dimanche 9 octobre 2022

Annie Ernaux, prix Nobel de littérature 2022

Petit texte de réflexion – le prix Nobel de littérature et la salle C306


Commencer par penser, jeudi dernier à 13:00, alors que je sortais de la salle C306 après deux heures de cours banales et sans éclat, que j’étais contente qu’une femme française ait été distinguée par les jurés Nobel. La France, terre de littérature. Une femme, enfin. Me souvenir que j’avais pleuré d’émotion à l’annonce du Nobel décerné à Modiano, alors que je sortais également de la salle C306 après deux heures de cours, peut-être moins banales et menées avec plus d’éclat. Monter dans la voiture, rentrer à la maison pour avaler un truc sur le pouce avant de retourner au bahut, et continuer à penser. Ernaux ? Aïe. Quelques bribes de souvenirs d’interventions politiques, soudain, comme une aigreur d’estomac. Je n’ai plus faim. Je me raisonne. Différencier l’homme – la femme – de l’œuvre, et tout ça. Je n’ai toujours pas faim, et il faut que j’aille bosser, mes étudiants m’attendent.  Retour en C306, distribution des sujets de DS – tiens, ça tombe bien, le sujet porte sur l’analyse des pubs institutionnelles sur l’incitation à la lecture – et pendant que tout ce joli et gentil monde planche en soupirant, penser à nouveau.

J’ai peu lu Annie Ernaux. Quelques livres, pas tous. Je m’y suis beaucoup ennuyée, et j’ai soudain compris pourquoi, là, dans cette salle silencieuse où planchaient les étudiants. Je ne m’y suis pas ennuyée à cause de la cocotte-minute dont on fait des gorges chaudes, et de tout cet attirail générationnel qui se veut constat sociologique, je m’y suis ennuyée parce que rien, rien, dans le peu de ce que j’avais lu d’elle, ne faisait appel à mon imagination, à ma capacité de me fondre dans un texte, à mon envie de comprendre l’univers, voire la psyché, d’un écrivain. Ce n’est pas qu’une question de style. Que l’on choisisse l’écriture blanche ne me gêne en rien – même si je préfère la métaphore. C’est une question, peut-être, de posture. Ernaux et moi, c’est la nuit et le jour. Ernaux explique que pour écrire ses textes, elle se met en position de retrouver les sensations de l’époque. Et là, je sursaute. A quoi bon vieillir, si c’est pour ne pas prendre en compte le fait qu’on a vieilli ? Ernaux, c’est la stagnation du passé. Et ça, je ne peux pas l’entendre. C’est ma posture. 

On a dit, ici et là, qu’il y avait un lien entre Ernaux et Proust, cette volonté de retrouver le passé. C’est, il me semble, passer un peu vite sur la dimension du Temps retrouvé… Il y a un monde entre donner à voir sa vie comme un constat sociétal et donner à voir le monde comme une arche, comme une cohérence. Les bourdieuseries, en littérature, me laissent de glace.  Et puis, j’ai pensé à deux autres autrices françaises : Christine Angot et Marie-Hélène Lafon, qui n’ont jamais été en lice pour le Nobel, je le concède. Christine Angot a su – et continue de savoir ! – travailler son histoire en travaillant sa phrase. Le souffle d’Angot, sa prosodie, en disent aussi long sur la vérité vraie ressentie que sur le constat social. Quant à Marie-Hélène Lafon, elle aussi veut « venger sa race », même si elle ne le dira jamais en ces termes. Toute son œuvre est bâtie sur l’émancipation sociale et la culpabilité qui en découle. Et là aussi, c’est dans la prosodie que tout se joue et se dit.

Et donc, le Nobel pour Annie Ernaux, femme de lettres française, ok. C’est bien, ça donne à voir et à lire. Je conserve tout de même intacte la sensation des larmes sur mes joues à l’annonce du Nobel pour Modiano, et j’oublierai bien vite ce cours un peu raté de jeudi dernier suivi de l’annonce du Nobel pour Ernaux. A part ça, mais je sais bien que le Nobel n’est pas fait pour ça, j’aurais aimé que le prix aille à un écrivain de l’imaginaire – Murakami ? King ? – ou à JCO, merveilleuse chroniste des temps américains et analyste hors-pair de nos psychés occidentales contemporaines.