samedi 12 octobre 2013

L'herbe des nuit de Patrick Modiano


L'herbe des nuits, Patrick Modiano, Gallimard, 4 octobre 2012, et Folio, mai 2014.


Il s’appelle Jean, comme toujours ou presque dans les romans de Modiano. Il veut devenir écrivain, et il le deviendra. Il est tout jeune, l’âge d’être étudiant, ce qu’il n’est pas. Il rencontre Dannie, un tout petit peu plus âgée que lui, qui vit à la Cité universitaire, qui doit donc être étudiante, elle, mais qui sait ? Chez Modiano, on ne sait jamais vraiment. Ni le lecteur, ni le narrateur, ni les personnages, au fond, ne savent jamais vraiment. Ce qui leur arrive, quand cela s’est passé – s’il s’est passé quelque chose – et quelles ont pu être les conséquences – s’il y en a eu. L’art de Modiano, c’est un art de la ligne de fuite(s), une mécanique littéraire de la fluidité (1), celle du temps, du rêve, du souvenir et de la réalité insaisissable. Mais par mécanique, nous n’entendons pas « procédé ». Chez Modiano, tout se recrée à chaque fois, à chaque nouveau livre. S’il disait toujours la même chose, et toujours de la même façon, on s’en lasserait. Or, on ne s’en lasse pas. Mieux : on attend chaque nouvel opus. Dans L’Herbe des nuits, il est question du Paris des années 60, d’hôtels presque miteux, du Maroc, de Censier, d’un rapport de police, et de Jeanne Duval, entre autres. La quatrième de couverture donne un passage de la toute fin du roman : «“Qu’est-ce que tu dirais si j’avais tué quelqu’un ?” […] “Ce que je dirais ? Rien”». Mais cet aveu au conditionnel ne doit pas être lu comme une conclusion, plutôt comme un prologue.
   
Chez Modiano, tout est affaire d’allusion. L’écrivain décrit un monde qui est le sien, et il appartient au lecteur de partager ce monde. Le Paris des années 60 – et le Paris actuel – ne sont pas forcément le quotidien de tous. La topographie, la toponymie, sont précises, presque maniaques, et le Paris décrit, personnalisé, est tangible. Les lecteurs ne sont pas tous parisiens. Et les lecteurs s’y retrouvent. Le Paris si réel, enfui ou contemporain, de Modiano, devient un décor littéraire, poétique. Une idée de ville. Une scène se déroule dans le quartier de la place d’Italie. Sont mentionnés le parc et l’avenue de Choisy, la rue Coypel, les Gobelins… Topographie juste, mais évocation universelle. On parcourt la capitale, mais on parcourt avant tout une ville mentale, une ville réinventée par les souvenirs, une certaine nostalgie. Le Paris de Modiano est une promenade de piéton, la déambulation d’un rêveur dans un espace intériorisé. En cela, la particularité devient signe universel.
  
Ce qui vaut pour l’espace vaut pour le temps : dans L’Herbe des nuits, les années 60 ne sont pas décrites. Elles sont un espace autre, lointain mais pas tant que cela, une époque dont on se souvient, celle de sa jeunesse, que l’on appartienne à la génération des baby-boomers ou pas. Les romans de Modiano ne sont pas générationnels. Dannie, la jeune fille aimée par le narrateur Jean, est une jeune fille intemporelle, on n’a d’elle aucune description physique, aucune indication de la couleur ou de la forme de ses vêtements. Les années 60 sont simplement un « ailleurs », spatial et temporel. Oh, il y a bien des marqueurs précis, les terrains vagues autour de la fac de Censier, par exemple, ou, pour l’époque contemporaine, l’évocation des téléphones portables. Mais ces notations « historiques » ne s’inscrivent pas dans une économie littéraire réaliste. Il s’agit d’autre chose. Il s’agit de saisir l’âge qui nous prend, le temps qui nous fuit, le souvenir qu’il nous en reste, précis ou imprécis, réel ou réinventé. En un mot : Modiano.
  
Café Le Luxembourg
L’espace et le temps se confondent, dans une même dimension. Le texte creuse cette évidence. Le carnet noir du narrateur Jean conserve les notes prises pendant sa liaison avec Dannie, des adresses, des bribes infimes de dialogues, des noms. « Plus tard, on m’a interrogé à leur sujet » lit-on, page 30 : l’endroit où Jean est interrogé est situé « peut-être à l’emplacement exact où Gérard de Nerval s’était pendu » (2). Le même flic qui l’interroge « plus tard », on va le retrouver, plus tard, dans l’espace et dans le temps, et il remettra à Jean le dossier complet de l’enquête qui – mais en doutait-on ? – a été classée sans suite. Les cafés changent de nom, l’un d’eux s’appelait « le 66 », il est devenu « Le Luxembourg », des étudiants s’y photographient à présent avec leur iPhone, et « pourtant, c’était là, au même endroit, en pleine nuit, que les néons me faisaient cligner des yeux et que nous pouvions à peine nous entendre, Dannie et moi ». Elles sont nombreuses, les indications de temps flou, « il y a trois ans », « vingt ans plus tard », « huit heures du soir en été », sous lesquelles on décèle quelques références littéraires, voulues ou involontaires, qui mêlent le temporel et le culturel. Page 109, on croise un « Jacques » que l’on identifiera grâce à quelques vers cités plus bas – il s’agit d’Audiberti – et dans ce « Jacques », on ressent tout l’attrait, toute l’admiration et la timidité de l’écrivain en devenir face à l’écrivain reconnu. Oui, l’espace et le temps se confondent, et avec eux les aspirations, les trajectoires, les territoires.
  
Les temps et les espaces enfuis ont un territoire commun : le rêve. Ils sont nombreux, dans ce roman, et permettent un semblant de retrouvailles, et peut-être de réconciliation. En aucun cas, ils ne permettent une explication du passé, à jamais énigmatique. La vérité ne tient pas dans un dossier classé par la police. « [Pour] la plupart des gens, [les] souvenirs sont simples, de plain-pied, et se suffisent à eux-mêmes, et ils n’ont pas besoin de dizaines et de dizaines d’années pour les élucider ». Peut-être. Pas sûr. Si Modiano nous touche autant, c’est bien qu’il sait toucher là où ça touche – ça ne fait pas forcément mal, mais ça émeut, ça bouleverse, ça remue. Ce bouleversement, cette émotion, cette manière de révélation, ils tiennent tout entiers, sans doute, dans le talent modianesque : mêler l’espace et le temps, espace et temps personnels et partagés, que l’on peut s’approprier, sous toutes les latitudes, à toute époque. Qu’importe que l’on ne puisse situer exactement Censier, la rue Blanche, le métro Luxembourg ; que l’on ne puisse se souvenir des années 60, des Lancia rouges et des entrées d’immeubles sans digicode, pour tous, à un moment ou à un autre, on « étai[t] seul dans la rue, et un voile se déchirait. Plus de passé, plus de présent, un temps immobile. Tout avait retrouvé sa vraie lumière ».
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Notes
(1) Il faudrait pouvoir employer ici le verbe espagnol « fluir » qui signifie « couler », mais qui plus que le sens, rendrait cette sensation conjointe de fuite et de fluidité.
(2) Dans la juxtaposition de ce « peut-être » et de cet « exact », il y a toute la maîtrise de l’écrivain, son art du flottement dans la phrase sûre.