Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Œuvres, sous la direction de Jean Canavaggio, collaboration de Claude Allaigre, Jacques Ancet et Joseph Pérez, Gallimard, Pléiade, 11 octobre 2012, 1184 pages.
Sainte Thérèse, brûlez pour nous. Il y a peut-être quelque chose de dérangeant à apostropher ainsi un docteur de l’Eglise. N’allons pas trop vite, et pas trop loin. Teresa Sánchez de Cepeda Dávila y Ahumada (1515-1582), réformatrice du Carmel, est entrée dans l’imaginaire collectif, entre autres, grâce à la statue du Bernin, que l’on peut voir à Rome, à Santa Maria della Vittoria. Elle y est extatiquement torturée par une jouissance physique et mystique. L’amour brûle, embrase. Ainsi, Thérèse. Saint Jean de la Croix – Juan de Yepes Álvarez (1542-1591) – brûlez pour nous. Là encore, n’allons pas si vite. De La Nuit obscure à La Vive flamme de l’amour, l’éros et l’agapè se confondent parfois, mais nous ne pouvons rien comprendre avec nos réflexes modernes. En fin de compte, nous les lisons, Thérèse et Jean, avec ce que nous rassemblons de notre culture, et avec ce que nous sommes, des êtres du XXe et du XXIe siècles, petits lecteurs de petite transcendance. Les temps ont passé. Fui. Tourné, qui sait. C’est à Vladimir Jankélévitch que l’on doit la diffusion du « je ne sais quoi » – le « no sé qué » – qui nous a fait vibrer, dans une émission de Pivot. On entendait parler – reparler – de Jean de la Croix. Pour des raisons – sur des fondements – philosophiques.
Gallimard réunit en un même volume de la Pléiade ces deux mystiques inséparables, sous la direction de Jean Canavaggio, un de nos plus grands hispanistes.
Et si nous les lisions, ces deux mystiques, en lecteurs profanes ? Sans occulter la dimension spirituelle de leurs écrits, mais en intégrant cette dimension dans une lecture consciente – on n’ose écrire «décomplexée», tant cet adjectif est sujet à caution, actuellement – et culturelle, fondée et détachée. Nous savons d’où nous venons, et surtout si l’on est hispaniste. Le Carmel, c’est un ordre religieux, qui suppose l’enfermement, le renoncement, le don de soi pour les autres, dans une économie religieuse datée – et qui perdure, les petites sœurs dans leur couvent, dans leur cellule, encore aujourd’hui, pas tristes du tout, pas incarcérées, concernées par la vie moderne, votant, surfant sur le web, mais retirées, simplement retirées, pour être un peu plus « au monde », ne relèvent pas de la psychiatrie – qui ne nous interroge même plus. Mais Thérèse, la réformatrice de cet ordre, est-ce qu’elle nous interroge ? Peut-être. Sans doute. Lecture profane ? Elle est possible, cette lecture. Thérèse, c’est avant tout une nature. Une forte femme, « una mujer de pelo en pecho », comme dit Cervantès de Dulcinée, une femme de caractère, de tempérament, sûre de sa mission, concernée par le sort de ses sœurs. Thérèse est une femme qui marche, qui se plaint de devoir se déplacer, mais qui passe sa vie sur les routes. Elle va, de couvent en couvent, en plein siècle d’or, défendre l’orthodoxie du concile de Trente – soutenue en cela par Philippe II, parangon de la contre-réforme –, et prôner la pauvreté, la pénitence, l’oraison. Elle mènera ainsi la réforme de l’ordre du Carmel. Thérèse écrit comme une femme du peuple – soyons précis, les femmes du peuple, en ce temps-là, n’écrivent pas. Disons que Thérèse s’exprime avec le bon sens de son temps, avec la trempe de son tempérament, sans souci aucun de la bonne formule, de la «littérature», ni même parfois de la syntaxe – tout étudiant hispaniste ayant dû subir des séances de version classique se souvient d’avoir transpiré sur la traduction de subordonnées incompréhensibles, de tournures latines hispanisées, d’anacoluthes soudaines. Thérèse, elle est vivante, diablement vivante, et on la retrouve tout entière dans ses écrits. Elle râle, elle tempête, s’emporte, se reprend, se repent, et repart de plus belle. Elle est dans le monde, elle qui dit n’aspirer qu’à la retraite. Elle voit le monde, elle le cerne, le comprend. Il n’y a qu’à lire Le Livre des fondations pour s’en convaincre. C’est une voyageuse. Elle tient son journal.
Jean, il est différent. C’est un écrivain. Un poète. D’ailleurs, cette édition Pléiade nous le présente en version bilingue. Chez Jean de la Croix, c’est le texte qui importe. Il est poésie. Pas texte poétique, poésie. Et pour le traduire, il faut un poète. En l’occurrence, Jacques Ancet. La Noche oscura. Bon sang de bois, mais comment rendre compte en français, rendre, tout simplement, en français :
En una noche oscura
con ansias en amores inflamada
o dichosa ventura
salí sin ser notada
estando ya mi casa sosegada
« Une voix parle ici dans l’écrit. D’abord on ne l’entend pas. Parce qu’elle parle en silence. Parce que ce qu’elle dit n’est pas de l’ordre du sens mais d’une vibration qui fait tenir les mots ensemble, les syllabes, le moindre phonème, leur donnant ce mouvement comme d’un souffle qui les traverse. Cela commence par une plainte : a,a,a, avec cette multiplication de la voyelle a, soit sous sa forme accentuée, soit sous sa forme non accentuée » (1).
Avec Jean de la Croix, la lecture « profane » n’a aucun sens. On est dans la poésie vraie, pleine, datée par le fer de son temps, et traversant ce même temps, nous touchant ici et maintenant, à peu près universelle. La poésie comme transcendance.
Il est tentant de citer le passage attendu de Thérèse, « je voyais dans ses mains un long dard en or, dont la pointe de fer portait, je crois, un peu de feu… », mais ce serait réduire Thérèse à la mystique-plaisir – hystérie-jouissance – alors que l’ensemble de ses écrits va au-delà d’une lecture psychanalytico-voyeuriste. De même, il serait vain de réduire Jean à un bon poète, philosophico-pastoral, alors que sa poésie est véritablement création, dans son temps et hors du temps, dans la plénitude du dieu de son temps et dans l’universalité de l’âme, de notre âme, cette étincelle inaliénable, en chacun de nous, hors-tout. Jankélévitch avait vu juste, touché juste. Il y a, bien entendu, de la philosophie chez Jean. Mais avant tout, de la simple humanité. De l’humanité simple. Qui nous pousse vers le haut.
Ces deux-là, Thérèse et Jean, brûlent, ardents. Et nous atteignent.
(1) Jacques Ancet, Traduire la voix, in La Clé des Langues