samedi 19 octobre 2013

Le Correcteur de Ricardo Menéndez Salmón



Le Correcteur, Ricardo Menéndez Salmón, traduit de l’espagnol par Delphine Valentin, éditions Jacqueline Chambon, avril 2011, 130 p. 


Le Correcteur, troisième volet d’une trilogie (1) sur l’horreur du monde contemporain, est un texte court et dense ayant pour toile de fond les attentats survenus à Madrid le 11 mars 2004. Vladimir, le narrateur, est en train de corriger les épreuves des Démons de Dostoïevski lorsqu’il apprend la nouvelle. On se souvient sans doute que ces attentats, commis par un groupuscule se réclamant d’Al-Qaïda, ont été immédiatement imputés à l’E.T.A. par le gouvernement Aznar (2). Ricardo Menéndez Salmón, écrivain, éditeur, et critique littéraire, s’empare de ce mensonge pour tramer un récit sur la littérature, la paranoïa et l’absurdité. Et sur l’amour.

Vladimir est un écrivain qui a renoncé à écrire. Il a publié deux romans qui sont passés inaperçus, et en a pris son parti. Il est heureux dans son activité de correcteur, heureux dans sa vie de couple avec Zoe, une restauratrice de tableaux. Il entretient de bonnes relations avec ses parents, son éditeur, et son ami madrilène Robayna. Il vit dans le nord, bercé par l’odeur de la mer, et mène une vie calme. Les attentats du 11 mars 2004 vont l’obliger, presque malgré lui, à s’interroger plus avant sur sa propre vie, à comprendre à quel point l’amour qu’il porte à sa femme est essentiel, et à quel point cet amour est le seul rempart contre la folie du monde.

Un tel résumé ne rend que bien peu compte de la valeur de ce roman. Tout y est subtilement et intelligemment suggéré, et l’attention complice du lecteur y est sans cesse sollicitée. De la signification du prénom Zoe (qui signifie « vie ») à l’enfant caché du narrateur, du personnage de Stavroguine à l’économie de marché triomphante, de la nécessité de restaurer un tableau du XVIe siècle agressé au couteau à l’impuissance de la littérature, Menéndez Salmón établit des correspondances entre l’actualité du moment et la vie intime du narrateur qui sont la marque du très bon écrivain. En si peu de pages, on s’interroge sur le bonheur qu’il peut y avoir à renoncer à sa passion ; sur le mensonge et le non-dit ; sur l’impuissance des mots – qu’ils soient dits, écrits, ou tus ; sur les rapports filiaux ; sur la place de l’Art dans notre monde…

Les références littéraires abondent – Dostoïevski, Camus, Coetzee, DeLillo, Balzac, Boulgakov, Platon… – mais n’alourdissent pas le texte. Elles sont des balises, en phase avec le narrateur. Et lorsque le père de Vladimir, au téléphone, se met à analyser Le Mépris de Godard, on comprend l’abîme qui sépare le père et le fils – cinéma contre littérature – mais on comprend également, tout d’un coup, le parallèle avec Homère (3) : la guerre, sous le regard des dieux dans l’Antiquité ; et la terreur contemporaine, sous le regard d’on ne sait qui. À la fin du roman, c’est bien le bruit de la mer, « le cantique de la marée » qui berce l’étreinte de Vladimir et Zoe, apaisés.

La fin du roman… Le récit est bâti sur cette manière tellement espagnole de penser le temps narratif… Un temps qui n’est ni rectiligne ni circulaire, mais spiralé. Un temps qui va sa course, en évitant soigneusement la ligne droite. Ainsi, à la fin du chapitre XVI, peut-on lire : « Je relis ces pages et je réalise les sauts gigantesques que je m’y suis permis. Ici, se donnent la main, sans solution de continuité, le premier rendez-vous de mes géniteurs, une apparition institutionnelle et l’histoire privée de l’ange déchu. Et, au beau milieu de ce pandémonium, comme par enchantement, héroïque, tragique, voire solaire, je passe, moi, le correcteur ». Il passe et reste, en chroniqueur. Chroniqueur maître de son temps narratif, maître de chroniquer sa vie et le monde, sa vie dans le monde. À la fin de cette trilogie du Mal, la littérature n’apporte pas le réconfort. Mais elle nous guide : « Peut-être bien que toute l’histoire de la littérature occidentale tient dans quelques vers inspirés : François Villon, Yórgos Seféris, Fernando Pessoa. Peut-être bien aussi que ces quelques vers sont les seuls capables de saisir l’ineffable de l’existence, son indétermination caractéristique, les corrections incessantes auxquelles elle nous oblige afin de ne pas sombrer dans la folie ».

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(1) La ofensa, 2004, fait référence à la seconde guerre mondiale (L’Offense, Actes Sud, 2009) et Derrumbe (2008) se déroule dans la cité imaginaire de Promenadia. 

(2) Que l’on me permette ici une référence personnelle. Le 11 mars 2004, je me trouvais en compagnie d’une de mes collègues hispanistes en salle des professeurs. Nous étions bouleversées, bien entendu. Et très troublées, également, par la voix de la mère de cette collègue, qui habitait Madrid, et sanglotait au téléphone en répétant « ça ne peut pas être l’ETA, ils ne font jamais comme ça, ils préviennent, il n’y a jamais autant de victimes, on est en train de nous raconter n’importe quoi ».

(3) Dans Le Mépris, « Fritz Lang veut tourner L’Odyssée pour rappeler la gloire de la Grèce antique, mais Jack Palance se contente de filmer un drame psychologique à l’attention du public de l’époque » (p. 81).