Singe savant tabassé par deux clowns, Georges-Olivier Châteaureynaud, Zulma poche, 240 pages, 3 octobre
2013.
Les éditions Zulma publient
dans leur collection de poche en ce mois d’octobre 2013 – couverture couleur
avec une pointe d’argenté, superbe – le recueil de Georges-Olivier
Châteaureynaud Singe savant tabassé par
deux clowns, qui avait obtenu la bourse Goncourt de la nouvelle en 2005.
L’académie récompensait ainsi, à l’époque, un des plus talentueux et des plus ardents
défenseurs de la nouvelle, inlassable conférencier et artisan du renouveau du
genre en France. Voici donc la troisième « vie » de ces textes, après
une première publication chez Grasset et un passage en Livre de poche. Relire
ces nouvelles en 2013 procure un plaisir différent. Parce qu’entre temps,
Châteaureynaud a publié le roman L’Autre
Rive, et le récit autobiographique La
Vie nous regarde passer. La lecture n’est plus anodine. Dans son article pour la
revue Encres Vagabondes, à la sortie
du recueil (2005), Serge Cabrol faisait allusion aux marges du réel et à des
univers troublants : « Onze nouvelles qui nous emmènent aux marges du
réel, dans des univers troublants où tout n’est plus tout à fait comme ici sans
être totalement différent, où des personnages qui nous ressemblent sont
confrontés à des situations qui les étonnent mais auxquelles ils peinent à
échapper. Toutefois, nombreux sont ceux qui résistent, s’arc-boutent, et
trouvent une issue. La fin des nouvelles n’est jamais prévisible ». Rien
de plus juste. Ces personnages nous ressemblent, ils sont projetés dans un
moment – quand ce n’est dans une vie entière – dont ils ne saisissent pas tous
les ressorts. Ils agissent en somnambule, parfois en funambule, dansent sur le
fil d’une existence proche du songe.
Dans Les Ormeaux, le narrateur découvre la ville et le monde, et plonge
au fond de la mer pour prouver sa valeur, c’est-à-dire à la fois la vaillance
de son cœur et sa place dans la société. Il y trouvera l’amour inaccessible.
Dans Civils de plomb, on fait revenir
les défunts, et ce qui aurait dû passer pour une fête, une bonne surprise, est
une malédiction pire que la mort des aimés. Dans Écorcheville, on se suicide dans des machines ayant des airs de
photomaton. Tout, dans Singe savant
tabassé par deux clowns, nous pousse aux limites du raisonnement, si nous
voulons raisonner, ou aux limites du rêve, si nous aimons rêver. Le rêve, oui.
Pas forcément le cauchemar, son décalque désespérant. Le rêve dérangeant, qui
nous bouscule.
Châteaureynaud est écrivain
d’imagination. Une imagination toute personnelle, qui puise souvent au plus
profond de l’intime transmuté. Dans son récit autobiographique La Vie nous regarde passer, il nous a
livré quelques-uns de ses secrets d’enfance, sous la forme de l’ironie sincère,
qui est sa « marque ». Dans La
Vie… on apprend ainsi les tractations sans fin qu’a dû effectuer sa mère
afin d’obtenir un logement décent, dans la France dévastée des années 50. Dans Les Ormeaux, le jeune narrateur
déclare : « Et puis, un jour que maman se présentait comme chaque
mois devant l’employé à la petite moustache, celui-ci, sans un mot, lui avait
tendu une lettre et une clé. La lettre nous informait qu’il était fait droit à
notre requête ». La lettre et la clé… Ne pas prendre le texte au pied de
la lettre, mais y trouver la clé, voilà une des pistes pour la lecture de ce
recueil. Dans chaque nouvelle se cache un secret. Un secret intime de l’auteur,
fictionnalisé ; et un secret intime de chaque lecteur, dévoilé à bas
bruit. La mort et le retour des morts ; les relations sociales et les
classes qui vont avec ; le désir inassouvi envisagé comme véritable
plaisir ; l’élan qui nous pousse et la peur qui nous freine ;
l’incompréhension d’être au monde, et la joie d’être vivant malgré tout : ce sont là des motifs
qui vont fouiller la psyché de chacun. L’art sert à cela. Les nouvelles – et
tous les textes de Châteaureynaud – sont des œuvres d’artiste.
Pour qui a lu L’Autre Rive, ce grand roman publié en
2007, les nouvelles du recueil Singe
savant… prennent une autre saveur. Dans L’Autre
Rive, le jeune Benoît Brisé évolue dans la cité d’Écorcheville, sise sur
les bords du Styx. Gorbius, Lenya Orbison, Bénigno, Gégé Carmona, Mme Occlo –
personnages des nouvelles de ce recueil – jouent leur rôle, leur partition,
dans le roman. D’autres avaient déjà éclos auparavant, dans d’autres recueils –
Louise Jacaranda, par exemple. Il est rare, et terriblement réjouissant, pour
le lecteur (la lectrice) d’assister au glissement d’une œuvre littéraire,
presque en direct. Gorbius, Ménélos, Tata Lenya actrice dans le film La Marbre et la brume, et quelques
autres, nous ne les retrouverons plus ailleurs – prenons le pari. Ce sont des
personnages qui ont été élaborés sur des années, qui ont pris corps et chair.
Dans Singe savant… nous assistons non
à leur métamorphose, mais à l’éclosion de leur plénitude.
Que l’on ne s’y trompe
pas : les nouvelles de ce recueil ne sont en rien des brouillons ou des
esquisses (en 2005) des personnages du roman à venir (en 2007). La nouvelle,
art délicat, fragile, broderie au petit point, est une pierre de touche. Les
textes de ce recueil sont des merveilles de miniatures : chaque trait,
chaque coup de pinceau, suppose un geste concerté, une phrase pensée, un mot
soupesé. L’écriture de Châteaureynaud est ancrée dans la métaphore
aveuglante : « On nous les extrait [= les morts] comme des dents,
mettons, ou peut-être comme des tumeurs, mais cela ressemble aussi beaucoup à
un accouchement, dans l’esprit » (Civils
de plomb) ; « Signez, et
mourez comme bon vous semble ! Mieux encore, faites de votre fin une
apothéose, une performance, dirait-on
outre-Atlantique » (La
Sensationnelle Attraction). Ou dans le renversement terrifiant, le décalage
horrifique, de la plate réalité : on rencontre les Parques (Les Sœurs Ténèbres), on croit guérir
dans un sanatorium quand on crève d’autre chose que de phtisie (Tigres adultes et petits chiens), on se
perd dans un espace inexistant mais sensible (La Rue douce).
Pour lire Châteaureynaud –
et ce recueil est une entrée formidable dans son œuvre – il faut accepter de
perdre pied. Nous savons nager – ou pas. Nous avons confiance, cependant. Nous
plongeons au creux d’abysses qui nous font frémir mais qui nous forgent ;
que nous explorons tous, sans doute, sans l’admettre ou le dévoiler. Et voilà
qu’on nous les peint. Qu’on nous les peint, sans nous les dépeindre. Qu’on nous
les écrit, sans nous les décrire. Qu’on nous les sublime en art littéraire. On
s’y retrouve et l’on s’y perd. Heureux lecteur qui reconnaît ses joies et ses
angoisses mises à nu et celées à la fois. Dans Singe savant tabassé par deux clowns, c’est bien le mystère de
notre existence qui est malaxé.
Compléments :
- Le site de Georges-Olivier Châteaureynaud
- Georges-Olivier Châteaureynaud sur Encres Vagabondes
- Georges-Olivier Châteaureynaud chez Zulma