au bord du Styx, le fleuve des morts. Vertumne-Donovan, dans Le Corps de l’autre, habite un corps dont l’âme a traversé le Fleuve. Il habite le corps de l’autre rive.
     
Et il se nomme, désormais, Donovan. Donovan? Ce ne serait pas le nom d’un guitariste écossais? On connaît la passion de Georges-Olivier Châteaureynaud pour les guitares, et les guitaristes. Peut-être trouve-t-on d’autres clins d’œil guitaristiques dans le roman ? Le frère de Donovan se prénomme Bert. «Pour Robert ? Albert ? Herbert ? Norbert ? Bertrand?» (p.73). Pour Bert tout court… comme Bert Jansch, autre guitariste de prédilection de Châteaureynaud. Le nom de Jansch apparaît d’ailleurs en 1991 dans la nouvelle «La Succession Denham», pour un personnage nommé Walter Jansch, professeur de linguistique. Les clins d’œil et références ne sont pas une nouveauté dans Le Corps de l'autre, bien entendu. Mais dans ce roman-là, les clins d’oeil sont circonscrits au panthéon des guitaristes. Sans que cela nuise en quoi que ce soit au déroulement du texte. Ce sont des balises d’intelligence – comme on le dit des gestes d’intelligence – qui scellent un pacte de connivence avec le lecteur. Qui passe à côté ne perd rien de l’histoire. Qui ramasse les étoiles, petits points de bonus pour une «extra life» ludique, sourit en initié.
      
Lorsque Vertumne-Donovan tente de raconter sa propre aventure à sa compagne alcoolique, il choisit de se masquer sous un pseudonyme : «Dis donc, tu as lu Personne déplacée ? […] C’est un roman… fantastique, mettons. L’auteur est un Américain. Smither. Loudon Smither, ça te dit quelque chose ?» (p.235-236). Sous le pseudonyme inventé transparaissent deux gloires de la guitare : Loudon Wainwright III et Chris Smither. Ce qui porte à quatre les allusions aux guitaristes écossais ou américains nés entre 1943 et 1946 (la génération de Châteaureynaud). Mais sous le clin d’oeil émerge la nécessité du texte lui-même, et de sa logique. Car Loudon, c’est bien LOUis + DONovan ; et Smither, une variation autour de Smith, c’est-à-dire autour d’un Dupont ou d’un Martin anglo-saxon. L’auteur, en faisant chercher au personnage de Vertumne-Donovan un pseudonyme de dernière minute, reste dans une logique d’allusion ET dans la logique du texte. Que la deuxième acception ne soit pas échafaudée consciemment peut ressortir de la simple magie de l’élaboration littéraire, ou d’une maîtrise littéraire qui n’a plus lieu d’être formulée. Le texte va, parce que l’écrivain est en pleine possession de son art.

Mais quel écrivain ? Le dévoilement de l’intime est toujours mis en forme, chez Châteaureynaud. Travaillé, transfiguré. Jamais égocentriquement personnifié. On trouve, dans l’œuvre, quelques autoportraits suggérés, sur le plan physique dans le personnage de Charles-Honoré Milo du Démon à lacrécelle, par exemple, ou sur le plan de l’histoire familiale, dans tous les petits garçons dédaignés par leur père. Jamais, jusqu’à présent, l’autoportrait littéraire n’a été souligné dans le texte à ce point. Si l’on reconnaît quelques traits d’amertume sur la production littéraire française – « selon lui, il n’y avait plus eu de grand roman en France depuis Belle du seigneur» (p.28) –, et sur les moeurs du temps – «qu’on s’enflammât pour les exploits et les frasques de grands dadais scandaleusement riches lui était incompréhensible» (p.8) ; «pour le ballon de foot du porte-clé, il y vit, lui qui tenait le sport pour le nouvel opium d’un peuple écervelé, le signe d’une ironie méchante» (p.18) –, dans les déclarations de Vertumne-le-critique, que l’on pourrait imputer à Georges-Olivier Châteaureynaud, il ne faut pas chercher une projection. L’autoportrait est à dénicher dans le personnage de Brumaire, le solitaire de Nans-les-pins. « [Brumaire] s’était établi dans l’insolite, dans l’incroyable, comme d’autres dans la bonneterie et les assurances » (p.297), citation presque calquée sur l’article rédigé par Châteaureynaud lui-même dans le Dictionnaire desécrivains contemporains de langue française pareux-mêmes de Jérôme Garcin. Sur les murs du bureau de Brumaire on trouve des photographies d’écrivains. Ce sont Rouan, Chain, Charret, Perceval (p.304), écrivains fictifs personnages de l’œuvre de Châteaureynaud. L’autoportrait de l’auteur en Brumaire est aussi physique : «François Brumaire […] dix ans plus jeune que Louis Vertumne» (p.304), c'est-à-dire que Brumaire a une soixantaine d’années, âge de Châteaureynaud lors de la rédaction du roman. Le portrait physique est assez éloquent : «Brumaire avait gardé tous ses cheveux, naguère roux, aujourd’hui d’un gris très clair, tirant vers un blanc à peu près uniforme» (p.305).
     
L’autoportrait littéraire n’a d’intérêt que s’il n’est pas narcissique, que s’il se réfère à la littérature. Le lecteur familier de l’oeuvre de Châteaureynaud sait bien que l’étalage complaisant n’est pas le fonds de commerce de l’auteur. L’autoportrait-de-l’auteur-en-Brumaire permet une incise sur le fantastique, sur le «fantastique malentendu», sur la valeur de l’imagination en littérature, sur «l’épanchement du songe dans la réalité», selon les vues de Nerval. L’irruption de François Brumaire dans le troisième mouvement du roman remet Louis Vertumne à sa propre place : celle du critique aveuglé. Atrabilaire, certes, mais d’une certaine manière convenu. Vertumne ne goûtait rien de la production littéraire, et quand l’occasion se présente – et quelle occasion ! Corps neuf et vie devant soi – Vertumne-Donovan se retrouve dans la situation des écrivains réprouvés, qu’il avait contribué à réprouver. Acceptons l’idée que Le Corps de l'autre puisse être lu comme une défense et illustration de la Fiction en terrain hostile. L’évidente victoire de Brumaire, qui publie l’histoire d’un Vertumne-Donovan sauvé de la démence par la vie tranquille en pavillon de banlieue – que l’on songe au Jean-Jacques Manoir de La Faculté des songes – ne doit pas laisser croire à une fin heureuse. Pas plus que la réapparition de Julia. Dans la nouvelle «L’Écolier de bronze», le poète Dorsay s’en allait vivre son dernier amour avec une autre Julia (une autre ?), après avoir jeté ses recueils de poèmes à la benne. Le vieux critique à la nouvelle vie offerte et le poète vieillissant dont le lectorat ne se renouvelle pas s’en remettent tous deux à des jeunes femmes calmes, simples. Et renoncent à l’écriture.
      
La Nouvelle Fiction, groupe littéraire auquel appartient Georges-Olivier Châteaureynaud, se situe en marge du mainstream, sur ses rives, sur d’Autre(s) Rive(s). La conquête de la reconnaissance en Imaginaire est un travail de chaque jour, de chaque ligne. La rive d’en-face, celle où n’accostent que ceux qui ne plient pas aux règles du temps littéraire, accueille, corps et âme, les lecteurs libres.

Article publié initialement dans la revue Brèves n°94