vendredi 4 octobre 2013

Singe savant tabassé par deux clowns de Georges-Olivier Châteaureynaud



Singe savant tabassé par deux clowns, Georges-Olivier Châteaureynaud, Zulma poche, 240 pages, 3 octobre 2013.

Les éditions Zulma publient dans leur collection de poche en ce mois d’octobre 2013 – couverture couleur avec une pointe d’argenté, superbe – le recueil de Georges-Olivier Châteaureynaud Singe savant tabassé par deux clowns, qui avait obtenu la bourse Goncourt de la nouvelle en 2005. L’académie récompensait ainsi, à l’époque, un des plus talentueux et des plus ardents défenseurs de la nouvelle, inlassable conférencier et artisan du renouveau du genre en France. Voici donc la troisième « vie » de ces textes, après une première publication chez Grasset et un passage en Livre de poche. Relire ces nouvelles en 2013 procure un plaisir différent. Parce qu’entre temps, Châteaureynaud a publié le roman L’Autre Rive, et le récit autobiographique La Vie nous regarde passer. La lecture n’est plus anodine. Dans son article pour la revue Encres Vagabondes, à la sortie du recueil (2005), Serge Cabrol faisait allusion aux marges du réel et à des univers troublants : « Onze nouvelles qui nous emmènent aux marges du réel, dans des univers troublants où tout n’est plus tout à fait comme ici sans être totalement différent, où des personnages qui nous ressemblent sont confrontés à des situations qui les étonnent mais auxquelles ils peinent à échapper. Toutefois, nombreux sont ceux qui résistent, s’arc-boutent, et trouvent une issue. La fin des nouvelles n’est jamais prévisible ». Rien de plus juste. Ces personnages nous ressemblent, ils sont projetés dans un moment – quand ce n’est dans une vie entière – dont ils ne saisissent pas tous les ressorts. Ils agissent en somnambule, parfois en funambule, dansent sur le fil d’une existence proche du songe.
 
Dans Les Ormeaux, le narrateur découvre la ville et le monde, et plonge au fond de la mer pour prouver sa valeur, c’est-à-dire à la fois la vaillance de son cœur et sa place dans la société. Il y trouvera l’amour inaccessible. Dans Civils de plomb, on fait revenir les défunts, et ce qui aurait dû passer pour une fête, une bonne surprise, est une malédiction pire que la mort des aimés. Dans Écorcheville, on se suicide dans des machines ayant des airs de photomaton. Tout, dans Singe savant tabassé par deux clowns, nous pousse aux limites du raisonnement, si nous voulons raisonner, ou aux limites du rêve, si nous aimons rêver. Le rêve, oui. Pas forcément le cauchemar, son décalque désespérant. Le rêve dérangeant, qui nous bouscule.

Châteaureynaud est écrivain d’imagination. Une imagination toute personnelle, qui puise souvent au plus profond de l’intime transmuté. Dans son récit autobiographique La Vie nous regarde passer, il nous a livré quelques-uns de ses secrets d’enfance, sous la forme de l’ironie sincère, qui est sa « marque ». Dans La Vie… on apprend ainsi les tractations sans fin qu’a dû effectuer sa mère afin d’obtenir un logement décent, dans la France dévastée des années 50. Dans Les Ormeaux, le jeune narrateur déclare : « Et puis, un jour que maman se présentait comme chaque mois devant l’employé à la petite moustache, celui-ci, sans un mot, lui avait tendu une lettre et une clé. La lettre nous informait qu’il était fait droit à notre requête ». La lettre et la clé… Ne pas prendre le texte au pied de la lettre, mais y trouver la clé, voilà une des pistes pour la lecture de ce recueil. Dans chaque nouvelle se cache un secret. Un secret intime de l’auteur, fictionnalisé ; et un secret intime de chaque lecteur, dévoilé à bas bruit. La mort et le retour des morts ; les relations sociales et les classes qui vont avec ; le désir inassouvi envisagé comme véritable plaisir ; l’élan qui nous pousse et la peur qui nous freine ; l’incompréhension d’être au monde, et la joie d’être vivant malgré tout : ce sont là des motifs qui vont fouiller la psyché de chacun. L’art sert à cela. Les nouvelles – et tous les textes de Châteaureynaud – sont des œuvres d’artiste.

Pour qui a lu L’Autre Rive, ce grand roman publié en 2007, les nouvelles du recueil Singe savant… prennent une autre saveur. Dans L’Autre Rive, le jeune Benoît Brisé évolue dans la cité d’Écorcheville, sise sur les bords du Styx. Gorbius, Lenya Orbison, Bénigno, Gégé Carmona, Mme Occlo – personnages des nouvelles de ce recueil – jouent leur rôle, leur partition, dans le roman. D’autres avaient déjà éclos auparavant, dans d’autres recueils – Louise Jacaranda, par exemple. Il est rare, et terriblement réjouissant, pour le lecteur (la lectrice) d’assister au glissement d’une œuvre littéraire, presque en direct. Gorbius, Ménélos, Tata Lenya actrice dans le film La Marbre et la brume, et quelques autres, nous ne les retrouverons plus ailleurs – prenons le pari. Ce sont des personnages qui ont été élaborés sur des années, qui ont pris corps et chair. Dans Singe savant… nous assistons non à leur métamorphose, mais à l’éclosion de leur plénitude.

Que l’on ne s’y trompe pas : les nouvelles de ce recueil ne sont en rien des brouillons ou des esquisses (en 2005) des personnages du roman à venir (en 2007). La nouvelle, art délicat, fragile, broderie au petit point, est une pierre de touche. Les textes de ce recueil sont des merveilles de miniatures : chaque trait, chaque coup de pinceau, suppose un geste concerté, une phrase pensée, un mot soupesé. L’écriture de Châteaureynaud est ancrée dans la métaphore aveuglante : « On nous les extrait [= les morts] comme des dents, mettons, ou peut-être comme des tumeurs, mais cela ressemble aussi beaucoup à un accouchement, dans l’esprit » (Civils de plomb) ;  « Signez, et mourez comme bon vous semble ! Mieux encore, faites de votre fin une apothéose, une performance, dirait-on outre-Atlantique » (La Sensationnelle Attraction). Ou dans le renversement terrifiant, le décalage horrifique, de la plate réalité : on rencontre les Parques (Les Sœurs Ténèbres), on croit guérir dans un sanatorium quand on crève d’autre chose que de phtisie (Tigres adultes et petits chiens), on se perd dans un espace inexistant mais sensible (La Rue douce).

Pour lire Châteaureynaud – et ce recueil est une entrée formidable dans son œuvre – il faut accepter de perdre pied. Nous savons nager – ou pas. Nous avons confiance, cependant. Nous plongeons au creux d’abysses qui nous font frémir mais qui nous forgent ; que nous explorons tous, sans doute, sans l’admettre ou le dévoiler. Et voilà qu’on nous les peint. Qu’on nous les peint, sans nous les dépeindre. Qu’on nous les écrit, sans nous les décrire. Qu’on nous les sublime en art littéraire. On s’y retrouve et l’on s’y perd. Heureux lecteur qui reconnaît ses joies et ses angoisses mises à nu et celées à la fois. Dans Singe savant tabassé par deux clowns, c’est bien le mystère de notre existence qui est malaxé.
  
Compléments :