Dans un avion pour Caracas, Charles Dantzig, Grasset, août 2011, et Livre de Poche, septembre 2013.
Fragments pour Xabi
Trois cents pages d’un récit à la première personne, récit non linéaire, livré par très courts chapitres, suivant la pensée et les réflexions du narrateur durant toute la durée du vol Paris-Caracas. Quatre-vingt douze fragments, tous titrés, qui vont de « au-dessus de l’Atlantique » à « atterrir », et qui mettent en scène, outre quelques passagers et membres d’équipage de l’avion, trois personnages principaux : l’écrivain Xabi Puig, son ex-compagne l’artiste Lucie, et Hugo Chávez, président de la république bolivarienne du Venezuela. Trois personnages auxquels il faut ajouter le narrateur, dont le portrait se dessine en creux. Il est « l’ami qui va chercher l’ami parti étudier une des incarnations politiques de notre période double, mélange de dictature et de rigolade, de réaction et de porcherie ».
L’écrivain Xabi Puig a été enlevé au Venezuela où il s’était rendu dans le but d’écrire un livre sur Hugo Chávez. Xabi Puig est un auteur reconnu, dont la bibliographie complète est donnée page 109, dans un fragment intitulé « du même auteur ». Sept publications, étalées de 1996 à 2005, parmi lesquelles on ne trouve aucun roman, et dont les titres, Aposiopèse, Organon, Théorie des théories, par exemple, laissent entrevoir une œuvre dans laquelle la recherche philologique le dispute à la thématique historique et à l’observation acide de la société.
L’élaboration littéraire de ce personnage d’écrivain, figure décalée de l’intellectuel, est la plus belle réussite de ce roman. Le lecteur n’est pas loin d’être aussi fasciné que le narrateur par un Xabi Puig tour à tour solaire et ombrageux, séduisant et insupportable. L’œuvre de Xabi Puig, dont le narrateur nous donne quelques extraits, est composée de fragments, de recueils de réflexions. On y décèle une analyse en marche qui s’exprime par fulgurances. Une œuvre éclatée mais cohérente, qui penche vers le moralisme, qui fond sur nombre d’évidences pour les disloquer.
Au début du vol – et donc au début du roman – le narrateur se demande si « pour vouloir écrire sur Chávez, [Xabi] n’en était pas arrivé au stade de l’intellectuel qui, n’ayant plus rien à dire, cherche un placement sans risque dans la morale internationale, comme d’autres achèteraient du Halliburton ou de l’ExxonMobil ». Puis, au fil des pensées chaotiques lors du trajet, les interrogations à propos du départ de Xabi, qui est en fin de compte le départ pour son lieu de disparition – temporaire ou définitive – d’autres raisons se font jour, comme celle de la rupture de l’écrivain avec sa compagne Lucie. Le Venezuela pourrait bien être une destination-alibi, et l’envie de démonter la mécanique Chávez un désir inavoué, sans doute non formulé, de se dépayser pour ne pas souffrir, ou montrer que l’on souffre.
Les pages sur Chávez permettent une mise en perspective salubre de la fascination que le dictateur a exercée, ou continue d’exercer, sur son peuple et une certaine intelligentsia européenne. Les passages où apparaît Lucie, artiste provocatrice, lesbienne et castratrice, mettent à nu un glamour snobinard dont n’est pas exempt tout un pan du monde de l’art contemporain. La voix du narrateur donne à entendre une amitié jalouse pour Xabi, du chagrin, de la colère, de l’inquiétude et de la confiance. Le temps suspendu du vol pour Caracas est aussi un intermède de jugement distancié.
Mais ce que l’on retiendra d’abord de cet ouvrage, c’est sans doute la manière résolue, affirmée, de conduire le récit. Le roman fragmentaire et le récit non linéaire ne sont pas des nouveautés. Mais Charles Dantzig nous livre ici un texte très maîtrisé, qui sous couvert de pensée divagante sait très bien où il va. La forme adoptée fait pendant à l’œuvre de Xabi Puig. Les pensées flottantes du narrateur aboutissent à une réflexion plus poussée sur la biographie : « Si ce voyage me sert à autre chose que d’aller à la rencontre de mon chagrin, ce sera de constater l’impossibilité de toute biographie ». Dans un avion pour Caracas est une œuvre sinon moderne, à coup sûr précisément contemporaine, qui mêle le politique et le créatif, qui offre une réflexion sur le récit et la société de l’image, qui propose et utilise une autre piste romanesque pour le XXIe siècle. En cela le roman épouse-t-il les théories du personnage-écrivain Xabi Puig : « nous ne pouvons plus lire de romans de mille pages comme au début du XXe siècle, dans une société bourgeoise qui avait des loisirs et du temps. Or, […] du temps, nous en avons toujours davantage : lois de réduction du temps de travail, allongement de la durée de la vie, etc. etc. ; il se produit sans doute que, ce temps, on ne veut plus le voir passer dans une occupation prouvant que, précisément, il dure ». Le personnage Xabi Puig a écrit une œuvre fragmentaire de penseur philologue. L’auteur Charles Dantzig nous livre un roman construit de fragments qui mettent en évidence notre sensibilité contemporaine au passage du temps. Si « la forme de nos vies change la forme de nos livres », ce roman en est une illustration magnifique et réussie.