Amélie Nothomb, le
crime du comte Neville,
Albin Michel, août 2015, 144 pages.
Comment ne pas tuer sa fille
La petite dernière du comte
Neville a 17 ans et se prénomme Sérieuse. Son frère Oreste et sa sœur Electre
sont des êtres solaires, bien dans leur tête et dans leur corps. Mais Sérieuse
est taciturne, comme éteinte. Elle veut dormir au fond des bois pour éprouver
le froid véritable. Déprime adolescente ou mal plus profond ? Sérieuse
demande à son père de la tuer. Non parce qu’en toute bonne logique on aurait dû
la prénommer Iphigénie, mais à cause de la prédiction d’une voyante : il
est écrit que le comte Henri Neville doit tuer quelqu’un lors de la prochaine
réception qu’il donnera en son château du Pluvier. Et puisqu’il faut que
quelqu’un meure, Sérieuse se porte candidate :
« - Tue-moi, papa. Tu ferais une bonne action. […] Il faut que je meure. Il le faut. […] Il serait mille fois plus juste que ce soit toi qui me tues ». (p. 80).
Le nouveau roman d’Amélie
Nothomb est un conte, inspiré d’Oscar Wilde. Un conte qui se déroule en
Belgique, dans le tout petit milieu de l’aristocratie. Les Neville sont nobles
et sans le sou depuis quelques générations. Ils se sont saignés pour préserver
leur château et donner des réceptions. Ils ne mangent pas à leur faim, mais
cela n’a pas d’importance. Ce sont des hôtes magnifiques et généreux qui
sacrifient aux codes de leur caste.
« Au sein de l’espèce humaine, Henri considérait les invités comme des élus. L’invité était celui que l’on espérait et attendait chez soi depuis toujours, dont la venue était préparée avec une attention extrême ». (p. 33)
Les Neville sont
sympathiques et déjantés, Nothomb ne dresse en aucun cas un portrait à charge
de l’aristocratie. Ses personnages sont attachants, préoccupés, mais soumis à
des impératifs qui les dépassent et auxquels il n’est jamais question de se
dérober. Même au bord du gouffre financier, on tient son rang, et on le tient avec
aisance, avec joie.
« [Neville] embrassait, faisait le baisemain, éclatait d’un rire chaleureux, admirait les robes, se réjouissait d’une guérison, saluait le succès d’un projet, déplorait un poignet foulé, s’extasiait sur la croissance des enfants. Il était l’hôte absolu, solaire, il avait fait cela toute sa vie ». (p. 125)
La prédiction de la voyante
n’est pas mise en doute, quelqu’un doit mourir par sa main lors de la réception,
donc le comte Neville passe en revue la liste des invités, et tente d’arrêter
son choix sur l’un d’eux. Jusqu’à ce que sa fille se propose comme victime.
Le propre du conte, c’est
d’aller jusqu’au bout de la logique. Après, tout de même, une longue discussion
aussi serrée que tragi-comique, le père accepte la demande de sa fille. Mais
voilà, un spectacle a été prévu lors de la garden-party, une cantatrice vient
chanter des lieder de Schubert. Et la musique de Schubert, il n’y a rien de tel
pour vous bouleverser, et vous faire vous sentir vivante (1). Sérieuse a désormais
envie de vivre. Pour que l’histoire soit bouclée, une mort surviendra
effectivement, une sorte de meurtre au champagne.
Ce court roman n’est pas
qu’une pétillante comédie réussie. Amélie Nothomb s’amuse à la fois avec la noblesse belge et ses souvenirs
d’enfance – dans la vidéo de présentation de son roman, sur le site des
éditions Albin-Michel, elle avoue avoir souvent eu envie de tuer les invités des
trop fréquentes réceptions que donnait son père, ambassadeur. Mais avec le
personnage de Sérieuse elle creuse le mystère des filles à
l’adolescence. Les prénoms de la tragédie sont contrebalancés par l’absurde et
le comique. La tragédie, cependant, rôde, « retournée » par la
pirouette finale.
Ce très bon roman, à la
fois léger et grave, se dévore d’une traite.
*
(1) Souvenons-nous du film Trop
belle pour toi, de Bertrand Blier, sorti en 1989. Extrait du
dialogue :
Père : Qu’est-ce que
c’est que cette musique ?
Fils : Un impromptu de
Schubert.
Père : C’est toi qui
as acheté ça ?
Fils : Euh… oui !
Père : Pour quoi
faire ?
Fils : Comment ça pour
quoi faire ?
Père : T’as très bien
entendu ! Je te demande pour quoi faire !
Mère : Mais enfin
l’engueule pas ! C’est son prof de musique. Il a un exposé à faire sur
Schubert.
Père : Un
exposé ?
Fils : Oui, un exposé.
Sa vie, son œuvre, son influence…
Père : Oui, mais moi
elle me bouleverse, cette musique !
La scène se déroule lors
d’un repas de famille. Plus tard, plus loin dans le film, dans le même décor,
on entend à nouveau l’Impromptu de Schubert, et le père, exaspéré,
hurle : « Il est pas encore fini ton exposé ? ». Le père
est incarné par Gérard Depardieu, amoureux d’une secrétaire intérimaire
apparemment sans charme. La musique de Schubert devient insupportable. Trop
belle pour lui, le trop sensible.