180 jours, Isabelle
Sorente, Lattès, 2013.
Au commencement du septième
jour, Luc Lang, Stock, 2016.
Notre place dans le troupeau
Il y a sans doute une magie
des nombres, qui échappe au comptage strict de l’arithmétique, et s’ancre dans
l’imaginaire. Borges considérait que 44 était le nombre de l’infini. 180 semble
être le nombre fantasmatique des rapports entre l’homme et l’animal. Tout au
moins dans deux romans récents : 180 jours d’Isabelle Sorente (Lattès, 2013) et Au commencement du septième jour de Luc Lang (Stock, août 2016). On
remarquera que, bien avant d'entrer dans le vif du sujet de ces deux romans
(vif du sujet passablement différent…), la numération est active dans les
titres.
180, c’est le nombre de
jours, chez Isabelle Sorente, nécessaire à la « fabrication » d’un
porc charcutier, de sa naissance à son abattage. 180, chez Luc Lang, c’est le
nombre limite des têtes d’un troupeau de brebis :
« Attends, frérot, je t’arrête. Pourquoi je dépasse pas les 180 bêtes ? D’après toi ?
J’imagine qu’au-delà, tu changes d’échelle, tu contrôles plus la population […]
T’y es pas. Je dépasse pas, parce que, au-delà, je peux plus les connaître : leur nom, leur caractère, leurs habitudes… déjà, 180, c’est très limite. M’en fous d’en avoir plus. »
Les brebis de Jean, le
berger du roman de Luc Lang, sont libres et vont à l’estive. Ce sont des animaux
du grand air pyrénéen. Les porcs d’Isabelle Sorente sont une masse
indifférenciée – à l’exception notable d’une truie à laquelle on a donné un
nom, que l’on a baptisée – qui n’acquièrent de valeur que par leur TEMPS, quand
chez Luc Lang les bêtes sont différenciées par leur caractère et leur
individualité, leur ÊTRE. Il n’empêche, dans la masse ou dans la
différenciation, on retombe sur le chiffre magique de 180. Ce n’est qu’un
constat.
Dans le roman d’Isabelle
Sorente, le nombre de porcs de l’usine à viande est mis en parallèle avec le
nombre d’habitants de la ville où se situe ladite usine : 15 000 porcs
dans la porcherie, 15 000 habitants dans la ville. Chez Sorente, nous sommes
voués à l’abattoir.
Pourtant, les motifs de
comptage se rejoignent, sans se recouper. Dans 180 jours, on lit que « un
homme ne peut pas retenir plus de vies qu’une vie d’homme », c’est-à-dire
80, ou à peu près. 80 ans, 80 noms retenus. Dans Au commencement du septième jour, on est dans un autre rapport
arithmétique. Le berger pyrénéen est capable d’individualiser 180 brebis – 180
caractères, ou personnalités – différentes. Mais individualiser, et donc
différencier, ne conduit pas forcément au souvenir gardé de chaque individu. On
dit « individu » pour une brebis de troupeau, même libre à
l’estive ?
Pour toutes sortes de
raisons, je ne parlerai pas en cette rentrée littéraire du roman Règne animal de Jean-Baptiste del Amo,
qui lui aussi parle de l’élevage des cochons. La trajectoire de ses éleveurs
est plus comptable du temps historique, économique et social que du temps
humain et sensible qui occupe, à l’évidence, Sorente et Lang.
Je m’émerveille de ces
rapprochements arithmétiques, qui n’ont rien à voir avec la statistique. Le
nombre 180, même s’il n’est pas employé sur la même base, résonne en écho, de l’estive
pyrénéenne où œuvre un berger cachant un secret de famille, à la réflexion d’un
employé d’usine où la matériau à façonner de manière industrielle devient chair
à considérer.
180 : c’est du temps,
dans un roman, et peut-être de l’espace, dans l’autre. L’espace de l’individualisation.
Le temps compté aux bêtes promises à l’abattoir. Curieuse coïncidence du temps et
de l’espace dans ces deux romans, sur laquelle plane notre propre conscience d’être
mortels, et notre désir d’être reconnus. Ou tout au moins pris en compte. Dans
le troupeau.