mardi 27 septembre 2022

Les Gens de Bilbao naissent où ils veulent de Maria Larrea

Maria Larrea, Les Gens de Bilbao naissent où ils veulent, éd. Grasset, 17 août 2022, 224 p.

« Los de Bilbao nacen donde les da la gana », dit le proverbe basque espagnol qui donne son titre au premier roman de Maria Larrea. Proverbe et titre surprenants, car enfin, quand il s’agit de naître, on ne choisit pas le lieu. En revanche, les parents peuvent, eux, choisir le lieu de naissance de leur enfant. Par exemple, Victoria et Julián Larrea, émigrés espagnols installés à Paris, ont décidé, en 1979, que leur enfant naîtrait à Bilbao, sur les terres du père. C’est l’histoire que l’on raconte à la petite Maria, qui s’en contente. Qui comprend, même. Mais cette histoire-là…

Cette histoire-là remonte bien avant la venue au monde de Maria. L’autrice revient, dans une première partie, sur une histoire familiale galicienne et basque : des grands-mères à la vie rude qui confient leurs nouveau-nés à des institutions religieuses ; une mère à peu près analphabète mais belle comme un cœur, petite boniche qui ne rêve que d’épouser un beau marin ; un père élevé chez des Jésuites pédophiles qui fume et boit du vin dès sa plus « tendre » enfance, et ne rêve que de s’enfuir sur les mers. Ces deux-là – Victoria et Julián – vont se trouver, se marier, et émigrer, fuyant un pays invivable, rêvant de tenir une loge dans un beau quartier parisien. Cette histoire-là, narrée sur le mode presque naturaliste, n’était le ton alerte et moderne employé par Maria Larrea, est connue. C’est celle, peu ou prou, de tous les immigrés espagnols des années 60-70. La petite Maria grandit dans un appartement-recoin du théâtre de la Michodière, où son père est gardien. Sa mère fait ce qu’elle faisait en Espagne : des ménages. 

Deux personnages, en creux, vont décider du destin de la narratrice : Arnaud Desplechin, croisé dans la rue, qui conseillera à Maria de s’inscrire à la FEMIS, et Alejandro Jodorowsky, qui chaque semaine tire les tarots dans un bistro parisien. Maria est fascinée par Jodo, et par la voie-voix du tarot. Elle va consulter une tarologue, tire huit lames, et sa vie bascule. Toute la première partie du roman – ou du récit – est chamboulée par la révélation sortie du tirage. Elle n’est pas la fille de ses parents. Elle n’est peut-être pas fille unique. Stupeur. S’ensuit alors une quête, qui prendra plus de dix années. Qui est-elle ? D’où vient-elle ? Pourquoi vit-elle cette vie ? N’était-elle pas promise à une vie autre ? 

Il y a, dans ce roman marquant, quelque chose de l’émotion du film argentin La Historia Oficial de Luis Puenzo. On se souvient de l’argument de ce film magistral, Oscar du meilleur film étranger en 1986 et Prix d’interprétation féminine à Cannes en 1985 pour Norma Aleandro : les enfants adoptés sous la dictature militaire. Dans l’œuvre cinématographique, c’est la mère qui remonte le cours de l’histoire de sa fille Gaby. Dans Les Gens de Bilbao naissent où ils veulent c’est sur l’enfant elle-même que tombe la révélation. Même si l’enfant a grandi, et qu’elle apprend à vingt-sept ans, par le détour magique des tarots, sa véritable histoire, qui n’a rien de l’histoire officielle qu’on lui a servie jusqu’alors. Quoi qu’il en soit, il s’agit toujours d’une histoire de dictature, ici en arrière-plan. Franco est mort en 1975, et Maria naît le 2 novembre 1979. Mais le pays bouge lentement, et ne deviendra vraiment moderne, et démocratique, qu’après le coup d’état manqué du 23 février 1981. Dans l’intervalle, l’Espagne reste un pays sous emprise psychologique et politique, un pays à l’administration archaïque et corrompue où il semble normal de feindre une grossesse et de falsifier des papiers officiels pour obtenir un enfant lorsqu’on est stérile. 

Ce qui frappe, à la lecture de Les Gens de Bilbao naissent où ils veulent, c’est, par contre-coup, la modernité. Maria Larrea vit une jeunesse balisée par la drogue et les avortements, elle se marie d’abord à Las Vegas pour ensuite officialiser l’union en France, devient mère à son tour, tout en remontant son histoire personnelle via internet, Facebook et Linkedin. Elle découvre ainsi qu’elle a plus d’une mère, et plus d’une fratrie. Le lecteur, lui, est plongé au cœur d’un vortex narratif très bien mené, où l’émotion naît tout autant du fond que de la forme : un fond universel et intemporel – qui suis-je ? – et une forme allègre, énergique. 

On appréciera l’évocation très juste de l’Espagne septentrionale – « ce sud qui est un nord » – et celle de la condition des immigrés espagnols. Maria Larrea sait faire transparaître le réalisme sensible de sa quête d’identité et l’affection indéfectible d’une enfant pour ses parents.