mercredi 23 octobre 2013

Surprise 2 - Guillaume Musso

Quand un écrivain rencontre son héroïne


NB : cet article a été rédigé et publié une première fois, en mars 2011. Je ne change rien au texte, mais je signale dans les notes les liens qui ont disparu du web (hélas, dirais-je, car les propos – que je cite –  étaient succulents… Ces liens ont été rompus peu après la première mise en ligne de l’article). 

(Guillaume Musso) comparé à (Marc) Levy,
c’est quasiment du Victor Hugo
(même si, comparé à Hugo,
c’est bien du Levy)  - Pierre Jourde (1)
      

La Fille de papier (2) est le dernier opus en date de Guillaume Musso. En tête des ventes, ex-æquo ou à peu près avec les écureuils de Katherine Pancol. À chaque jour sa peine suffisant, nous ne nous pencherons que sur le premier best-seller. Et nous verrons bien dans quel état nous en sortirons. Il s'en murmure des choses, sur Musso. Il s'en hurle, aussi. On se pâme ou l'on trépigne. Nous commençons la lecture sans a priori, ou presque (avouons-le tout de même, nous partageons souvent les vues de Pierre Jourde).

Le titre résonne en écho à un autre titre : Une veuve de papier, de John Irving (3). C'est juste un écho, fugitif. Parce que le thème du roman de Musso n'est pas celui du roman d'Irving. Le thème du roman de Musso, on n'a pas pu y échapper, on a entendu les publicités à la radio, on a lu les résumés dans les journaux, on a vu les placards sur les kiosques... Bref, on sait que le personnage principal, un écrivain à la dérive, va se retrouver face à l'incarnation d'un de ses personnages féminins. On a déjà lu ça, sous la plume de l'Espagnol Miguel de Unamuno, par exemple, où la rencontre entre le créateur et le personnage - personnage masculin - donnait des pages magnifiques sur le libre-arbitre (4). L'écho devient sirène hurlante, surtout, si l'on songe au roman Le Cabinet noir de Peter Straub (5), roman dans lequel le personnage féminin de Willy débarque dans la vie de son créateur, l'écrivain Tim Underhill. 

Ouf ! Alors Musso, c'est ça ? La lecture en est épuisante. Le prologue, par exemple, qui se donne des airs de générique - voire de pré-générique : fausses coupures de presse avec titres en gras, points d'interrogation, d'exclamation, guillemets ; copies d'e-mails ; « entracte » de narration commençant par « vous avez certainement déjà vu cette vidéo... » (Qui ça « vous » ? Nous ? Lecteurs ?)

Le chapitre 1, sous l'égide-exergue de Pavese, s'ouvre sur trois lignes de dialogue et une ligne de narration, puis une indication pseudo-scénaristique : « Malibu - Comté de Los Angeles, Californie - Une maison sur la plage ». Le titre du chapitre étant « la maison sur l'océan », le décor est planté lourdement - bien que de manière allusive -, de façon redondante, pour ne pas dire pléonastique. On retrouve souvent ce dispositif (titre du chapitre - exergue - paragraphe - indications de lieu et parfois d'heure) dans le roman, sans que l'on puisse dégager la logique de son utilisation ou de sa non-utilisation. De la même façon, le passage d'une narration à la troisième personne à une narration à la première personne, s'il est explicable dans les scènes où le personnage principal, Tom Boyd, n'apparaît pas, est curieux dans les scènes où il est au cœur du récit. La fatigue provoquée par la lecture ne naît pas forcément du changement de narrateur. La fatigue naît de l'incompréhension de l'utilité de ce changement de narrateur.

Elle naît aussi, la fatigue, d'une typographie, d'un dispositif typographique, qui se veut, peut-être, moderne, ou ludique. Passons sur le prologue, dont nous avons déjà parlé. Au début du chapitre 6, page 59, trois lignes sont tout à coup imprimées dans une police qui rappelle les caractères des vieilles machines à écrire. Pages 76-77, 121-122, 173, 235-236, 247-249, 262, on trouve des passages en écriture manuscrite, écriture différente selon les scripteurs. Autre effet visuel : pages 85-86 la sonnerie insistante de la porte est rendue par un, puis deux, puis trois DRING tremblotés, alignés à droite, qui s'apparentent à de la typo de bande dessinée. Effet bande dessinée renforcé par les hurlements de Milo ou de Carole (pages 86-87 et 108) en gras, majuscule, non justifié, dans la typo d'Astérix. Le lecteur peine à comprendre l'utilité d'un tel artifice. Comme il peine à comprendre pourquoi, pages 192-193 et 328 les SMS apparaissent graphiquement dans la page tels qu'ils apparaissent sur l'écran d'un iPhone - on nous épargne tout de même la couleur d'arrière-plan. Ces « trucs » se veulent sans doute « modernes », rajoutent de la technologie contemporaine au bling-bling d'arrière-plan, ou de premier plan, et visent à créer, peut-on penser, un effet « cinéma », puisque visuel. La cerise trop confite sur ce gâteau au glaçage trop sucré étant les petites notes de musique flottant autour des paroles des chansons citées dans le texte, quand les personnages écoutent de la musique en voiture (pages 97 et 135). Remarquons que les paroles de chansons sont présentées plus sobrement lorsqu'elles sont entendues dans d'autres endroits - au restaurant, par exemple, page 212. Visiblement, l'ajout des petites notes de musique flottantes a donc été pensé. Pensée aussi la transposition graphique des bavardages de Billie, le personnage féminin : taille de la police s'amenuisant ligne à ligne jusqu'à l'illisibilité. Répétons-le : typographiquement, ou graphiquement tout court, la lecture de ce livre est épuisante.

Pour l'instant, nous n'avons pas encore parlé de ce que l'on y trouve, dans ce texte. Eh bien, ce qui frappe en premier lieu, c'est qu'on y trouve force mentions de marques, de noms de célébrités, d'écrivains, de peintres... Regardons de plus près. Nous en avons dressé la liste - à peu près complète, sous bénéfice d'inventaire :

Les marques et les enseignes : Vicodin, Valium, Xanax, Zoloft, Stilnox, Spago (restaurant), Anisette (restaurant), Ray-Ban (présision : Wayfarer), Bugatti (précision : Veyron Sang Noir), iPhone, amazon.com, facebook, twitter, Starbucks, Balmain, Burberry, sac Birkin (Hermès, non précisé, car allant de soi...), jean Notify, chaussures Louboutin, Super Glue, Dunhill (cigarettes), Dodge, Carte Platinium, montre IWC Schaffhausen (précision : modèle « la portugaise »), Mercedes, Ford (modèle Crown), Samsonite, google.maps, Chevrolet, Dom Pérignon, Rolls Royce, Harley (sans la mention Davidson), mouton-rothschild, Nokia, Lexus, Fiat (modèle 500), Mini Cooper, Corvette, 24 Market, Power book 540c, Aquafresh, Cristal Champagne, BlackBerry, château-latour (1982), Château-Margaux (1990), chemise Abercrombie, iPod, Plymouth (modèle Fleury), Clio (sans la mention du constructeur Renault), DS (sans la mention du constructeur Citroën), Ducati, Glock (précision : 22), Walmart, Volvo, People magazine, Vanity Fair, Variety, Le Parisien.

Les personnalités citées (6) :
Littérature : Dan Brown, Stieg Larsson, Proust, Harry Potter, Elie Wiesel, Platon, Stephen King, Maupassant, Nerval, Artaud, Virginia Woolf, Cesare Pavese, John Kennedy Toole, Hemingway, Dorothy Parker, Balzac, Truman Capote, Carlos Ruiz Zafón, Apollinaire, Jane Austen, Schopenhauer, Paulo Coelho, Soljenitsyne, Shakespeare, Malcom Lowry, Albert Camus, James Ellroy, Dickens, Stendhal, Tolstoï, Anna Karénine, Ariane et Solal, Sénèque, Georg Willem Friedrich Hegel, Jean-Paul Sartre, Umberto Eco, Voltaire, Verlaine, Racine, Oscar Wilde, Steinbeck, Salinger, Henry Higgins et Eliza Doolittle (deux personnages du Pygmalion de G. B. Shaw), Keats, Shelley, Faulkner, Scott Fitzgerald, Conan Doyle, Emily Dickinson.

Peinture, sculpture, photographie : Chagall, Camille Claudel, Nicolas de Staël, Robert Ryman, Magritte, Marie Laurencin, María Izquierdo, Rufino Tamayo, Peynet, Delacroix, Picasso, Andy Warhol, Richard Long, Doisneau.

Musique : John Lennon, Miles Davis, John Coltrane, Philipp Glass, les Rock Bottom Remainders (groupe de rock composé d'écrivains reconnus - Stephen King, Scott Turow,... cf. p.55), Nirvana, Red Hot Chili Pepers, Amy Winehouse, Lou Reed, Kurt Cobain, Ottis Redding, Mozart, Pete Doherty, Stan Getz, João Gilberto, Black Eyed Peas, Jean-Sébastien Bach, Rolling Stones, Bob Dylan, Sinatra, Carlos Santana, Enrique Iglesias, Elvis (non précisé : Presley), Martha Argerich, Chopin, Beethoven, Bono, REM, Dr Dre, Snoop Doggy Dog, Tupac, Prince, Sinéad O'Connor, Robbie Williams, James Blunt, Dean Martin, Anna Netrebko, Melody Gardot, Prokofiev, Norah Jones, Nina Simone, Jim Morrison, Léo Ferré.

Cinéma et Télévision : Keira Knightley, Adrian Brody, Spielberg, Malkovitch, Jack Nicholson, Michael Douglas, Marylin Monroe, John Cassavetes, Brangelina (Brad Pitt et Angelina Jolie), Brad Pitt, Jeff Bridges, Benicio del Toro, jardinier sexy de Desperate Housewives (non nommé), Betty Boop, Ava Gardner, Marlene Dietrich, Peter O'Toole, Dr House et Hugh Laurie, Robert Pattinson, Kristen Stewart, capitaine Kirk, inspecteur Colombo, Teresa Lisbon, Tim Burton, Truffaut, Quentin Tarantino, Martin Scorsese.

Autres : Madoff, Chapmann, Coronelli, Gandhi, Edgar Hoover, Ayrton Senna, Eisenhower, Kennedy, Les Dogers, les Yankees, Claudia Schiffer, Magic Johnson, Cristiano Ronaldo, Mike Tyson, Marie-Antoinette, Albert Einstein, Obama, le dalaï lama, Balanchine, Zinedine Zidane, Youri Djorkaeff, Rodney King, Reagan, Bush (non précisé : père), Kate Moss.

Avouons-le, cela fait tout de même beaucoup de monde. La recension, hors contexte (contexte ?) s'avère parfois savoureuse. On y trouve aussi bien Dan Brown que Sénèque, le dalaï lama que Cristiano Ronaldo, Marie-Antoinette que l'inspecteur Colombo. Mais soyons honnête, s'il y a beaucoup de monde, ce n'est que du beau linge. Autant de noms et de marques dans un texte de 378 pages relève de ce que nous appellerons, sans ironie, le style. Inutile de s'embêter à décrire un bellâtre quand il est si simple de dire qu'il a « un sourire Aquafresh » et une « barbe à la James Blunt ». Le lecteur visualise immédiatement l'image à partir de la publicité et du chanteur - et fait l'économie de l'imagination, puisqu'on lui sert les images toutes mâchées. L'écrivain, pour sa part, fait l'économie de l'imaginaire.

Les citations placées en exergue flattent le lecteur autant que l'écrivain. On trouve : Henry Miller, Margaret Atwood, Cesare Pavese (3 fois), Richard Brautigan, Jacques Brel, Emily Brontë, Alec Covin, Friedrich Nietzsche, Stephen King (2 fois), Lou Andreas-Salomé, Nancy Huston, un Anonyme, Tim Burton, Dylan Thomas, Quentin Tarantino, Serge Gainsbourg, Victor Hugo, Balzac, Randy Pausch (2 fois), Paul Morand, Victoria Ocampo, Octavio Paz, Dorothy Parker, Chuck Palahniuk, Stephan Zweig, Françoise Sagan (2 fois), Elsa Triolet, Romain Gary (2 fois), Martin Luther King, Harper Lee, Christian Bobin, Jerome K. Jerome, Marlene Dietrich, Milan Kundera (7). À nouveau, que du beau linge. Comment ne pas se sentir aspirés vers le haut par quelques noms prestigieux - Brontë, Einstein, Dylan Thomas, diable ! La citation anonyme « les amis sont les anges qui nous soulèvent lorsque nos ailes n'arrivent plus à se rappeler comment voler » semble sortir tout droit d'un carnet d'adolescente, ou d'une compilation en ligne. Si l'on tape la citation dans Google, on s'aperçoit que le moteur de recherche donne 1 050 000 résultats (c'est-à-dire le nombre de pages web dans lesquelles la citation apparaît). Parmi ces résultats, le site www.poesie-citation.fr. Mais nous ne faisons pas de procès d'intention, et ne suggérons même pas que les autres extraits cités en exergue sortent d'un dictionnaire des citations. Après tout, si autant de personnes connaissent la formulation « les amis sont les anges... » et l'utilisent dans leur blog, il est normal que Musso la connaisse aussi, l'ait connue aussi, et l'insère dans son roman, d'autant plus que son héros, écrivain, a écrit une trilogie dont le titre est La Compagnie des anges. Peut-être que tout se tient. Quoi qu'il en soit, cela a peu d'importance, et rejoint le même procédé, ou artifice, que les personnalités ou marques utilisées dans la narration : le lecteur doit se retrouver en terrain connu.

Ce « terrain connu » semble être celui du bling-bling, des people, des magazines en papier glacé. On n'a pas une montre, on arbore une IWC Schaffhausen (plus « classe » qu'une simple Rolex) ; on se déplace en Bugatti ; on ne va pas simplement au restaurant, on dîne chez Spago. Tout est à l'avenant, les chaussures, forcément, viennent de chez Louboutin ; on ne communique qu'avec des iPhone ou des BlackBerry. L'univers décrit est rassurant, jamais déstabilisant, parfaitement identifiable. Il en va de même pour les personnages, qui tous s'apparentent, de près ou de loin, à des personnages de séries : la flic latina, l'infirmière amoureuse du médecin marié, par exemple. La pianiste - elle s'appelle Aurore - qui a brisé le cœur du protagoniste est un subtil mélange d'Hélène Grimaud, de top modèle et de star du rock. Son nouveau compagnon, tennisman, a des allures de Rafael Nadal. Le décor n'est jamais planté par la description - on ne va pas s'embêter, là non plus, à décrire la plage de Malibu, car enfin, tout le monde connaît la série Alerte à Malibu -, d'ailleurs parfois il n'est pas planté du tout, le lecteur n'a que l'indication « Pacific Coast Highway - South Bay, L.A. - 2 heures de l'après-midi », comme dans un script. On pourrait remplacer « 2 heures de l'après-midi » par « extérieur jour ». Ce « terrain connu » qui ne nécessite ni digression descriptive ni précision psychologique est bien entendu basé sur le cliché. Dans ce livre, le lecteur n'apprend rien, il reconnaît. Ce qui rend la lecture aisée, rapide, rassurante. La littérature n'est pas faite pour rassurer le lecteur, elle se doit au contraire de le bousculer, nous semble-t-il. Mais tout cela n'est pas bien grave. La Fille de papier est un livre, disons même un roman. Rien ne prouve vraiment qu'il entre dans la catégorie « littérature ».

Tom Boyd, le personnage de Guillaume Musso, est donc écrivain. Dans le roman, il parle parfois de son travail, de la façon dont il élabore ses textes, des endroits où il les écrit. Ainsi, à la page 83, Tom Boyd explique-t-il : « pour être en totale empathie avec mes "héros", j'avais pris l'habitude d'écrire pour chacun d'eux une biographie détaillée d'une vingtaine de pages. [...] Les trois quarts de ces indications ne se retrouvaient pas dans la mouture finale du livre, mais cet exercice faisait partie du travail invisible qui permettait que se produise l'alchimie mystérieuse de l'écriture ». Ah ! L'alchimie mystérieuse de l'écriture ! Guillaume Musso possède un blog. Dans la rubrique « vos questions » (8), sous l'item « quelle est votre méthode de travail ? » on trouve cette réponse : « je travaille beaucoup sur les personnages en faisant des fiches biographiques très détaillées. Même si les trois quarts de ces renseignements ne se retrouveront pas dans le livre, j'ai besoin de connaître parfaitement mes personnages pour rentrer en empathie avec eux et pour qu'au cours du processus d'écriture se produise cette alchimie mystérieuse qui va faire naître l'émotion ». Outre que ce sont là les conseils (faire des fiches détaillées sur les personnages) donnés par nombre de manuels d'écriture scénaristique américains, on constatera que, pratiquement mot pour mot, le romancier place dans la bouche de son personnage les phrases de son blog. Deux explications possibles à cela : soit Guillaume Musso est réellement en « empathie » avec son personnage Tom Boyd, à un point tel que « l'alchimie mystérieuse de l'écriture » aboutit à l'écholalie ; soit lorsqu'il affirme dans la même page de son blog qu'il « travaille d'arrache-pied », il ment, au moins en ce qui concerne le passage cité plus haut, qui n'est qu'un copier/coller.

Restons un instant encore sur l'écrivain au travail. Dans la même page de son blog, à la question multiple « Avez-vous des habitudes d'écriture ? Où travaillez-vous ? Dans le silence ou en musique ? Sur ordinateur ou sur papier ? », Guillaume Musso répond : « J'essaie de travailler de partout : bureau, TGV, avion. J'ai d'ailleurs remarqué que beaucoup de mes idées me venaient dans les aéroports ou à l'étranger. Mais c'est vrai que le gros du travail d'écriture - celui qui fait mal - s'effectue souvent entre 22h et 3h du matin, lorsque la vie s'arrête autour de vous (9). J'écris mes chapitres les uns après les autres, sur ordinateur - toujours sur un Mac et avec un traitement de texte configuré d'une façon très précise - puis de longues corrections sur papier puis à nouveau sur ordinateur et ainsi de suite. Il y a autant d'aller-retour que nécessaire. Parfois, lorsque rien ne vient, j'achète un cahier d'écolier comme au bon vieux temps pour provoquer une déstabilisation, un électrochoc ». Passons sur la configuration très précise du traitement de texte, dont on se demande si elle tient seulement, comme chez tout un chacun, au calibrage de l'interlignage, des sauts de paragraphes, de la police et des marges, ou bien si elle procède d'un réglage savant et hermétique, réservé aux initiés, qui conduit à la « mystérieuse alchimie de l'écriture ». Tom Boyd, le personnage de Musso, a les mêmes habitudes que son créateur. On apprend page 44 qu'il écrit à l'ordinateur (10) ou sur des cahiers d'écolier, et qu'il peut travailler partout, à la terrasse d'un café ou « sur les sièges inconfortables des avions ». Ainsi, presque souterrainement, et pour qui se donne la peine d'aller lire le blog de Musso, le personnage de l'écrivain se confond-il avec l'écrivain lui-même. Dans le roman, Tom Boyd est le seul à ne pas être défini - on n'ose écrire « élaboré » _ à partir de modèles people ou artistiques. C'est qu'il est le clone, au moins dans sa façon de travailler et d'envisager ses textes, de l'auteur. Page 146, dans la chambre d'un motel mexicain, Tom Boyd trouve une traduction espagnole de son roman (11). « Je feuilletai [l'exemplaire] avec curiosité. La personne qui l'avait lu avait pris soin de souligner quelques phrases et d'annoter certaines pages. Je ne saurais dire si ce lecteur avait aimé ou détesté mon texte, mais en tout cas l'histoire ne l'avait pas laissé indifférent et c'est ce qui comptait le plus pour moi ». La satisfaction du personnage peut être mise en parallèle, là encore, avec les propos de l'auteur sur son blog : « En choisissant notre livre parmi beaucoup d'autres, le lecteur nous accorde sa confiance et le moins que l'on puisse faire est de ne pas le décevoir. [...] Le moment où l'écriture devient un plaisir, c'est à la fin, quand le livre est là et que les lecteurs viennent me dire qu'ils se sont reconnus dedans. Comme cette dame qui m'a envoyé un message pour me dire qu'elle a emmené le livre à son travail pour le lire pendant sa pause, ou cette lycéenne qui m'a avoué qu'elle ne lisait jamais mais que mon livre, elle l'avait fini en cachette en classe ».

À présent, intéressons-nous à l'histoire. Que raconte La Fille de papier ? L'intrigue tourne autour de quatre personnages : Tom Boyd, l'écrivain ; Milo Lombardo, son agent ; Carole Alvarez, flic au LAPD, arrivée aux États-Unis de son Salvador natal à l'âge de neuf ans ; Billie Donelly, infirmière, personnage de Tom Boyd. Tom, Milo et Carole sont amis d'enfance, ils habitaient le même quartier difficile, et ont eu une jeunesse chaotique : Milo a fait de la prison, Carole était violée par son beau-père, Tom a tué le beau-père de Carole sans être inquiété - le meurtre ayant eu lieu pendant les émeutes de Los Angeles, on n'a pas poussé l'enquête. Tom a fait fortune en publiant La Compagnie des anges, le roman qu'il avait inventé et qu'il racontait à Carole pour la réconforter, durant leur adolescence. L'éditeur de Tom décide de sortir une édition spéciale du roman, un tirage de luxe, mais les 100 000 exemplaires sont défectueux : à partir de la page 266, il n'y a que des feuillets blancs. Le texte s'arrête au beau milieu des supplications de Billie, « Je t'en supplie ! hurla-t-elle en tombant », sans ponctuation. C'est l'explication de l'apparition de Billie dans la vie réelle de Tom : « c'est chez vous [= chez Tom] que je suis tombée ». Au moment de l'apparition de Billie, Tom est dans une mauvaise passe, bien plus mauvaise encore que ce qu'il croyait. La femme qu'il aimait, la pianiste Aurore Valancourt, l'a laissé tomber pour un tennisman. Tom, désespéré, ne peut plus écrire, et peaufine sa déprime avec des cocktails de médicaments. Pour couronner le tout, l'affaire Madoff a ruiné l'écrivain, à son insu : son ami et agent Milo Lombardo a fait de mauvais placements, les caisses sont vides, les huissiers ne vont pas tarder.

Voilà pour la trame. Ne boudons pas notre plaisir, il y a de très bonnes idées dans ce livre. Citons-en deux : Billie tombe malade. Page 217 on peut lire : « Avec douleur, elle régurgita une pâte épaisse et visqueuse avant de s'écrouler sur le sol. Mais ce que je voyais n'était pas du vomi. C'était de l'encre ». Le chapitre 24 se termine sur ces phrases, et c'est assez réussi. Il faut dire que jusque là, c'est-à-dire un peu plus de la moitié du roman, Billie n'a pas été traitée littérairement selon son « statut » de personnage fantastique. Rien ne la différencie, dans son attitude, dans ses dialogues, d'une jeune femme réelle. Et Tom, le personnage de Tom, la traite également comme une jeune femme réelle. L'action est menée sous l'angle de la comédie, avec chamailleries, péripéties sur la route, scènes sentimentales, sans que le motif fantastique soit véritablement exploité, ou tout au moins sans que la supercherie - car il s'agit d'une supercherie, Billie est une jeune femme bien réelle qui a été embauchée pour que Tom se remette à écrire et comble ainsi ses déficits - fasse du lecteur un complice et du personnage de Tom une victime candide. Imaginer que la jeune femme vomisse de l'encre, ça c'était une jolie trouvaille. La deuxième bonne idée du roman que nous signalerons, c'est l'utilisation des feuillets vierges de l'édition défectueuse. Il ne reste qu'un exemplaire en circulation, les 99 999 autres ont été détruits par l'éditeur. Cet exemplaire fait le tour du monde, au vrai sens du terme, il passe entre les mains de différentes personnes, est trouvé dans une poubelle, revendu sur Internet, oublié dans un avion, laissé volontairement sur une étagère de brasserie, jeté dans la Seine... Les personnes qui l'ont en main utilisent les feuilles vierges pour y écrire des recettes de cuisine, pour y coller des photos. Le périple effectué par l'unique exemplaire rescapé est traité en parallèle avec le séjour en hôpital de Billie - la jeune femme a vomi de la fausse encre, mais souffre d'une maladie cardiaque bien réelle, et sa vie est en jeu.

La confrontation personnage/créateur, dans le roman de Musso, se résume à un scénario de mauvais téléfilm. Comme nous l'avons vu plus haut, les artifices de la narration plongent le lecteur dans une ambiance bling-bling et superficielle qui ne provoque aucune émotion. Le chapitre 35, à cet égard, est assez exemplaire : sur sept pages et demie, on y trouve neuf scènes différentes, bien délimitées par des étoiles ou des indications du genre « Hôpital Marie-Curie - 8h 10 ». L'écriture cinématographique a ses limites. Dans ce chapitre, on passe de l'hôpital aux quais de Seine, pour revenir à l'hôpital puis aux quais de Seine, pour ensuite, sous la mention « Puis les jours défilèrent... » faire un tour à l'hôpital pour prendre des nouvelles de Billie, retrouver Milo fouinant chez les bouquinistes, atterrir dans un atelier monastique, revenir à l'hôpital, et voir Tom mettre le point final à son roman. Un tel traitement de l'intrigue laisse peu de place à l'élaboration de la phrase. On n'en est plus à s'occuper des subordonnées, ni même, paradoxalement, du rythme. On fait dans l'efficace, ou plutôt dans l'utile : « De retour au quartier général de la Brigade fluviale, le lieutenant Capella s'occupa de vider la vedette avant de passer au nettoyeur haute pression. Il récupéra l'enveloppe à bulles gorgée d'eau comme une éponge. Elle contenait un livre en anglais qui semblait dans un sale état. Il était sur le point de le balancer dans la benne à ordures lorsque, se ravisant, il décida finalement de le déposer sur le quai ».

Nous n'avons pas parlé de l'écriture elle-même, si ce n'est pour mentionner le passage étrange d'un narrateur à l'autre, lorsque Tom est au centre du récit. Le roman est écrit au passé, dans une alternance rigoureuse de passé simple et d'imparfait. L'imparfait du subjonctif est évincé au profit du présent du subjonctif, comme il est de règle presque uniformément dans la littérature contemporaine de langue française. On notera toutefois deux résurgences archaïques pages 52-53 : « bien qu'il refusât de l'admettre » et « faisant mentir le principe qui voulait que l'on ne quittât pas la Mara ». Quelques scènes du roman sont des flashbacks, pour garder la terminologie cinématographique. Ces scènes-là sont écrites au présent, preuve que l'auteur s'est posé la question de la temporalité, et de l'effet de style. Dans un téléfilm, on peut raisonnablement penser que les scènes au présent seraient tournées en noir et blanc, pour le même effet de style. Du point de vue de l'expression, on regrettera de trouver page 138 « ma confrère » (qui ne peut être qu'une coquille) et page 142 « bon an mal an notre guimbarde nous mena jusqu'à l'immense poste-frontière qui permettait de passer à Tijuana » (même dans une « gimbarde », il ne faut tout de même pas des années pour se rendre de San Diego à la frontière mexicaine). Quelques précisions inutiles auraient pu être évitées : « Le nom de l'hôtel - La Puerta del Paraíso - promettait une porte donnant sur le Paradis », et les indications de vitesse auraient pu respecter les normes américaines (12).

Quant au style lui-même, il évite soigneusement tout recours à la métaphore. On décrit les actions, peu les sentiments, encore moins les paysages. La narration tient du constat. La métaphore, on le sait, différencie le texte littéraire du simple rapport, qu'il soit de police ou de stage. « Quand dans un article consacré à Flaubert, Proust écrit : "Je crois que la métaphore seule peut donner au style une sorte d'éternité" _ il faut à mon sens entendre que l'éternité est un style, c'est-à-dire une vision cohérente et exprimée dans une langue d'une cohérence renouvelée du réel, et que ce style a pour moyen et instrument la métaphore » (13). On cherchera vainement chez Musso une « cohérence renouvelée du réel ». Si l'intrigue a des allures fantastiques - mais on ne va pas au bout de l'idée, Billie est bel et bien de chair, c'est une femme, et non un personnage de roman intégré dans un roman - la réalité décrite et écrite est platement réelle, indiscutablement réelle, abominablement réelle. C'est le règne du cliché, du raccourci people. Même pas du clinquant. Du pur et simple bling-bling.

 *
   
2 Guillaume Musso, La Fille de papier, XO Éditions, 2010.
3 John Irving, Une veuve de papier (A widow of one year), Traduction de Josée Kamoun, Seuil, 2000.
4 Dans le roman de l'Espagnol Miguel de Unamuno, Niebla, paru en 1914, le personnage Augusto Pérez vient demander des comptes à son créateur Unamuno lui-même.
5 Peter Straub, Le Cabinet noir (In the night room), traduction de Michel Pagel, Plon, 2007.
6 Les noms sont compilés tels qu'apparaissant dans le texte, avec ou sans le prénom. Les personnages fictifs sont traités comme des personnalités. L'indication entre parenthèses concernant les personnages de Shaw est donnée dans le roman en note de bas de page. Idem pour le groupe de rock Les Rock Bottom Remainders.
7 Exergues au début du roman et en tête du prologue et des trente-neuf chapitres. Le chapitre 9, intitulé « épaule tatoo »ne comporte pas d'exergue, Musso n'a pas cédé à la facilité de citer les paroles de la chanson d'Etienne Daho.
8 http://www.guillaumemusso.com/-Vos-questions- (NB : lien rompu. Le site de G. Musso a été remanié).
9 Il semblerait que les réponses du blog servent non seulement de base à l'écriture du roman, mais aussi de réservoir pour la campagne publicitaire. Ces propos sont repris pratiquement mot pour mot dans les spots radio, qui tous sont centrés sur la personnalité de Musso, et non sur la teneur du roman lui-même.
10 Plus loin, on apprend que le premier ordinateur de Tom Boyd était un Power book 540c, offert par son amie Carole.
11 Il trouve également dans la chambre un exemplaire en espagnol de L'Ombre du vent, de Carlos Ruiz Zafón, preuve, s'il en était besoin, que les livres de Tom Boyd ont autant de succès que ceux de l'auteur espagnol, et se hissent à leur hauteur.
12 « 170 km/h dans une zone limitée à 90 », p. 128.
13 Jean Blot, Le Roman, poésie de la prose, Champion, 2010, p. 48-49.