Daniel G. Siver et Vlad
Eisinger ont suivi les mêmes études à l’université de Columbia. Le premier a
publié quelques romans, dont un seul a eu un peu de succès, tandis que le
second s’est orienté vers le journalisme. Ils se sont perdus de vue et renouent
des années plus tard, par mail. Leurs échanges sont souvent acides, et portent
autant sur la littérature et l’écriture – ils avaient, l’un comme l’autre,
l’ambition d’écrire LE grand roman américain – que sur les lois de l’économie. Leurs
retrouvailles – épistolaires – ont pour fil rouge l’enquête que Vlad publie, au
fil des semaines, dans le Wall Street
Tribune. Le sujet de cette enquête est le life settlement :
« En l’espace d’un quart de siècle, le life settlement – la
pratique consistant à racheter une police d’assurance-vie à son souscripteur en
pariant sur le décès de celui-ci – s’est forgé une place dans les portefeuilles
des investisseurs.
A-t-il pour autant fait la preuve de son utilité économique ?
Autrement dit, participe-t-il à l’accroissement du bien-être
général ? »
Cette pratique a débuté dans
les premières années SIDA, lorsque les malades, certains qu’ils ne
réchapperaient pas d’une maladie nouvelle pour laquelle n’existait encore aucun
traitement, ont vendu leur police à des investisseurs qui continuaient à payer
les primes jusqu’à leur décès. L’enquête de Vlad Eisinger s’est effectuée dans
un lotissement de Floride, nommé Destin Terrace, une de ces copropriétés
protégées et autarciques hors de prix, où vit à présent Dan Siver. La bulle
immobilière est passée par là, les prix ont dégringolé, Dan a quitté New-York
et s’est installé en Floride aux décès de ses parents, car s’installer dans
leur maison de Destin était plus rentable que de vendre à perte son héritage.
La communauté de Destin
Terrace est donc passée au double-crible de l’écriture journalistique de Vlad
et du journal, presque intime, du romancier Dan. A chaque article publié par le
journaliste, circonstancié, calibré selon les normes d’un lexique et d’une
grammaire propres à la presse, mouliné par les services juridiques du Wall Street Tribune, Dan répond par une
vision empathique et humaine, voire humaniste. Il faut dire que lui vit aux
côtés des personnes de chair et de sang qui, dans l’enquête publiée par Vlad, ne
sont que les spécimens emblématiques du phénomène économique décrit et analysé.
Le va-et-vient entre l’écriture journalistique et l’écriture empathique – pour
le dire vite, entre l’énonciation de faits vérifiés et la vision à la première
personne – donne une image globale non diffractée, et complémentaire. Les
échanges de mails mettent en lumière, parfois en sous-entendu, parfois en
éclats colériques, la différence d’approche des deux anciens condisciples.
Les messages de Dan et Vlad
se terminent invariablement par une énigme à résoudre : l’anagramme d’un
écrivain à élucider. Vivian Darkbloom est Vladimir Nabokov, Ramona Merlin
Norman Mailer, Mark Stober Bram Stoker, etc. Ce jeu permet non seulement
d’avoir accès aux admirations ou détestations des deux amis, mais de résoudre
aussi, pour peu que le lecteur y prenne garde, l’étrange relation qui les lie…
On sait qu’Antoine Bello
s’intéresse à la falsification et la fabrication des légendes. Son cycle des
« falsificateurs » (Les
Falsificateurs, Les Eclaireurs, Les Producteurs) en est, à la parution du
roman qui nous intéresse ici, aux deux tiers de sa publication. Dans ce Roman américain, Dan s’applique à
inventer un lien de parenté entre Broch et Perutz : à partir de la simple incursion
dans les notices Wikipédia, il en arrive à créer de toutes pièces un quatuor de
chercheurs en littérature autrichienne, jusqu’à être contacté par une
universitaire réelle, qui veut s’approprier, pour ses publications et sa
carrière, les « découvertes » qu’il a inventées. Nous éloignons-nous
radicalement du life settlement ?
Ce n’est pas si sûr. La loi américaine, qui privilégie l’économique sur
l’humain – et qui donc, paradoxalement, laisse l’humain encore vivant libre de
disposer de son capital-décès – participe, d’une certaine façon, de la
falsification. On est au-delà de la rente viagère, plus près sans doute d’une
manipulation à la Gogol, sur des âmes pré-mortes, en sursis, considérées comme
des capitaux à gérer. L’un des voisins de Dan, courtier en life settlement, euphémise les décès en « maturité ».
Capital prêt à être cueilli. La falsification Broch/Perutz à laquelle se livre
Dan tient de la plaisanterie de potache, mais à y regarder de plus près, c’est
un ordre du monde qui est remis en question. Comme la manipulation sur
l’assurance-vie. Où l’histoire littéraire rejoint l’économique…
En août 2016, pour la rentrée littéraire, Antoine Bello publie un roman intitulé Ada. Ada est une AI (Intelligence Artificielle) capable de rédiger
– on n’ose écrire « écrire » – des romans sentimentaux. Dans Roman américain, le même motif est
abordé, sous l’angle de la nécrologie, bien sûr, assurance-vie et
« maturité » obligent. Ray Wiggin, un des habitants de Destin Terrace,
a mis au point un logiciel capable de rédiger une notice nécrologique
circonstanciée, sur trois modes : factuel, lyrique et sentimental. La
mécanisation de la rédaction, dans Roman
américain comme dans Ada, conduit
à des textes acceptables, où l’utilisation de la machine est presque
indécelable. Là encore, il s’agit de falsification. Ou de tromperie sur la
marchandise. Ou d’entourloupe.
Peut-être qu’Antoine Bello
considère que la réalité en est une, d’entourloupe. Et qu’il traque le vrai en
dévoilant les stratagèmes du faux. Sans doute nous incite-t-il à la vigilance,
non sur ce que l’on nous dit, mais sur ce que l’on fait de nous. Derrière ce « on »
impersonnel et indéfini, vaguement anxiogène mais communément accepté, que se
cache-t-il ? Les romans d’Antoine Bello ouvrent sur des interrogations
éthiques, contemporaines et universelles.
Le Roman américain promis par le titre sera écrit à quatre mains – ou
à moins, si l’on a résolu l’anagramme. Une manière, peut-être, de concilier, dans la résolution, le journal empathique et l’observation factuelle d’une
société. Une façon de définir le roman américain, à la Tom Wolfe, peut-être.