mercredi 25 septembre 2013

Le Courtier Delaunay de Georges-Olivier Châteaureynaud – 2



« Le Courtier Delaunay » est une nouvelle de Georges-Olivier Châteaureynaud parue dans le recueil Le Jardin dans l’île, Zulma. (Prix des éditeurs 2006)

Pour Edward Gauvin

Si l’on replace la nouvelle dans la perspective générale de l’œuvre de Châteaureynaud, Le Courtier Delaunay développe plusieurs des thèmes récurrents de l’auteur : la brocante, le désir de postérité, le monde reflété, la réflexion sur le genre fantastique… par exemple. À la relecture de la nouvelle, hors-contexte (disons-le ainsi), la part symbolique est soudain plus évidente. Essayons de lire et voir le texte avec un œil neuf…
    
Rappelons l’argument : Edmond Thyll, antiquaire, reçoit la visite dans son magasin de Delaunay, un découvreur hors-pair d’objets difficilement trouvables, voire impossibles à dénicher. Delaunay ne travaille que pour un antiquaire à la fois, et son précédent employeur vient de mourir. Thyll embauche Delaunay et les affaires prospèrent. Surpris de la facilité avec laquelle son courtier répond à toutes ses commandes, Thyll va tenter de percer le « secret » de Delaunay.
   
Il n’y a que trois personnages actifs dans la nouvelle : l’antiquaire Edmond Thyll – le seul à avoir un prénom –, le détective Lambert, et le courtier Delaunay. Thyll est un nom qui sonne comme l’abréviation de « tilleul » ; Delaunay signifie, entre autres, «qui vit près d’un bois d’aulnes» : souvent les patronymes masculins, dans les textes de Châteaureynaud, renvoient à des noms d’arbres – Macassar, Tremble, Frêne – toujours sans prénom – si ce n’est Olivier Frêne, qui cumule les allusions végétales dans le nom et le prénom. Le brocanteur emblématique de l’œuvre s’appelle Bogue – enveloppe de la châtaigne –, ce personnage apparaît en 1989, dans la nouvelle Un royaume près de la mer. Dans les textes précédant Le Courtier Delaunay, on a déjà croisé des vendeurs d’ancien, dans Là-bas dans le sud, par exemple. Dans Le Courtier Delaunay, Thyll, qui est homosexuel, a un prénom – Edmond.
   
Le monde de la brocante et des antiquités est toujours lié à l’enfance, et au rêve. Dans La Faculté des songes, Jean-Jacques Manoir retrouve aux Puces les jouets qui lui rappellent son enfance détruite. Dans Un royaume près de la mer, le brocanteur Bogue emmène son fils sur les lieux où, enfant, il passait ses vacances. Le même Bogue, dans L’Autre Rive, est l’un des pères putatifs de Benoît, ce père qui lui a manqué dans son enfance… Quant aux songes… le brocanteur Rosario, à Algésiras, procure au narrateur de Là-bas dans le sud des gravures qui représentent ses rêves.

Dans Le Courtier Delaunay, l’antiquaire Thyll n’est pas le pourvoyeur de souvenirs ou de rêves. Le motif prend une dimension supérieure avec la figure mystérieuse du courtier. Il apparaît dans la boutique de Thyll et l’antiquaire s’écrie « Ah ! Ainsi, vous existez ? » Ce à quoi le courtier répond « Il faut croire ». Cette « apparition » place le texte sur le terrain de la foi, et de la révélation. Delaunay est celui qui accomplit des tâches impossibles, il fait de vrais miracles. Sa légende s’est répandue dans toute la ville, c’est un être quasi mythique, dont on parle avec respect. Les objets qu’il trouve semblent « sortis du néant ». Il fait ses livraisons en « huit à dix jours », « trois ou quatre fois par mois ». Presque – mais presque seulement – comme un dieu qui créerait son monde en six jours et que l’on honorerait le dimanche (c'est-à-dire, peu ou prou, quatre fois par mois).
   
La métaphore passe très vite, dans le texte, du religieux au strictement symbolique. Les rapports entre Thyll et Delaunay tiennent des relations père/fils (après une brève allusion « peut-être étais-je amoureux de Delaunay »), ou tout au moins parent/enfant. Le courtier apparaît dans la vie de l’antiquaire après que son précédent employeur Raymann est mort. Thyll soupçonne que « Rayman était mort sans rien connaître des secrets de son courtier ». La toute-puissance de Delaunay est expliquée de façon fantastique, par l’intrusion dans un monde reflété. Mais le secret que cherche à percer l’antiquaire Thyll peut-être déchiffré d’une autre manière. Plus que vers Kafka, c’est vers Borgès, une fois encore, que l’on se tourne. Dans La Secte du Phénix, l’auteur argentin s’emploie à décrire l’acte sexuel de façon toute détournée, malicieuse. Il couche ainsi sur le papier un traumatisme infantile, dont il dit lui-même, dans un entretien à Ronald Christ en 1968 : « La première fois que j'ai entendu parler de cet acte [= la copulation], quand j'étais petit garçon, j'ai été scandalisé à l'idée que ma mère et mon père l'avaient accompli ». Thyll cherche à percer le secret de Delaunay en faisant appel à un détective privé, après que le courtier lui a apporté un objet impossible à trouver – croit-il –, « une tabatière dont le couvercle s’ornait d’une gravure représentant, non une scène de chasse ni un tableau libertin, motifs trop courants pour embarrasser un limier de sa force, mais un sémaphore érigé au sommet d’une colline, au cœur d’une riante campagne ». La symbolique sexuelle est à peine voilée : sémaphore masculin « érigé » au sommet d’une colline, ce qui, pour le coup, peut-être lu comme « un tableau libertin », ce que l’antiquaire dit ne pas vouloir évoquer… Le détective Lambert a déjà été embauché par Thyll, auparavant, « à l’occasion d’une affaire sentimentale ». Tout se tient. Mais là où Thyll parle de « sentiments », le lecteur voit « acte sexuel ». Le détective fait chou blanc, et c’est bien l’antiquaire lui-même, seul dans l’appartement du courtier, qui déniche le secret de Delaunay, dans la table de nuit près du lit. Le journal du courtier. Lorsque Delaunay vient demander des explications à l’antiquaire, on perçoit sous le dialogue l’évocation de la scène primitive : « Pourquoi avez-vous fait cela ? – Je voulais savoir. À présent je sais ». L’enfant Thyll sort brusquement de l’enfance, propulsé dans le monde adulte et sexué. Et Delaunay « continue sans nul doute à écrire au jour le jour, à la nuit la nuit, au retour de ses expéditions ».
   
Mais cette lecture n’est, en soi, pas très captivante. Pourquoi lisons-nous ? Certainement pas pour dénicher sous le texte les relents psychanalytiques ! Le plaisir pris à la lecture du Courtier Delaunay tient avant tout de la jubilation littéraire. Le lecteur est emporté dans un imaginaire (entendons par là un territoire) où se dévoile aussi, et surtout, le pouvoir de l’écriture. La nouvelle peut être qualifiée de fantastique, si l’on veut. Nous préférons le terme « onirique ». Tout s’y déroule comme en rêve, la quête hallucinée de Thyll comme les incursions dans l’ « ailleurs », dans le monde reflété, de Delaunay. Le Rêve, voilà bien la matière-même des textes de Châteaureynaud. Même au plus fort de la confession autobiographique voilée, c’est toujours du rêve qu’il s’agit, c’est toujours lui qui gouverne et explique le monde, qui répond, autant que faire se peut, à la foutue question « mais qu’est-ce que je fais là ? » Il y a, dans Le Courtier Delaunay, comme un écho de manifeste : « Ce n’est qu’on roman ! – Un roman fantastique, alors. – C’est ça. Un roman fantastique. […] Il m’a été inspiré par mon métier […] Qu’en pensez-vous ? » Oui, tiens, qu’en pensons-nous, nous, lecteurs ?

Peut-être qu’il n’est de roman que fantastique. Qu’onirique. Peut-être que le roman se doit de s’écarter du reportage pour toucher à la vraie vie. Dans un monde désespérément matérialiste, la lutte est âpre. « La postérité fera ce qu’elle voudra », déclare Thyll dans le dernier paragraphe de la nouvelle, alors que tout est consommé et qu’il relie, et relit, la copie du journal intime de Delaunay. Il n’existe que deux copies de ce journal, l’une qui est le livre de chevet de l’antiquaire, l’autre qui dort dans un coffre à la banque. Qui dort et qui attend. À l’abri. Quand les pleins droits de l’imaginaire seront restaurés, on pourra ressortir au grand jour le « seul journal intime fantastique de la littérature ». Ce « journal intime fantastique », c’est toute l’œuvre de Georges-Olivier Châteaureynaud.