mercredi 16 octobre 2013

La Part animale d’Yves Bichet

  
La Part animale, Yves Bichet, Gallimard, 1994 et Folio. (Nous utilisons l’édition Folio pour les citations, dans l’article). Le roman a été adapté au cinéma en 2007 par Sébastien Jaudeau, avec Niels Arestrup, Anne Alvaro, Rachida Brakni et Carlo Brandt dans les rôles principaux.

Le roman est placé sous le signe des Elégies de Duino de Rilke, que le personnage principal, Etienne, découvre sur l’almanach de la Poste.
  
Etienne est employé par Henry Chaumier, « aviculteur placé au faîte de la hiérarchie agricole locale » (p.42), dans un village de l’Ardèche. Etienne s’occupe de récolter la semence de dindons Douglas, et d’inséminer les dindes. « Il apprit à regarder les dindons comme on regarde un vulgaire alignement de manteaux, de parapluies. Il se familiarisa en quelques semaines avec les tâches que lui assignait le paysan et parvint à masturber son troupeau sans trop d’arrière-pensées » (p.52) Nous sommes, dans ce roman, dans un univers encore paysan mais déjà industriel. Les poules, dindes et dindons sont élevés en batterie, mâles et femelles séparés. On laisse la lumière dans les entrepôts une nuit sur deux, durant l’hiver, pour que les poulettes grossissent plus vite.

Le roman s’attache à décrire des rapports humains teintés de violence : Henry Chaumier, volage, se déchaîne lorsqu’il apprend que sa femme le trompe. Des chiens sont pendus. La violence qui règne dans les entrepôts avicoles – dindons se battant entre eux, poules « désignant » des boucs-émissaires et les massacrant – retentit sur Etienne. Il vit avec Claire et leur enfant, mais peu à peu son singulier emploi à la ferme a des répercussions sur sa vie quotidienne. Il faut dire qu’à ses fonctions de « masturbateur » doivent s'ajouter bientôt celles de « castrateur », lorsqu’il est question de chaponner les dindons. Comment un tel métier, un tel environnement, ne rejailliraient-il pas sur sa vie, et sur son rapport au monde ? Dans la troisième partie du roman, le glissement de la masturbation des dindons à leur castration devient, pour Etienne, renversement des valeurs et revirement des enjeux : « Gagné par l’enthousiasme novateur d’Henry Chaumier, Vire-Branle [= Etienne] avait le sentiment de participer directement au devenir de l’humanité. Il tranchait, coupait, sabrait dans la chair vivante des Douglas sans le moindre sadisme, avec le seul désir de satisfaire ses concitoyens et de bannir sa sensiblerie » (p.169).

Les dindons dont Etienne a la charge arrivent, bien entendu, dans les assiettes, sous forme de viande morte. Lors de sa première journée de travail, malhabile, Etienne a provoqué la mort de quelques volailles. L’une d’elle lui a été servie, somptueusement préparée, par l’épouse d’Henry Chaumier, et il a été contraint de la manger. Plus loin dans le roman, Etienne ne peut qu’affirmer à sa compagne : « On ne sait rien de la mort avant d’y avoir mis les mains, d’en avoir mangé » (p.169). Les règnes animal et humain en viennent à se confondre : qui fait le coq, dans la ferme ? Henry l’époux ou François l’amant de la paysanne ? Les rapports « sociaux » sont-ils plus civilisés dans le village que dans les stalles ? Et quelle est la place d’Etienne ? Castrateur castré, masturbateur assouvi, époux inattentif, fils putatif/ami singulier de la boulangère folle ? Quelle est la place de la poésie, et de la métaphysique, dans ce monde de barbarie industrielle ? Rilke, peut-être, avait trouvé la réponse. Ou posé définitivement la question.

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NB : Les hasards professionnels sont ainsi faits : il se trouve que je suis partie prenante du festival « Mode d’emploi » organisé par la Villa Gillet, à Lyon en cet automne 2013. Le thème que nous avons choisi pour notre participation est « Le point de vue animal ». L’actualité éditoriale, avec la publication du roman d’Isabelle Sorente 180jours, a servi de support, entre autres, à notre réflexion. L’analyse littéraire n’étant rien (ou si peu) sans la confrontation au texte de fiction, je renvoie le lecteur curieux à la nouvelle Un autre monde que j’ai publiée sous mon nom d’écrivain, Christine Balbo, dans la livraison 41 de la revue Harfang. On y trouvera un « girls band » d’oiselles ; on y découvrira un élevage de perdrix. Parce que le point de vue animal est avant tout le point de vue de l’homme-animé sur l’animal.