Steve Tesich, Karoo, traduit de l'anglais (USA) par Anne Wicke, éditions Monsieur Toussaint Louverture, février 2012. 608 pages.
« L’ouvrage ne mesure que 140 mm de largeur sur 195 mm de hauteur. Pourtant, la chute qu’il raconte est vertigineuse ». Voilà ce que l’on peut lire à la toute dernière page du livre, alors que l’on vient de dévorer les 607 pages précédentes. Et l’on est, c’est vrai, groggy, de cette chute, de ce vertige. Le roman s’intitule Karoo. Il s’agit là du nom du narrateur, Saul Karoo. Mais l’achevé d’imprimé, décidément source d’enseignements, nous dit aussi que « karoo », en langage khoïkhoï, signifie « le pays de la soif ». Saul Karoo n’a pas seulement soif. Il cherche l’ivresse, qui le fuit. Il a beau descendre cocktail sur cocktail, gin sur gin, ou, variante intéressante, bordeaux sur champagne, rien ne l’enivre. Sa seule issue est de feindre d’être soûl. Mais il reste lucide face au monde qui l’entoure, et cynique. Désenchanté.
Saul Karoo est script-doctor : son métier consiste à améliorer les scénarios écrits par d’autres. Nous sommes dans le milieu du cinéma, des producteurs. L’argent coule à flots. Karoo et sa femme Dianah n’arrivent pas à mener à terme leur divorce. Le fils qu’ils ont adopté, Billy, souffre du détachement de son père à son égard, mais Karoo ne sait pas s’y prendre, ne veut pas s’y prendre, avec ce jeune homme d’une vingtaine d’années. Il le fuit, comme il fuit toute intimité. Il a besoin d’entendre sonner sa conversation comme un dialogue. Au restaurant, par exemple, lorsqu’il discute avec Dianah, les personnes de la table d’à côté suivent leur conversation, deviennent un public, et Karoo en est conscient, analyse leurs réactions, analyse les gestes et le ton de la voix de sa femme comme il le ferait d’une actrice. Mais cette attitude ne relève pas vraiment de la « représentation ». Karoo n’est pas un expansif, un de ces types qui veulent absolument qu’on les regarde, qu’on les admire. Au contraire. Il joue et regarde jouer, par déformation professionnelle peut-être. Par panique, sans doute, d’être mis à nu.
Saul Karoo avait juré de ne plus jamais retravailler avec le producteur Cromwell, qu’il hait. Mais il accepte cependant de modifier pour lui le dernier film d’un grand réalisateur, Houseman, qui va mourir. Ce dernier film en date sera bien son dernier. En le visionnant tel qu’Houseman l’a monté, Karoo est bouleversé, car ce film est un chef d’œuvre. Il va donc accepter de démolir ce chef d’œuvre, d’en faire un « néant », comme il dit. Dans une scène du film d’Houseman, Karoo identifie un rire : la jeune femme qui joue la serveuse, une toute petite scène dans le film, est la mère biologique de Billy, son fils adoptif. Elle avait quatorze ans à sa naissance, a voulu parler aux parents adoptifs, et c’est Karoo qui lui a répondu au téléphone, qui l’a rassurée en lui affirmant que son enfant serait élevé dans une famille « pétée de thunes ». Un seul coup de fil, à vingt ans de distance, et Karoo reconnaît le rire de Leïla Millar. Il va chercher à la rencontrer, ils vont vivre une histoire d’amour.
Voilà pour la trame. Pour le début de la trame. La suite du roman est une spirale implacable.
Steve Tesich était scénariste. Dans Karoo, il marie la rigueur du scénario à l’ampleur de l’écriture romanesque. L’écriture de scénario est un art, et une technique. Par exemple, l’apparition d’un personnage n’est jamais gratuite. Tout est utile, calibré. Les scénaristes se basent en général sur une ou plusieurs des trente-six situations dramatiques définies par Polti en 1916 mais ici, nous ne pouvons détailler celles que Tesich a utilisées, car nous dévoilerions un des intérêts du roman. La base scénaristique du roman devient évidente une fois la lecture achevée. Une des forces du livre, c’est justement d’avoir construit la trame à partir d’un savoir-faire technique, et de le faire oublier. Steve Tesich était également romancier, et quel romancier ! Il y a dans Karoo un souffle littéraire – remarquablement rendu par la traduction d’Anne Wicke. Il y a dans Karoo une manière particulière d’utiliser la tragédie, le mythe, de faire référence à Flaubert et à Dostoïevski…
Dans l’écriture et dans le décor, nous sommes bien aux USA : limousines, beaux appartements de New-York, suites d’hôtels de Los Angeles…. Mais dans l’histoire, nous sommes à Thèbes, à Troie et à Ithaque. Nous sommes au cœur même des fondements, des fondations, de notre culture et de nos références communes. Lorsque Cromwell s’exclame à propos du malheur qui frappe Karoo « “c’est une tragédie américaine, voilà ce que c’est”, d’un ton qui laissait entendre qu’il y avait naturellement quelque chose de plus tragique dans les tragédies américaines que dans les autres », il se trompe. Le producteur hollywoodien envisage les événements selon le seul angle nord-américain égocentré, alors que Saul, le scénariste, sait bien que les tragédies puisent leur source chez les Grecs. Lui, Saul, envisage un autre point de vue : « Je ne savais pas s’ils l’avaient remarqué ou pas, mais, comme nous traversions le parking de l’hôtel, je leur ai montré le ciel et j’ai dit, en me tournant d’abord vers Leïla puis vers Billy : “mais regardez donc ce ciel !” ». Lui, il sait qu’ils marchent sous le regard des dieux.
Plaza de toros de Ronda |
La chute que raconte le roman est vertigineuse, nous signale le colophon. Elle est vertigineuse dramatiquement et psychologiquement, et elle est soulignée, mise en relief, dans l’écriture. Chute. Vertige. Vortex. Le roman est bâti en cinq parties intitulées New-York, Los Angeles, Sotogrande, Pittsburgh, Ici et là. Cinq parties qui suggèrent un itinéraire américain, avec l’incursion centrale en Espagne. Cette partie, la plus courte – une trentaine de pages – décide de la chute. À partir de là, on ne suit plus un itinéraire, on « s’abime » : « cela ne m’aidait absolument pas de me dire, alors que j’attendais cet appel de Ronda, que mon scénario catastrophe était bien trop convenu et bien trop improbable pour pouvoir un jour se produire dans la vraie vie. C’était cette impossibilité même qui m’inquiétait. Parce que tout était possible ». Ronda est une ville d’Espagne, connue pour abriter les plus anciennes arènes du pays. Mais Ronda, nous ne la visitons pas, dans le roman, et Saul Karoo ne s’y rend pas. Ce sont Leïla et Billy qui vont la visiter, tandis que Saul reste à Sotogrande. Cette ville a sans doute été choisie pour la connotation de son nom. Ronda, c’est le rond, le cercle, à partir duquel s’élabore la spirale. Spirale descendante. Base du vortex. À partir de l’épisode non détaillé de Ronda, tout « s’enroule » : on regarde défiler les bagages sur un carrousel, dans un aéroport : « Chez un Dante des temps modernes, me dis-je, le carrousel à bagages serait l’un des cercles de l’Enfer. Et, pendant qu’il tournerait, les damnés passeraient l’éternité à attendre des bagages qui ne viendraient jamais ». On décide de partir en excursion puis on fait demi-tour. On tourne autour d’une conversation qui n’aboutit pas, d’aveux qui ne seront pas prononcés. On esquive, on louvoie. On s’enfonce. La sensation de vertige naît également du va-et-vient entre savoir et ignorance : ce que devine le lecteur et que le personnage ignore ; ce que sait le lecteur et que le personnage veut ignorer ; ce que savent le lecteur et le personnage principal et que les autres personnages ignorent… La lecture achevée, le lecteur ne peut éviter de s’interroger à propos de cela, prolongeant ainsi la sensation de vertige.
Dans la cinquième partie, on change de narrateur, on passe de la première à la troisième personne. La voix de Saul Karoo n’a plus à se faire entendre, car ce n’est plus lui qui tire les ficelles, qui déroule son scénario. La narration extérieure ôte tout cynisme au propos. Saul ne se regarde plus agir, ne se commente plus. Les dernières pages nous renvoient à un Ulysse intergalactique soumis à l’hubris et cherchant Dieu (avec majuscule). Une manière, sans doute, de renouer avec la notion même de péché – et non plus seulement de fatum. La scène finale, terrible, terriblement imagée, mêle dans un même symbolisme la merde et le sang. Les liens du sang. Des liens de merde. Peut-être. Que l’on évacue. Et dont on meurt.