mardi 20 septembre 2022

Clara lit Proust de Stéphane Carlier

Stéphane Carlier, Clara lit Proust, éd. Gallimard, septembre 2022, 192 p.


Voilà un roman très réussi, à côté duquel j’ai bien failli passer. Mais un, puis deux, puis trois articles publiés par des critiques à qui je fais confiance m’ont persuadée, finalement, de m’y plonger. Bien m’en a pris. Clara lit Proust est une petite merveille de finesse, d’observation et de sensibilité. 

Qui est Clara ? Une coiffeuse de vingt-trois ans qui travaille dans un salon vieillot de Saône et Loire. L’ambiance rappelle celle de Vénus Beauté (institut), le film de Tonie Marshall. Il y a Jacqueline la patronne, Clara, et Nolwenn, une employée un peu godiche. Parfois, un certain Patrick, mal fagoté mais très bon coiffeur, vient en renfort. La salon, mal situé dans une rue très peu fréquentée, ne vit que grâce à des clientes fidèles, qui vieillissent. Clara partage sa vie avec un pompier de vingt-cinq ans, très joli garçon, que les parents de Clara adorent. Les dimanches se passent en famille, repas traditionnel et promenade de rigueur. Clara s’ennuie un peu. S’ennuie avec ses parents, s’ennuie avec son compagnon. Mais elle ne se l’avoue pas vraiment.

Et puis, un jour, un type de passage vient se faire couper les cheveux au salon. En repartant, il oublie un livre de poche sur la tablette, et Clara, sans vraiment comprendre pourquoi, cache le bouquin dans le tiroir des brosses et des ciseaux, puis le glisse dans son sac et le rapporte chez elle. Elle ne l’ouvrira que quelques mois plus tard, dans un moment de désœuvrement. Au début, elle n’y comprend pas grand-chose. Et puis elle rentre dans le texte. C’est le premier tome de La Recherche. Désormais, Proust fait partie de sa vie.

Clara lit Proust est un roman allègre, souvent humoristique, qui se lit d’une traite. Stéphane Carlier ne se moque jamais de ses personnages. Au contraire, il leur donne une humanité d’évidence, les rend très attachants. Les « seconds rôles » sont travaillés sans caricature. Et puis il y a Clara. La découverte de Proust la conduit à l’émancipation. Et l’intérêt principal du roman tient à la précision exemplaire de ce que la lecture de Proust peut provoquer en tout lecteur. Tous les proustiens en ont fait l’expérience : lorsqu’on nous interroge sur le pourquoi de notre admiration, voire de notre addiction à l’œuvre proustienne, nous avons du mal à l’exprimer. Stéphane Carlier, via le personnage de Clara, y parvient. Clara, quand elle découvre l’épisode de la madeleine, comprend les implications de la scène autant qu’elle les ressent. Remontent en elle des souvenirs de classe, des odeurs d’herbe tondue. Clara, lorsqu’elle se sent un peu désorientée parce que son beau pompier l’a quittée, trouve un vrai réconfort dans Le Côté de Guermantes, au point de penser qu’il faut d’offrir ce texte à toutes les filles qui se sont fait larguer. Proust la sauve d’une vie tracée d’avance, lui permet d’ouvrir ses ailes. Et, parce qu’elle est généreuse, vivante au-delà de tout, Clara sort d’une condition sociale figée pour « lire Proust », à voix haute, pour les autres.

Clara lit Proust est un roman à déguster et à offrir, en particulier à des amis qui ne lisent pas, ou peu. Et l’on pourra joindre en cadeau au roman de Stéphane Carlier le premier tome de La Recherche. Car qui n’aurait pas envie d’aller se frotter à l’œuvre proustienne après avoir découvert Clara ? 

*

Extrait :

« - Clara, je voudrais vous parler.

- Tout va bien, Jacqueline ?

- Oui, oui, c’est juste… C’est Mme Lopez. Elle vient d’appeler pour prendre rendez-vous et elle a demandé à être coiffée par Nolwenn.

- Nolwenn ? Mais c’est moi qui la coiffe, Mme Lopez.

- C’est pour ça que je vous en parle. Je pense qu’elle n’était pas satisfaite, la dernière fois.

- Je lui ai fait la même chose que d’habitude, la dernière fois.

- C’est pas une histoire de coiffure. La dernière fois, je vous ai entendu lui raconter l’histoire d’un type qui boit un thé qui l’envoie dans son passé. »