samedi 19 octobre 2013

La lumière est plus ancienne que l'amour de Ricardo Menéndez Salmón



La Lumière est plus ancienne que l’amour, Ricardo Menéndez Salmón, traduit de l'espagnol par Delphine Valentin, éditions Jacqueline Chambon, septembre 2012.

Trois peintres, un écrivain, et l’auteur. Un peintre réel – Mark Rothko (1903-1970) – et deux peintres imaginés – Adriano de Robertis (1300-1400), et Vsévolod Semiasin (1925-2005). Un écrivain – Bocanegra – qui recevra le prix Nobel de Littérature et qui choisira de commencer son discours de Stockholm par ces mots : « Il y a trente ans, en 2010, quand j’étais encore jeune, j’ai publié un livre intitulé La Lumière est plus ancienne que l’amour ». Et l’auteur, Ricardo Menéndez Salmón, qui publie en 2010 en Espagne ce roman. Ces quatre – ou cinq – personnages ne se croisent pas, pas vraiment. Leurs trajectoires, pourtant, se rejoignent et s’entrelacent, sur une toile de fond qui mêle la recherche créatrice et les rapports au pouvoir et à la mort.

Adriano de Robertis, bouleversé par la liberté qu’exprimaient les dessins de son fils emporté par la peste noire, peint dans son château de Sansepolcro, en Toscane, une Vierge à barbe, que Pierre de Beaufort, futur pape, lui ordonne de détruire. Cette Virgen barbuda survivra tout de même, mais invisible, dans le donjon. Des siècles plus tard, Mark Rothko, en voyage en Italie, est frappé par « la présence physique, tangible, palpable dans l’atmosphère, du mal » tandis qu’il visite le château de Sansepolcro, à présent propriété d’une riche famille florentine, après avoir servi de cachot pendant les guerres de religion et de maison close sous Mussolini. Plus tard, le peintre Semiasin fera l’acquisition de ce château, et par là-même de la Vierge à barbe de Robertis.
  
Dans ce roman, les quatre personnages – les trois peintres et l’écrivain Bocanegra – sont confrontés à la mort, et au pouvoir. La mort, c’est celle du fils d’Adriano de Robertis – la peste –, celle de Rothko – le suicide –, celle que Semiasin côtoie durant son enfance à Stalingrad – la guerre –, celle de la seconde épouse de Bocanegra qui se meurt d’un cancer du pancréas – la maladie. La mort, dans le roman, est difficilement dissociable de l’élan créatif. Ce roman est aussi – et peut-être surtout – une interrogation sur l’art, sa nécessité, et/ou son échec. De quoi se nourrit l’art ? Chez Semiasin, par exemple, la peinture devient organique : dans ses tableaux, il inclut des fragments humains. À ce point organique, la peinture, que le peintre en arrive à dévorer, au sens propre du terme, ses tableaux : « son obsession pour l’œuvre faite chair, pour le sujet absorbé par la toile, ne fut pas le fruit d’un vent de frivolité soufflé par la liberté de l’Occident, mais avait déjà couvé dans les holocaustes de sang et de blancheur de Stalingrad, bien loin de toute tentation de frivolité » (1). Chez Rothko, l’art se nourrit de la dépression : « Qu’a peint Rothko dans la chapelle de Houston ? Peut-être les mystères d’un Dieu sévère : la douleur psychique transmuée en beauté ». Oui, l’art, sa nécessité, sa finalité, sont bien au centre de ce roman. Comme la mort.
  
Comme sont au centre, également, les rapports de l’art et du pouvoir. C’est le futur pape Grégoire IX qui ordonne la destruction de la Vierge à barbe. C’est Rothko qui, au faîte de sa notoriété, est invité par Kennedy à sa cérémonie d’investiture. C’est Semiasin, tout jeune peintre de 22 ans, qui rencontre Staline au sommet du clocher d’Ivan le Grand. C’est Bocanegra qui serre la main du roi de Suède le jour où il reçoit son prix Nobel. Art du pouvoir, et pouvoir de l’art.
  
Ricardo Menéndez Salmón nous donne ici un roman littéraire et métaphysique, qui interroge le lecteur sur la création artistique, ses fondements, ses impératifs, personnels ou politiques, humains ou transcendés, dans une belle langue, précise, souple, superbement rendue en français par Delphine Valentin. Il n’y est pas question que de peinture : la mise en abyme Bocanegra/Menéndez Salmón induit au moins un niveau de plus dans la démarche, et dans la lecture. Le texte est parsemé de correspondances évidentes – le château de Sansepolcro – ou ténues – le balancement heureux/satisfait (Bocanegra) et sérieux/heureux (Semiasin) par exemple.
  
Sans doute Menéndez Salmón continue-t-il d’explorer le Mal, comme il l’avait fait dans sa trilogie (La ofensa, Derrumbe, El corrector), mais en empruntant d’autres voies. En 2012 paraît en Espagne son dernier roman, intitulé Medusa, dont le personnage principal est un photojournaliste qui traverse le siècle dernier. Peinture, photographie…  Laissons le dernier mot à l’auteur lui-même, qui s’exprime dans un entretien au quotidien espagnol La Vanguardia : « Le siècle dernier, et ses horreurs, obligent l’art à être conscient de cette monstruosité, ou à devenir une activité sans transcendance. Ou bien l’art prend en considération l’expérience totalitaire et ses conséquences (le post-humanisme, le silence absolu de Dieu, la brutalité des politiques), ou bien il n’est plus qu’une banalité sans fondement. L’art, tout au moins celui qui m’intéresse et me bouleverse, est toujours un constat et une exhumation. Il ne nous rend ni heureux ni meilleurs, mais il nous pousse à ne pas avoir confiance, à nous sentir mal à l’aise face à nos actions et nos omissions. Moi, je renverserais la phrase d’Adorno : c’est précisément parce qu’Auschwitz a existé que la poésie continue à faire sens » (2).

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(1) la frivolité, pourtant, pour Marcel Proust, selon Mauriac, était bien un état violent.
(2) « El siglo pasado, sus horrores, obligan al arte a ser consciente de esa monstruosidad o a convertirse en una actividad intrascendente. O el arte tiene en consideración la experiencia totalitaria y sus consecuencias (el poshumanismo, el silencio absoluto de Dios, la sevicia de los políticos), o se convierte en una banalidad sin fundamento. El arte, al menos el que a mí me interesa y conmueve, es siempre constatación y exhumación. Ni nos hace felices ni nos hace mejores, pero nos impele a desconfiar, a preguntar, a sentirnos incómodos ante nuestras acciones y ante nuestras omisiones. Yo le daría la vuelta al enunciado de Adorno: precisamente porque existió Auschwitz, sigue teniendo sentido la poesía ». (C’est nous qui traduisons).