Une place à prendre, (The casual vacancy), J. K. Rowling, traduit de l'anglais par Pierre Demarty, Grasset, 2012 et Livre de Poche, 2013.
En septembre 2012, on attendait l'auteur au tournant... En attendant la publication, le 6 novembre, chez Grasset, de L'Appel du coucou, le thriller publié sous pseudonyme (Robert Galbraith) hélas dévoilé, revenons sur Une place à prendre, le roman de J. K. Rowling qui succédait à la série des Harry Potter, et qui paraît au Livre de Poche.
Une place à prendre, donc. 680 pages, divisées en sept parties d’inégale longueur, toutes introduites par des extraits d’articles de L’Administration des conseils locaux, 7èmeédition. Nous sommes à Pagford, petite bourgade résidentielle du sud-ouest de l’Angleterre, limitrophe de Yarvil. Entre les deux communes, la cité des Champs, où vit une population plus que précaire. L’un des membres du conseil paroissial (assemblée qui se rapprocherait de notre conseil municipal, en France) meurt subitement. Il va falloir le remplacer. Il y a une « place à prendre ».
Dans le premier chapitre, tout de go, Barry Fairbrother succombe à une rupture d’anévrisme. Barry Fairbrother était un type bien, quadragénaire issu des quartiers défavorisés, ayant « réussi » à force de volonté et de conviction. Il défendait, au sein du conseil, une ligne sociale. Il se préoccupait du sort des précaires, il se battait pour le maintien d’un centre de désintoxication, il entraînait au lycée l’équipe féminine d’aviron. Tout le monde l’aimait. Tout le monde le pleure.
Le roman de J. K. Rowling est tout entier centré sur les personnages, et sur leur psychologie. Et ils sont nombreux, les personnages, répartis sur plusieurs générations – de l’arrière-grand-mère à l’enfant de 3 ans et demi – et sur plusieurs familles, ou groupes. Il y a ceux de Pagford : les Mollison (l’épicier, son épouse, son associée, son fils et sa belle-fille, ses petites-filles) ; les Price (l’employé à l’imprimerie, son épouse l’infirmière, leurs deux fils) ; les Wall (le proviseur-adjoint du lycée, son épouse la conseillère d’orientation, leur fils) ; les Jawanda (le chirurgien cardiaque, son épouse la généraliste, leurs trois enfants) ; l’assistante sociale et sa fille, la veuve Fairbrother et le meilleur ami de son défunt mari… Il y a ceux des Champs : Terri la toxico, sa fille de 16 ans, son petit garçon de 3 ans et demi, ses dealers, une de ses sœurs, sa grand-mère… Toute une population qui se croise et se déteste, se jalouse et se fréquente, fait alliance/allégeance ou se fait la guerre, une guerre larvée, jamais ouverte. Le tableau est absolument désespérant. Tous les personnages sont noirs, au mieux gris foncé, torturés, mesquins, petits et bas, vils, à peine calculateurs. Les rares personnages qui auraient pu ensoleiller ce paysage psychologique sont délibérément écartés de l’histoire – les deux aînés des Jawanda, par exemple, et leur père, si beau, si séduisant, si détaché.
Dans le roman de J. K. Rowling, le monde n’existe pas en dehors de Pagford et de Yarvil. Nous sommes dans une société autocentrée, autistiquement repliée sur elle-même. Londres est bien loin, on n’y va pas. Ou alors on l’a quittée – l’assistante sociale londonienne est venue s’enterrer à Pagford pour des raisons sentimentales. Lorsque le beau Jawanda propose à son épouse de faire le voyage à Amritsar, celle-ci balaie le projet d’un revers de main. Les personnages sont tous enfermés, pour ne pas dire emprisonnés. Ainsi Fats Wall, le fils du proviseur-adjoint, porte-t-il « son uniforme scolaire avec le dédain du prisonnier ».
Le lycée est un degré de plus dans ce repliement. Les adolescents s’y retrouvent tous, qu’ils viennent de la cité des Champs ou des zones résidentielles de Pagford. Mais au lycée, on a mis en place un enseignement par groupes de niveaux : on n’est plus enfermé dans son quartier ou dans sa classe sociale, on est parqué différemment selon ses capacités scolaires. Certains savent à peine lire. Les adolescents – ils ont 16 ans, sont tous, ou presque, moches, acnéiques, dégingandés, une fille est disgraciée par une moustache – traînent tous avec eux les problèmes de leurs parents. Et les problèmes ne manquent pas : violence, hystérie, alcoolisme, envie et jalousie, racisme, addiction à l’héroïne, tendances pédophiles… Les adolescents essaient de se débattre, mais c’est peine perdue. Le résultat est effrayant. Automutilation, par exemple. Pornographie sur internet. Certains tombent amoureux, mais le romantisme est une notion qui leur échappe, ou qui leur semble une faiblesse. Ils baisent. Ils veulent baiser. Ce ne sont pas les sentiments qui les préoccupent, mais le bouillonnement de leurs hormones, qui fait écho au bouillonnement des rancœurs et désirs de pouvoir de la génération qui les précède. Ils ne peuvent communiquer avec aucun adulte, ils n’ont aucun modèle sur lequel se projeter. La seule figure charismatique et bienveillante de ce monde clos était Barry Fairbrother, et il est mort. Et comme ils ne peuvent pas communiquer avec les adultes, ils passent par les moyens contemporains de communication, ils postent sur un forum internet des dénonciations calomnieuses sur leurs propres parents, qui vont attiser de plus belle les rivalités, qui vont mettre en évidence les farces et les mensonges qui régissent la vie de la petite bourgade « tranquille ».
Le personnage principal d’Une place à prendre est sans doute la jeune Krystal. Elle vit dans la cité des Champs avec son petit frère et sa mère camée. Elle parle un langage ordurier, immanquablement sexué. Elle a de la force, de la volonté. Elle est lucide. Elle porte tout, toute seule. Elle sert de mère à son petit frère. Elle joue la provoc’. Elle est désespérée. Elle est vivante, terriblement vivante, mouvante. Alors que les garçons ne savent que se réfugier dans leur chambre-grenier ou dans une grotte au-dessus du fleuve, Krystal est une fille d’extérieur. Elle est insupportable, aussi, pas forcément attachante, rebelle, prisonnière comme les autres, mais consciente du carcan qui l’enserre.
La lecture d’Une place à prendre est épuisante et fascinante. Épuisante parce qu’on aimerait parfois respirer, sortir de Pagford, des Champs, prendre de la hauteur, du recul. Le texte ne le permet pas. Fascinante parce que lorsqu’on croit avoir touché le fond – le fond de la mesquinerie, de la misère sociale ou psychologique – le texte nous entraîne vers d’autres abysses, qui à leur tour en cachent d’autres… Épuisante et fascinante parce que la mise au point du texte est toujours focalisée sur les blessures, les faiblesses et les hargnes. C’est un parti pris délibéré. Une place à prendre n’est pas un roman réaliste, même si on peut y trouver des relents – pas les plus ragoutants – d’une certaine réalité, de notre réalité. Une place à prendre ne tient pas du constat, ni social ni politique, car on n’y discerne aucune mise en perspective, et très peu d’allusions à la situation présente, à l’actualité (1).Une place à prendre est sans doute une exploration réussie des bas-fonds, terme générique qui pourrait englober ici une misère à la fois sociale et psychologique. Mais il n’y a dans ce roman aucune dénonciation, au fond. Aucune revendication politique ou sociale – ces mêmes dénonciations ou revendications que l’on trouvait chez Dickens ou chez Eugène Sue. Les candidats au poste laissé vacant par la mort de Barry Fairbrother intriguent plus pour eux-mêmes que pour leurs idées ou idéaux, dans la mesure où ils en ont, d’ailleurs.
Difficile de dire si Une place à prendre est un bon ou un mauvais roman. C’est, en tout cas, un roman bien construit, qui dénote un savoir-faire certain. Cela est nécessaire, mais pas suffisant. Il manque une étincelle, au moins une. Une lueur d’espoir. Ou de révolte. Ou de simple mise à distance, par le ton, l’angle d’attaque. Mais non. Le lecteur reste dans la nuit, comme les personnages. Ni comédie, ni tragédie, ni tragi-comédie. Un simple roman désespérant. Dans lequel on ne décèle aucune profondeur symbolique. Les personnages ne sont que ce qu’ils sont, vraisemblables, au mieux, ou au pire. Mais sans portée cathartique.
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(1) Une seule incise, peut-être : « La crise obligeait les administrations locales à dégraisser, retrancher, redistribuer. Certains, parmi les caciques du Conseil communal de Yarvil, voyaient déjà l’avantage électoral qu’ils pourraient tirer de l’effondrement de la petite cité, laquelle risquait de subir de plein fouet les mesures d’austérité imposées par le gouvernement ».