mercredi 5 octobre 2022

Quand l’arbre tombe d’Oriane Jeancourt Galignani

Oriane Jeancourt Galignani, Quand l’arbre tombe, éd. Grasset, coll. Le Courage, 24 août 2022, 200 p.


Une fille regarde son père. Elle se nomme Zélie et son père, Paul, l’a appelée pour lui dire que les arbres, dans le parc de sa propriété du val de Loire, tombaient. Sur un élan qu’elle ne s’explique pas vraiment, Zélie décide de partir tout de suite rejoindre son père sur ses terres, de laisser ses deux enfants aux bons soins de son compagnon, et de ne pas participer à un concert – elle est musicienne. Elle déclare partir pour deux jours. Le séjour sera légèrement plus long. Oriane Jeancourt Galignani signe ici un roman sur la vieillesse, les plaies et secrets de famille, sur fond de métaphore de tempêtes et d’obstination à entretenir un parc qui survive à l’existence de son propriétaire.

Le père, Paul, n’est plus ce qu’il était. Durant l’enfance de Zélie, il était puissant, évoluant dans les sphères économiques, rédigeant des articles sur les vertus du capitalisme, vêtu de costumes impeccables, fleurant l’eau de Cologne. Retiré dans son domaine de Chandelle, il est devenu un roi Lear oublieux de sa gloire passée, obnubilé par les arbres qui tombent dans son parc. Les arbres morts ne s’effondrent pas, ils s’appuient sur les troncs et les frondaisons encore vives, et la canopée frémit. Le père et la fille s’emploient à dégager les arbres morts qui refusent de tomber, ils les dégagent, les tronçonnent, les ébarbent. 

Toute la dimension de la vieillesse est incluse dans cette entreprise de déboisement. Paul, le père, peine à manier la tronçonneuse, et sa fille le regarde sans intervenir, soucieuse mais consciente de ne pas rabaisser ce vieil homme déjà tombé, ou sur le point de tomber, lui aussi. Il n’y voit presque plus, elle imagine des membres tranchés, des flots de sang. Il y a, dans le roman, une tragédie familiale, la mort du frère de Zélie. Remontent les souvenirs d’avant le drame, durant la tempête de 1999 qui avait, déjà, détruit le parc. Une discussion entre le fils et le père :

« - L’orgueil de la puissance perdue, c’est ça le mal de Lear. Il n’y en a pas d’autre. Sa folie, à l’origine de la tragédie, c’est de se croire éternellement puissant.

Paul avait haussé le ton, mais crois-tu que quelqu’un puisse renoncer à ce qu’il a été ? »

Le motif que déploie le roman d’Oriane Jeancourt Galignani repose tout entier sur cette conversation. Peut-on renoncer à ce qu’on a été ? Et peut-on accepter que nos parents – ici nos pères – acceptent de renoncer à ce qu’ils ont été ? La question est abyssale, ontologique, éminemment sensible :

« [Paul] se concentrait aujourd’hui pour distinguer la lumière et l’ombre, […] se réfugiait dans les bois, et ne parlait plus qu’aux arbres. Leur racontait-il ce projet de société qui l’avait porté toute son existence, cet avenir radieux qu’aucune révélation n’avait su abolir, ni crises financières, ni scandales de corruption… »

Quand un arbre tombe, on l’entend. Quand la forêt pousse, pas un bruit. Oriane Jeancourt Galignani tourne autour de ce proverbe pour bâtir un roman magnifique sur les non-dits et les rattrapages familiaux. Il n’est pas question ici de chênes qu’on abat, mais d’arbres qui tombent d’eux-mêmes, métaphoriquement. Quand l’arbre tombe est pour moi une vraie lecture coup de cœur, un roman d’une sensibilité humaine au plus haut point, porté par une écriture précise, évocatrice, formidable. A lire absolument.